STANLEY KUBRICK - ORANGE MECANIQUE (1971)


A history of violence ?

« Orange mécanique » restera comme le film sulfureux de Kubrick. Plus encore que « Lolita ». Qui avait eu la chance de sortir à une époque où l’on ne parlait guère de pédophilie et de détournement de mineurs. Kubrick avec « Orange mécanique » a mis les pieds dans le plat. Et pas qu’un peu. Il a même sauté à pieds joints dans la soupe du conformisme bourgeois bien-pensant. Résultat des courses : un film encore interdit aux moins de dix-huit ans dans certains pays, et qui a du être retiré de l’affiche pendant vingt cinq ans en Angleterre, suite à des menaces de mort reçues par Kubrick, et après une série de crimes, dont un meurtre, calqués sur des scènes du film.


Le film arrive après « 2001 … » ce qui n’est pas rien, tant l’odyssée spatiale et spéciale a traumatisé tous ceux qui l’ont vu (et n’ont rien compris, mais sont restés scotchés à vie par ce montage hors-norme de musique et d’images, dont on cherchera encore la signification ou le sens caché quand tous les monolithes noirs seront réduits en poussière d’étoiles …). L’incompréhension et les malentendus vont se poursuivre avec « Orange mécanique », où majorité du public et censeurs officiels n’y verront que ce qui n’y est pas …
Le projet du film vient de la lecture du livre récent du même nom (« Clockword orange » en V.O.) de l’écrivain  anglais Anthony Burgess. Un bouquin d’après les dires de Kubrick (mais est-ce vrai ?) acheté dans son édition américaine expurgée du dernier chapitre. Et comme le film sera assez fidèle au bouquin, le final que Burgess estime tronqué vaudra aux deux hommes d’entretenir des relations tumultueuses, faites de brouilles, embrouilles et réconciliations. Aux origines de l’adaptation, un nom revient, celui de Mick Jagger. Mais l’histoire n’est pas claire, et les bonus de la version BluRay sont contradictoires. D’après Malcolm McDowell, c’est Jagger qui aurait acheté les droits du livre, mais il n’explique pas comment Kubrick les a récupérés. D’après d’autres témoignages de proches de Kubrick ou de critiques, Jagger était envisagé pour le rôle d’Alex et le restant des Stones pour jouer la bande des Droogs. Un choix qui s’est révélé impossible dès que la production a commencé à aligner des chiffres et consulté les disponibilités des uns et des autres.
Cette piste-là abandonnée, Kubrick contacte le jeune (enfin, presque trente ans, son personnage est beaucoup plus jeune) McDowell, remarqué pour son premier rôle (dans tous les sens du terme) dans « If … » de Lindsey Anderson. Bonne pioche (et risquée, McDowell est de toutes les scènes du film qui repose donc essentiellement sur ses épaules), ce quasi-inconnu va faire une prestation hallucinante, bien dans la lignée de ces acteurs « dangereux » (Klaus Kinski, Rutger Hauer) des années 70. C’est lui qui va demander à être réellement camisolé dans les séquences « médicales » de cinéma, et qui finira par se blesser à la cornée en se débattant pour essayer de se soustraire aux écarteurs de paupières et aux lavages au collyre. C’est lui qui aura l’idée de la danse et du chant de « Singin’ in the rain » sur la scène mythique de l’agression de l’écrivain et du viol de sa femme après cinq jours (le perfectionnisme maniaque de Kubrick !) de prises jugées quelconques par son metteur en scène. Alors oui, McDowell-Alex par son interprétation tire tout le reste du casting vers la démesure.
Mais rien à côté du traitement de l’histoire par Kubrick. A partir d’un scénario ultra-violent, l’Américain exilé en Angleterre aurait pu accoucher d’une fresque sanglante à la Peckinpah , qui après « La Horde Sauvage » venait de sortir « Straw Dogs ». Deux immenses films, certes, mais Kubrick ne fait jamais rien comme les autres. Kubrick (on ne dira jamais assez, que techniquement parlant c’est un des plus grands, voire le plus grand manieur de caméra de tous les temps) va chorégraphier la violence comme personne ne l’avait jamais fait, du moins en Europe ( les premiers films des frères Shaw à Hong-Kong ont du servir de source d’inspiration, notamment dans la baston du théâtre entre les Droogs et une bande rivale, et le « phénomène » Bruce Lee va bientôt débarquer sur les écrans). Ne pas croire pour autant que « Orange mécanique » a quelque chose à voir avec les films d’arts martiaux. Les scènes violentes se concentrent sur la première demi-heure (hormis les « retrouvailles » d’un  Alex sorti de prison avec ses anciens copains), et encore ont été édulcorées par rapport au bouquin de Burgess (les deux filles, apparemment majeures et consentantes rencontrées dans le magasin de disques et qui occasionnent une partie de « va-et-vient » à trois filmée en accéléré, sont dans le livre âgées de dix ans et droguées par Alex avant d’être violées), mais ont suffisamment traumatisé les spectateurs à l’époque pour que l’on y réduise le film. Un argument trop facile qui éclipse tout le reste.
« Orange mécanique » tient beaucoup plus de la comédie (« musclée » si on veut) et de la satire caricaturale féroce d’une société en voie de bigbrotherisation qui veut à tout prix enfermer tout le monde (et en particulier la jeunesse) dans un même moule consensuel. Quelques politiques anglais ne s’y sont pas trompés (même si l’histoire se passe dans le futur, il est criant que c’est bien de l’Angleterre qu’il s’agit), qui ont fait du lobbying pour « assassiner » le film et le faire interdire (c’est finalement la Warner qui anticipera, sur la demande d’un Kubrick qui commence à flipper devant les menaces et les campagnes de presse téléguidées contre lui, et qui retirera le film de l’affiche). D’ailleurs Kubrick a toujours qualifié son film de « fable ».
Tout dans ce film est outré, démesuré, et a beaucoup plus à voir par le jeu, les mimiques exagérées des acteurs et la surenchère scénaristique (en ce sens « Orange mécanique » est assez proche d’un « Dr Folamour ») avec les cartoons d’un Tex Avery qu’avec le cinéma politico-social d’un Ken Loach. La transposition dans le futur permet tous les excès, et Kubrick s’en est donné à cœur-joie, mettant toute l’équipe du film à contribution, demandant à chacun d’apporter sa pierre délirante à l’édifice. L’anecdote veut qu’un script ait même été donné au gardien du plateau de tournage, que l’unique faux-cil d’Alex soit réellement celui de la costumière qui a eu l’idée de ce maquillage devenu légendaire, …
« Orange mécanique » est un choc visuel et esthétique (d’entrée le décor du bar-siège social des Troogs, avec ses tables en forme de femmes nues, l’écrabouillage de tête d’une femme par un godemiché géant, les costumes d’escrimeurs en chapeau melon de la bande, leur sorte de Batmobile, l’architecture ringardo-futuriste des immeubles et appartements, …). C’est un choc auditif, avec la retranscription du vocabulaire très particulier plein de néologismes des Troogs. L’utilisation de la musique est aussi très particulière, consistant en un détournement de tous les codes qui y sont attachés. L’essentiel est composé de musique classique, et notamment de Beethoven dont Alex est un immense fan. Kubrick extirpe cette musique des salons cossus et bourgeois où elle était confinée (ce qui en soi constitue quasiment un blasphème) pour en faire la bande-son des virées sauvages d’Alex et sa troupe. La plupart de ces titres sont parasités par les bécanes électroniques (les premiers Moog) du transsexuel Walter-Wendy Carlos, et clin d’œil malicieux, on voit dans un magasin de disques la B.O de « 2001 … » à côté du « Meddle » de Pink Floyd (le groupe avait refusé à Kubrick d’utiliser le titre « Echoes »). Cette omniprésence de musique classique renforce l’effet de ballet des scènes de violence, qui tiennent plus de la chorégraphie que de la baston.
Quelle morale retirer de cette fable ? L’histoire est simple. Alex, leader d’une bande de jeunes ultraviolente, se fait serrer par les keufs, et se voit proposer un traitement de substitution à sa peine de prison, en gros un lavage de cerveau, destiné à effacer toutes ses pulsions et en faire un modèle d’adaptation sociale. Dans le bouquin de Burgess, Alex rentre dans le rang. La fin tronquée (volontairement ou pas) de l’adaptation de Kubrick se termine par une scène dans laquelle un Alex hospitalisé est nourri comme un oisillon au nid (scène fabuleuse) par le Ministre de L’Intérieur qui lui propose un « arrangement ». Kubrick laisse l’épilogue en suspens : le système réussit-il toujours à faire marcher droit tous ses canards boîteux, ou bien Alex avec son cerveau remis fraîchement d’aplomb dans la « norme » joue t-il à son tour les manipulateurs ? Avec bien d’autres thématiques corollaires évoquées : la vision de la violence (les séances de « cinéma ») engendre t-elle la violence ou est-elle une thérapie ? Le déterminisme social (les parents d’Alex sont des travailleurs anglais moyens, caricaturalement excentriques, mais des Anglais moyens quand même) est-il un facteur conditionnant ? Quel est le rôle des élites (intellectuelles notamment) face à un système qui lobotomise (au propre ou au figuré) ses sujets (la vengeance-loi du talion par l’écrivain devenu paralytique) ?
Là où l’on n’a voulu voir qu’apologie de la violence, Kubrick fait un réquisitoire caustique contre l’évolution de nos sociétés dictée par les classes dirigeantes, en dynamitant à grands coups de scènes, de situations et de mimiques cocasses beaucoup d’idées reçues et communément admises.
Pour moi, « Orange mécanique », c’est juste une des plus grandes comédies portées à l’écran. Et qui appuie juste très fort là où cela (nous) fait vraiment très mal …


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