Parce que quand paraît ce « Livin’ for
you » fin 73, ça commence à sentir le sapin pour la soul music, qui après
la lente transmutation à partir du blues, du rhythm’n’blues et de la pop et une
apogée dans la seconde moitié des sixties, commence à passer de mode. Les
figures légendaires sont mortes (Sam Cooke, Otis Redding), ne sont plus que
l’ombre d’elles-mêmes (qui peut citer un 33T d’Aretha Franklin des
70’s ?), ont fait évoluer le genre, allant vers des sonorités moins
rauques, moins exubérantes, plus soyeuses (Gaye, Wonder, Mayfield, Hayes, …).
Les grands labels historiques du genre (Stax, Atlantic, voire Tamla Motown) ne
publient plus de singles, d’albums et d’artistes soul majeurs, du côté de
Philadelphie, on enrôle des armadas de violonistes pour ce qui deviendra le
sous-genre soul baptisé Philly Sound, et un peu partout les grosses séquences
rythmiques pré-disco pointent leur tchac-poum métronomique.
En fait, c’est dans la terre des rednecks, là où est
né le rock’n’roll que la soul résiste. Plus particulièrement à Memphis, où est
basé le label Hi Records de Willie Mitchell, un patron qui met la main à la
pâte, puisque auteur, compositeur, arrangeur et producteur des artistes du
label. La grosse affaire de Hi Records, c’est Al Green. Une voix de velours et
une image de séducteur à la Marvin Gaye, et quelqu’un qui sait écrire des
chansons d’amour langoureuses. Le duo Mitchell – Green, lentement mais
sûrement, mettra en place une formule sonore reconnaissable. Une triplette de
disques à gros succès (« Let’s stay together », « I’m still in
love with you », « Call me ») apportera succès critiques et
commerciaux à Al Green.
« Livin’ for you » est le disque qui
paraît alors que Green est au sommet de sa popularité, qui contient deux de ses
plus gros succès (le morceau-titre et « Let’s get married »), et qui
constitue l’apogée artistique de Hi Records.
Tout ici n’est que luxe, calme et volupté, et ce
disque acclamé au moment de sa sortie a tout compte fait plus mal vieilli que
ses prédécesseurs. On n’est pas dans la guimauve, mais on s’en rapproche, on a
perdu tout sens de la bestialité, de l’animalité, qui sont indispensables à
toute bonne soul music. Toutes les aspérités, vocales ou instrumentales, sont
gommées par des arrangements chiadés, de cuivres notamment (Mitchell est un
ancien trompettiste, ceci explique sans doute cela). Le dernier titre du disque
traduit bien cette évolution, il est le plus long produit par Green, et tire
furieusement vers une sorte de jazz-funk qui laisse assez dubitatif. La reprise
du « Unchained Melody », le classique des Righteous Brothers, est
pareillement révélatrice de cette évolution, et même si Al Green en donne une
bonne relecture, elle n’a rien à voir avec l’exubérance de la version originale
produite par Spector …
Ce disque n’est pas mauvais, loin de là, ça reste un
des meilleurs d’Al Green, mais il va marquer un tournant dans sa carrière, lui
faisant quitter le registre d’une soul music seventies somme toute classique,
et semblant s’orienter vers une soul beaucoup plus easy-listening. Al Green
n’aura pas le temps de se poser trop de questions sur son évolution artistique,
la rubrique faits divers se chargera de modifier en profondeur sa personnalité.
Quelques semaines après la parution de « Livin’
for you », sa femme tentera de l’assassiner avant de se suicider, et Al
Green, choqué à jamais par cette tragédie, se tournera vers le mysticisme, la
religion, deviendra pasteur. Evidemment, l’impact sur sa carrière, qu’il
continuera et continue encore de nos jours, n’aura plus rien à voir avec la
soul veloutée et hédoniste de ses débuts …