Parce qu’il y a dans
« Pierrot le Fou » matière à filmer pour des générations de
cinéastes, dans un bordel invraisemblable à tous les niveaux. « Pierrot le
Fou » est un des trois meilleurs Godard, avec « A bout de
souffle » et « Le Mépris », tout le monde est à peu près
d’accord là-dessus, les nuances s’effectuant dans les hiérarchies personnelles
(si vous voulez mon avis, et même si vous le voulez pas je vous le donne quand
même, le meilleur des trois est « Le Mépris », d’une courte tête
devant les deux autres).
Godard, Karina, Belmondo |
Fidèle à la Godard touch,
« Pierrot le Fou » présente une histoire à peu près totalement
incompréhensible. Pour faire simple, Ferdinand (Belmondo), mariée à une riche
italienne, père de famille, s’emmerde ferme dans le milieu hyper bourgeois,
prétentieux et vide dans lequel il évolue. Il fugue avec sa gouvernante ou
jeune fille au pair, peu importe, Marianne (Anna Karina). Qui s’avère faire
partie avec ses frères (dont l’un serait plutôt son amant, vous suivez ?) d’une
bande de trafiquants d’armes. Le périple des deux tourtereaux, partis de Paris
vers les plages du Sud de la France, s’achèvera dans une cabane du côté de
Toulon, avec la mort de Marianne et le suicide ( ? ) le plus célèbre du
cinéma ( ? ) de Belmondo-Ferdinand-Pierrot … Bon, naturellement, on ne
comprend strictement rien aux détails de l’intrigue, et à tous ces personnages
secondaires qui apparaissent le temps d’une scène à l’écran. Parfois sans aucun
rapport avec ce qui précède ou suit (la longue tirade de la vieille libanaise
qui a épousé un « prince islamiste » (sic), ou celle de Raymond Devos
dans un de ses premiers sketches nonsensiques qui feront sa fortune).
Et on peut se poser des
centaines de questions sur ce que l’on voit à l’écran (ou ne voit pas,
d’ailleurs). Paru cinq ans plus tard, on aurait dit que Godard avait tourné
sous l’emprise du LSD, dix ans plus tard sous coke, vingt cinq ans plus
tard sous ecstasy, etc. … Suffit de voir les spécialistes patentés ou
autoproclamés es-Godard se perdre en conjonctures sur le pourquoi du comment de
ceci ou cela. Vous fatiguez pas, même Godard ne le sait pas toujours …
Les acteurs te parlent, spectateur ... |
Ce qui compte, c’est la baffe
que tu prends avec ce genre de film. Et celle que tu ramasses avec
« Pierrot le Fou », tu risques pas de l’oublier. Plus qu’un film,
« Pierrot le Fou » est une succession de scènes cultes (de la discussion
avec Samuel Fuller au début, jusqu’à l’explosion finale dans un délire de bleu,
de rouge et de jaune). Avec « Le Mépris », « Pierrot le Fou »
partage un professionnalisme technique (filmé en Techniscope sur émulsion
Eastmancolor, s’il faut être précis). Autrement dit, y’a de belles images avec
des couleurs vives. Et quand c’est pas le cas, c’est que c’est fait exprès (les
raccords plus qu’approximatifs notamment), juste pour emmerder les manieurs
chirurgicaux de caméra. Quand les costumes changent d’un plan ou d’une scène à
une autre, c’est fait exprès. Quand Belmondo et Karina sont cadrés à hauteur de
nez tout en bas de l’image au milieu de grands pins, c’est fait exprès. Quand ils
s’enfuient en voiture après avoir descendu une gouttière, si les plans
successifs ressemblent à un puzzle méprisant la chronologie, c’est fait exprès.
Lorsque Belmondo et Karina roulent en voiture la nuit, si les trucages d’éclairages
semblent venir du paléolithique, c’est fait exprès. Si lors des dialogues entre
ses acteurs, Godard n’utilise jamais la technique classique et reconnue du
champ-contre champ, c’est aussi fait exprès.
Il faut reconnaître que dans le
dynamitage du cinéma de papa, c’est « Pierrot
le Fou » qui va le plus loin, fixant des jalons tellement forts que même
Godard n’arrive plus par la suite à les dépasser, d’ailleurs il devait s’en
foutre un peu de faire mieux, s’auto plagier lui suffira … De plus, « Pierrot
le Fou » est un peu comme une compilation des thématiques développées par
Godard auparavant. On y trouve en vrac, parfois juste suggérées, parfois
outrancièrement développée, ses visions sur l’art, la société, l’analyse de l’Histoire
en marche. Le film s’ouvre avec Belmondo lisant un très sérieux pavé d’Elie
Faure sur l’Art contemporain, et se referme sur une citation de Rimbaud. En passant
par une fascination assez étrange pour les Pieds Nickelés, BD plutôt
populacière et réac, dont un album est souvent à l’écran. Godard a toujours
situé ses films dans le temps présent. Ici, il commence à s’interroger sur la
guerre du Vietnam, dont il ne perçoit ni la portée ni la durée ce qu’on ne peut
lui reprocher en 1965. Tout juste cela donne t-il lieu à une scène too much
avec Belmondo en GI texan (cet accent !) et Anna Karina en geisha
peinturlurée jaune fluo, au milieu d’américains en goguette. Comme dans « Le
Mépris », Godard met en scène dans son propre rôle un des réalisateurs qu’il
vénère. Ici, c’est Samuel Fuller qui définit le cinéma en quelques mots forts,
juste pour une scène, alors que Fritz Lang était le personnage autour duquel s’articulait
« Le Mépris ». Comme d’habitude et comme toujours, Godard affiche son
mépris pour la musique populaire (Belmondo qui balance façon frisbee un 45T de
Richard Anthony, le tourne disque au bord de la plage vite submergé par une
vague, pas forcément nouvelle …). La jeunesse peut souffler un peu (Godard se
rattrapera beaucoup par la suite), elle n’est pas éreintée par les images ou
les aphorismes habituels.
Anna Karina |
Parce que même si on n’y
comprend rien à cette histoire, Godard la filme sans l’oublier en chemin. Et sans
chercher à humilier quelque peu ses acteurs principaux en les reléguant au rang
de comparses, de marionnettes inexpressives récitant des textes abscons. « Pierrot
le Fou » est un film charnel, Belmondo et Karina ont tout du long du film
un personnage « cohérent ». Belmondo, c’est le brave gars, un peu
simplet, cœur d’artichaut désabusé, qui malgré ses airs de grande gueule macho,
de brute cultivée, revient toujours vers Marianne. Karina, c’est la veuve noire
(elle achève les mecs avec une paire de ciseaux plantée dans la nuque)
manipulatrice sous ses airs angéliques. Évidemment, le fait que ce soit une ex
à Godard (qu’il a mal vécu de s’être fait larguer et qu’il voudrait bien la repécho)
explique beaucoup de choses dans la façon dont elle est filmée amoureusement,
et les spécialistes du Jean-Luc vous dresseront la liste des répliques du film
que Godard fait dire à son ex et non pas à Marianne.
Dans « Pierrot le Fou »,
même les départs en vrille de Godard, parfois bien aidé par l’improvisation des
acteurs, constituent de vrais moments forts et non pas des tocades qu’il faut
supporter parce que c’est Godard. Regardez l’imitation de Michel Simon par
Belmondo, c’est autre chose que l’intégrale de « Plus belle la vie ».
Ou le pastiche de comédie musicale avec ses leitmotivs (« ma
ligne de chance, ta ligne de hanches »).
Belmondo en route pour le Big Bang |
« Pierrot le Fou »
fut bien évidemment comme la plupart de ses prédécesseurs lors de sa sortie
interdit au moins de dix-huit ans (pour anarchisme moral et social, ou quelque
chose comme ça, merci De Gaulle et dire qu’il se trouve de plus en plus de gens
pour se réclamer de ce dictateur d’opérette et de sa France rance et grise). C’est
le film que prennent le plus de plaisir à disséquer les Godard addicts,
cherchant le pourquoi du comment de chaque détail. Un exemple, dans ma version
Dvd, on trouve en bonus les commentaires de l’auteur de polars Jean-Bernard
Pouy, limite extatique devant le film. A un moment, lorsque Belmondo et Karina
sont dans leur cabane au bord de la mer, un perroquet est dans quelques plans. Selon
Pouy, c’est une référence évidente à Stevenson (« L’Île au Trésor »,
le perroquet du pirate Long John Silver). Why not, mais où est l’évidence
là-dedans ? Et dans les mêmes scènes, il y a un renardeau enchaîné sur la
table qui lèche les assiettes. C’est quoi la référence, Mr Pouy ? Et
pourquoi Marianne appelle Belmondo Pierrot et non pas Ferdinand ? On
dirait tous ces hippies tracassés qui à la fin des années 60 passaient les
disques à l’envers pour entendre les messages cachés qui allaient leur ouvrir
des horizons cosmiques inconnus …
Tout ça prouve au moins une
chose : « Pierrot le Fou », c’est un film qu’on peut voir et
revoir indéfiniment et toujours y découvrir quelque chose de nouveau … Un grand
film quoi …
Du même sur ce blog :