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ROMAN POLANSKI - CHINATOWN (1974)

Noir et brillant ...
« Laisse tomber Jake, c’est Chinatown ici … ». La dernière phrase du film, prononcée par un des associés de Gittes, alors qu’il l’amène loin du carnage final…
Chinatown, c’est le quartier de Los Angeles où Gittes a commencé sa carrière de flic. Et puis dans des circonstances qui resteront mystérieuses mais qui l’ont traumatisé, il a monté un cabinet de détective privé assez florissant, qui le conduira à nouveau vers Chinatown pour l’épilogue tragique d’une enquête.
« Chinatown » le film, est sorti au mauvais moment. En 1974. Année qui a vu « Le Parrain II » rafler toutes les récompenses. Bon, moi je suis client des deux, mais s’il fallait vraiment choisir, je crois que je prendrais le film de Polanski.
John Huston & Jack Nicholson
« Chinatown » c’est une synthèse. Et une déclaration d’amour d’un des cinéastes les plus controversés (déjà à l’époque, quelque temps avant sa mise en accusation pour viol, et des années avant que cette histoires de coucherie avec une mineure plus ou moins consentante soit remise récemment d’actualité). Dont les films les plus marquants jusque-là (« Repulsion », « Rosemary’s baby », « Le bal des vampires ») ont choqué, voire traumatisé les spectateurs du monde entier, et plus encore les Américains chez lesquels il réside. « Chinatown » est totalement différent, c’est l’hommage de Polanski à une certaine forme de cinéma typiquement américain au départ, le film noir. Qui a connu son apogée dans les années 30 et 40, et généré un nombre conséquent de chefs-d’œuvre. Avec en tête de gondole son sous-genre policier, qui a vu portées à l’écran de longues lignées de (détectives) privés, englués jusqu’au trognon dans des intrigues - sacs de nœuds, et sous le charme de créatures aussi affriolantes que dangereuses, dans des ambiances alcoolisées et enfumées rythmées par du jazz cool … La quintessence du genre c’est « Le faucon maltais », adapté d’un bouquin de Dashiell Hammett, avec Humphrey Bogart - Sam Spade, et derrière la caméra John Huston.
Et pour que les choses soient bien claires, c’est le vétéran John Huston, ayant à son actif une lignée de chef-d’œuvres plus que bien fournie, qui va jouer dans « Chinatown ». Et pas une fugace apparition en guise d’hommage. C’est l’un des trois personnages centraux du film, le vieux patriarche richissime Noah Cross vers lequel vont converger toutes les intrigues du scénario. Mais les deux têtes d’affiche sont le « couple » (en fait, ils ne passent qu’une partie d’une nuit ensemble) JJ « Jake » Gittes (Jack Nicholson) et Evelyn Mulwray (Faye Dunaway). Dunaway en veuve noire (dans tous les sens du terme), allumeuse, manipulatrice, et qui cache un bien pesant secret. Nicholson en détective malin, perspicace et débrouillard, jamais armé, et n’utilisant que rarement ses poings. Un net démarquage par rapport aux Marlowe-Spade dont il est le descendant.
Jake Gittes & Evelyn Mulwray
Descendant, même pas, car dans le scénario, il est leur contemporain puisque le film se déroule dans la seconde moitié des années 30. Au départ, Gittes est contacté par une femme (Diane Ladd qui dit être Evelyn Mulwray), pour enquêter sur son mari, ingénieur directeur du Service des Eaux de Los Angeles. Lequel Mulwray ne tarde pas à être retrouvé noyé, l’occasion pour Gittes de s’apercevoir que ce n’est pas la veuve de l’ingénieur qui l’avait contactée. Malgré les pressions diverses qu’il va subir, Gittes va continuer son enquête, au milieu d’imbroglios économiques sur fond d’été caniculaire, de spéculation foncière sur l’irrigation, et d’intrigues familiales chez les Mulwray. Bien dans la tradition du film noir, faut s’accrocher pour tout suivre, mais ça reste quand même plus évident que les rebondissements en cascade du « Faucon maltais » par exemple.
L’occasion de signaler qu’il vaut mieux avoir un bon scénario pour faire un bon film. Celui de « Chinatown » est signé Rober Towne, c’est lui qui récoltera le seul Oscar du film, et en plus d’une intrigue complexe et machiavélique à souhait, un gros travail a été effectué sur le caractère et la psychologie des personnages.
Nicholson écrase la distribution, dans un jeu tout en finesse et en retenue, beaucoup plus dans la suggestion que dans la démonstration. Un jeu d’acteur quasi à l’opposé de celui très typique, tout en performance exubérante, de l’Actor’s Studio qui lui vaudra les pluies de louanges (méritées, d’ailleurs) pour « Shining », « Vol au-dessus d’un nid de coucou », « Broadcast News », … C’est Nicholson qui le premier se saisira du scénario de Towne, et réussira à convaincre Polanski de revenir à Los Angeles pour tourner le film. Polanski hésitera beaucoup avant de se lancer.
Roman Polanski & Jack Nicholson sur le tournage
Faut dire qu’il a de plus que mauvais souvenirs à L.A., où fut sauvagement assassinée au cours d’un meurtre rituel sa femme Sharon Tate, meurtre commandité par le cinglé Charles Manson et commis par sa secte de demeurés The Family. Il y a certainement comme une forme d’exorcisme pour Polanski de se mettre en scène dans « Chinatown » sous les traits d’un homme de main de Noah Cross, prompt à sortir le stilleto (Sharon Tate, enceinte, avait été éventrée à l’arme blanche). Dans le film, c’est le nez de Nicholson qui tâtera de la lame … Mais surtout Polanski signe une merveille de réalisation, avec une reconstitution crédible (j’ai beau être vieux, j’ai pas connu cette époque) du Los Angeles des années 30, avec un foisonnement de détail vintage dans les costumes, les voitures, les demeures de la haute bourgeoisie. Une mise en scène hyper classique, avec un soin que l’on devine maniaque apporté à la lumière, au cadrage, et une place de choix accordée aux accessoires de vision (on voit beaucoup de choses à travers des jumelles, dans les miroirs ou les rétroviseurs, et une paire de lunettes brisées à double foyer mènera à la résolution de l’énigme).

Le Blu-ray disponible en France a une image d’une netteté fabuleuse, avec cependant une très légère tendance à se figer ou à tressauter. Par contre seule la VO bénéficie d’un son « moderne » (VF en mono !), et les bonus sont inexistants. La meilleure édition du support serait la version américaine All-zone pas facile à dénicher semble t-il. 



Du même sur ce blog :

QUENTIN TARANTINO - INGLOURIOUS BASTERDS (2009)

Drôle de drame ...
Un des films les plus controversés, sinon le film le plus controversé de Tarantino…et un de ses meilleurs.
Le bon peuple cinéphile et érudit (les ceusses qui regardent le film du dimanche soir sur TF1 et Questions pour un champion) s’est offusqué devant pareille chose. Pour qui se prenait-il ce jeune gommeux américain de Tarantino, à bafouer l’Histoire majuscule, celle qui est dans les livres ? A nous montrer tonton Adolph criblé de balles en 44 dans un cinéma en feu parisien ? Et criblé de balles par, en plus, un commando de juifs américains plus sauvage que les hordes d’Attila et de Gengis Khan réunies, ayant auparavant dézingué et scalpé du soldat nazi à profusion dans des geysers d’hémoglobine ? 
Eli Roth & Brad Pitt
Bon, les constipés, ce que vous avez vu c’est un film. Pas les archives de l’INA des émissions d’André Castelot. Ça vous est pas venu à l’esprit que le cinéma c’était fait pour raconter des histoires, faire rêver, passer du bon temps ? Et que ça n’a pas à être vrai, véridique ou vraisemblable. Vous avez été troublés de voir les flots de la Mer Rouge s’ouvrir devant Moïse dans « Les Dix Commandements », et ensuite se refermer pour engloutir l’armée égyptienne ? Vous croyez que tout dans « Spartacus », « Ben Hur », ou le « Napoléon » d’Abel Gance est rigoureusement exact ? Et vous croyez que dans les années 40 en France, c’était comme dans « La grande vadrouille » ou « On a retrouvé la septième compagnie » ?
En plus, j’ai l’impression que vous tombez mal avec Tarantino. Parce qu’il a bossé comme un forcené sur son scénario, et qu’il prouve dans les bonus du BluRay que l’histoire – la vraie – de la Seconde Guerre Mondiale, il la connaît aussi, beaucoup plus que ce que vous croyez …
« Inglourious basterds », c’est une comédie. Noire, sordide, macabre, de mauvais goût, si vous voulez. Mais une fuckin’ géniale comédie, pleine de clin d’œils, d’allusions, … et de non-dits, même si ça jacasse encore plus vite que les rafales de mitraillette. Un film de fan (plus encore que tous ceux de la Nouvelle Vague, Tarantino est avant d’être un réalisateur un dingue de cinéma). Et puis, quand les répliques deviennent plus posées, on a de grands moments de cinéma. Avec trois scènes de bien vingt minutes, celle de la ferme qui débute le film, celle du restaurant, et celle de la taverne (et encore ces deux dernières ont été raccourcies au montage). Des sommets de suspense, avec une tension qui n’achève jamais de monter. On sent que ça va mal finir, c’est inéluctable, et dans la ferme ça finit effectivement très mal. On s’attend donc au pire au restaurant, et … surprise, ça se « passe » bien. Du coup, dans la taverne, on ne sait plus à quoi s’attendre, et là, on va en avoir pour notre argent … Clouzot ou Hitchcock, et encore plus Leone (tant les références à son cinéma sont nombreuses, de la lenteur des scènes-clés à la musique de Morricone, très présente dans la B.O.) auraient approuvé, Fincher devra se surpasser …
Christoph Waltz
« Inglourious basterds », au moins autant qu’un film d’action sur la guerre (le premier du genre de Tarantino) est un film sur le cinéma. Et là bizarrement, on a pas lu trop de grincheux surenchérir sur l’exposé du cinéma d’époque, surtout allemand, les liens que certains acteurs ou réalisateurs ont eu (ou pas) avec le régime nazi, le cinéma de propagande de l’époque. Le film c’est pas toujours de l’uchronie, là c’est la leçon du fan et du connaisseur. Et je suis prêt à parier que l’œuvre de Leni Riefenstahl n’a pas de secrets pour Tarantino. Le film dans le film (« La fierté de la Nation ») est un petit bijou (réalisé non par Tarantino, mais par Eli Roth, celui qui joue dans le film Donowitz, le « bâtard » à la batte de base-ball). Coupé aux deux-tiers au montage, il pastiche les films de Goebbels, ceux de la propagande stalinienne, et même avec un landau sur une place mitraillée le « Cuirassé Potemkine ») Et comme le film est un fake, on a droit dans les bonus à un génial fake de making-off. Clairement, « Inglourious basterds » est un film sur le cinéma. Une bonne part de l’histoire se passe dans un cinéma et y trouve en partie son épilogue. L’agent double allemand (un des meilleurs rôles de Diane Kruger) est une actrice allemande, le commando des Bâtards s’infiltre dans le cinéma en se faisant passer pour équipe technique et un réalisateur italien, …
Diane Kruger & Michael Fassbender
Et là, dans cette Tour de Babel des nationalités présentes à l’écran, réside une autre trouvaille assez formidable de Tarantino. On passe sans arrêt d’une langue à l’autre, et évidemment, les polyglottes finissent par paraître tenir les atouts maîtres de l’action. Et le personnage central du film, à peu près le seul lien entre des histoires dans l’histoire menées en parallèle, est le formidable acteur allemand Christoph Waltz. Qui incarne le colonel nazi Landa surnommé le « chasseur de Juifs », raffiné, sadique, machiavélique et cruel, qui jongle entre allemand, anglais, français et italien, tout en assurant un jeu plein d’acteur, tout en regards, poses, mimiques, et gestes d’une justesse absolue. Quasiment inconnu, c’est lui l’acteur de premier plan du film. Il éclipse à mon avis un Brad Pitt pourtant concerné et intéressant en leader du commando juif. C’est pourtant Pitt qui est en avant sur toute la promo du film (les affiches notamment), à la tête d’un casting international très fourni en second rôles. Et ce sont ces seconds rôles qui font toute la richesse du film, sans obscurcir l’intrigue. Dans les bonus, Pitt et Tarantino (interview plus souvent en roue libre que réellement intéressante) ne tarissent pas d’éloges sur un autre quasi inconnu qui ne va pas le rester (Michael Fassbender, dans le rôle d’un officier anglais qui rejoint les Bâtards). Mais on trouve également dans la distribution Myke Miers, pote de déjante de Tarantino, et toujours au rayon hommage (hommage et vengeance sont les deux moteurs du cinéma tarantinien), la participation de Bo Svenson et Enzo Castellari, respectivement acteur principal et réalisateur d’un nanar italien de série Z (y’a Michel Constantin qui y joue, c’est dire …) dont s’est inspiré Tarantino (en fait d’une seule scène) pour le scénario de « Inglourious … ». Anecdote : Castellari a fait cadeau de ses droits à Tarantino à la condition d’avoir une réplique dans le film, c’est lui l’officier nazi au premier rang du cinéma qui crie « Au feu ! » quand l’écran s’embrase …
En fait, la seule dans ce casting qui me semble un peu en dedans, c’est Mélanie Laurent (Soshana, jeune juive dont la famille a été massacrée par Landa et ses hommes). Même si elle incarne la vengeance implacable, quasi rituelle (la scène  du maquillage en forme de peinture de guerre indienne, avec en fond sonore le « Cat people (Putting out fire) » de Bowie et Moroder), on a l’impression qu’elle ne « s’amuse » pas sur ce film, alors que tous les autres semblent s’en donner à cœur-joie …
Mélanie Laurent
« Inglourious basterds » est un film qui fourmille de détails qui eux-mêmes peuvent renvoyer à d’autres thématiques. L’une d’entre elles, qui revient comme un fil rouge subliminal a trait aux Indiens d’Amérique  (Raine – Brad Pitt a un peu de sang indien, le rituel du scalp des Bâtards, le maquillage de Mélanie Laurent, une carte à deviner dans une scène coupée de la taverne porte le nom d’un chef Indien). D’autres détails des personnages restent sans réponse : pourquoi la cicatrice autour du cou de Raine ? Pourquoi à tout prix identifier par des flèches et des incrustations à l’écran les hauts dignitaires nazis dans le cinéma alors qu’à ce moment on est en totale fiction historique?
« Inglourious basterds » (l’orthographe bizarre du titre vient de l’accent en V.O. de Pitt, mais aussi pour éviter la confusion avec le film italien de Castellari, sorti aux States sous le nom de « Inglorious bastards ») fait pour moi partie du quarté majeur de Tarantino avec « Reservoir dogs », « Pulp fiction » et le Volume I de « Kill Bill ».
Un film à visionner obligatoirement en V.O. sous-titrée pour prendre la mesure de tout le jeu de langage des acteurs. Il existe un coffret métal à prix dérisoire contenant le film en BluRay et en Dvd, ainsi que le Dvd du film italien de Castellari. Qualité du BluRay excellente, mais bonus de l’ensemble un peu chiches …


Du même sur ce blog :
Kill Bill Vol. 2




ABDELLATIF KECHICHE - LA GRAINE ET LE MULET (2007)

Vous reprendrez bien un peu de couscous ?

Abdellatif Kechiche est un réalisateur remarquable, au sens étymologique du terme. Il a un style, tant pour la narration que pour la mise en images, et il semblerait qu'on s'en soit rendu compte dernièrement à Cannes. Kechiche est un type qui arrive à faire une fresque humaine, une épopée, avec trois fois rien. Des histoires simples de gens simples.
Même pas des histoires d’ailleurs. Dans « La graine et le mulet », on prend l’intrigue en route, et le film se termine alors que des pans entiers du scénario n’ont pas trouvé leur épilogue. Slimane va t-il réussir à le monter, son restaurant ? D’ailleurs, est-ce qu’il n’est pas en train de crever contre un mur de son quartier, le souffle coupé après avoir poursuivi les enfants qui lui ont piqué sa vieille mobylette ?
Kechiche, Herzi & Boufares
Tout ça parce que Kechiche est autant intéressé par les gens qu’il montre que par leur(s) histoire(s). La trame principale du film tient sur un timbre-poste. Un ouvrier immigré, la soixantaine, perd son boulot sur les quais de Sète. Il va se mettre en tête de transformer une épave de bateau en restaurant spécialisé dans le couscous (la « graine », pour la semoule) au poisson (le « mulet »). Kechiche filme l’intrigue chronologiquement, mais se concentre sur quelques très longues scènes, dans lesquelles les principaux protagonistes s’exposent (le repas de famille chez Souad, le premier repas au restaurant). Le talent de Kechiche est de livrer un rendu de documentaire, avec des mouvements apparemment confus de caméra (on dirait que c’est un des protagonistes qui filme avec un caméscope, c’est fait exprès, Kechiche sait tenir une caméra, voir « La Vénus Noire »), et de très gros plans sur les visages (c’est un régal de voir les sentiments qui passent par les regards et les non-dits). L’aspect documentaire vient aussi de la distribution, pas de têtes d’affiche, mais des habitués des films de Kechiche, et de nombreux acteurs non professionnels. Dont le « héros » Slimane, joué par un ouvrier du bâtiment (Habib Boufares, un ami du père décédé de Kechiche prévu à l’origine pour le rôle), ou la parfaite débutante pour l’occasion Hafsia Herzi (la fille de la compagne de Slimane dans le film). Il y a d’ailleurs une « famille » d’acteurs utilisés par Kechiche, qui peuvent avoir des rôles importants dans un film et des rôles mineurs dans un autre. Dans « La graine et le mulet », Sabrina Ouazani (la Frida de « L’esquive ») est une fille de Slimane, qui est peu à l’image, Carole Frank (la prof de français de « L’esquive ») apparaît très fugacement parmi les invités du repas sur le bateau, les deux jouent des personnages mineurs de l’intrigue. De même, on retrouvera dans « La Vénus Noire » pour de petits rôles trois actrices très présentes dans « La graine … » (celles qui jouent l’ancienne femme, Souad, et deux des filles de Slimane). Autres points communs dans la distribution des films de Kechiche, des « héros » peu loquaces (le jeune garçon de « L’esquive », la « Vénus Noire », ou ici Slimane), et des acteurs principaux dans un film absents des autres.
Repas de famille chez Souad
Kechiche, c’est un peu le cinéaste de la fiction « vraie ». A une époque, on a appelé ça du néoréalisme, plus tard du cinéma social. On a souvent cité à propos des films de Kechiche et de « La graine … » en particulier des réalisateurs comme Cassavetes (la descente dans l’intimité familiale) ou Ken Loach (l’engagement, le militantisme, …), et Kechiche a reconnu lui-même que le final du film (Slimane poursuivant les gosses) est un hommage au premier degré au « Voleur de bicyclette » de De Sica. Moi je rajouterais l’influence du cinéma nordique, certaines choses de Bergman (l’hystérie claustrophobe en moins, quoi que le pétage de plombs de la belle-fille cocufiée à la fin …), la façon de tourner très Dogme (Lars Von Trier des débuts et toute la clique), l’importance des deux repas longuement filmés m’évoque elle fortement « Festen » et « Le festin de Babette » deux classiques du cinéma danois. Kechiche n’a pourtant rien d’un Nordique, il est d’origine tunisienne, et « La graine … » est un film très méditerranéen. Parce qu’il se déroule à Sète (qui n’est certes pas la ville littorale la plus glamour, cité portuaire industrielle dévastée par les crises économiques à répétition, genre Le Havre ou Dunkerque, avec le soleil et l’accent qui chante en plus), mais aussi parce qu’il met en scène « sa communauté ». Un des reproches faits à Kechiche, ce « communautarisme », voire même du « racisme à l’envers » (comme si le racisme avait un sens !). Kechiche est un réalisateur engagé certes, qui montre. Et autant on peut émettre des réserves sur certaines de ses stigmatisations (le contrôle musclé des flics dans « L’esquive », la charge contre la « science » occidentale et française dans « La Vénus Noire »), autant dans « La graine … », on a son traitement le plus fin et le plus subtil de l’aspect « social ». Oui, la défiance voire la méfiance entre les deux communautés est explicite, notamment sur le bateau, entre une famille « issue de l’immigration » comme on dit dans les JT, et les petits notables sétois, et la condescendance des banquiers ou de l’administration vis-à-vis d’un Slimane un peu largué côté paperasserie, est un régal de finesse d’observation et de retranscription à l’image. Le trait n’est pas forcé, c’est la vie, quoi. Comme lorsqu’on se retrouve en famille, on peut passer un moment à causer prix des couches-culottes. Les personnages de Kechiche sont des gens « normaux », pas des Batman ou des James Bond…
La danse du ventre d'Hafsia Herzi
De plus, Kechiche sait éviter l’atmosphère sordide, voire glauque que pourraient entraîner certaines situations. Il y a toujours un sourire, tout un vocabulaire ensoleillé, tout un tas de petites réflexions, allusions, regards  (ah, les fabuleux regards des petits bourges sétois imbibés d’alcool lors de la danse du ventre d’Hafsia Herzi), mimiques, de tous ces anonymes voire étrangers aux studios de cinéma, qui arrivent à faire passer plus d’émotions et de sentiments que beaucoup de têtes d’affiche de nos productions franchouillardes (non, je ne vais pas me laisser aller à citer des noms comme Clavier, Reno, Boon ou Dubosc, j’ai pitié des minables …).
« La graine et le mulet » porte bien son nom de long-métrage (deux heures et demie), et encore Kechiche use d’un stratagème venu du théâtre (les copains musiciens du dimanche de Slimane qui au milieu du film racontent l’évolution de l’histoire, comme un remake du rôle des chœurs antiques) pour passer à une autre étape de son histoire. Mais on ne s’ennuie pas, il y a suffisamment de mini-intrigues et de mini-personnages secondaires pour captiver l’attention. Les gens « ordinaires » peuvent être très intéressants. Merci à Abdellatif Kechiche de nous le rappeler ...

Du même sur ce blog : 
L'Esquive


MARTIN SCORSESE - CASINO (1995)


Jackpot ...

Par bien des aspects, « Casino » restera comme une sorte d’apogée.
De Scorsese d’abord. Pas le genre de metteur en scène qui se fait bouffer par son scénario ou ses acteurs. Scorsese a un style, une patte. Scorsese montre tout. Et quand il fait des films qui se déroulent dans un milieu violent, il montre la violence. Pas pour le plaisir de remplir l’écran de jets d’hémoglobine, mais parce que la violence fait partie de l’histoire. Et quand la mafia (ici, celle qui dirige en sous-main les casinos de Las Vegas), les millions de dollars, et les montagnes de coke sont au cœur de l’histoire, eh ben, ça bastonne, ça tabasse, ça flingue et ça saigne. Scorsese ne donne pas dans le réalisme façon Bisounours. Au mépris des censeurs et des millions de dollars perdus, lorsque le film quitte le cadre du « public familial » (« Casino » a été interdit aux moins de 17 ans aux USA lors de sa sortie). Cette saga toute en démesure (trois heures, des centaines de « fuck » dans la V.O., soixante crédits musicaux dans la B.O., le Caesars Palace réquisitionné pour le tournage, …) est pour le moment, sinon définitivement, la fin du cycle « mafia contemporaine» de Scorsese, et le second volet d’un diptyque majeur entamé avec « Les Affranchis ».
Scorsese & De Niro
« Casino » est aussi l’apogée, et là aussi semble t-il le terme de la collaboration Scorsese – De Niro. Même si des rumeurs de nouveau film les réunissant à nouveau voient régulièrement le jour. A mon humble avis, si Scorsese est toujours capable de faire de bons films, je vois mal De Niro, à 70 balais, livrer une de ces performances d’acteur que Scorsese a su mieux que quiconque lui extirper, suffit de voir sa reconversion grimaçante en beau-père de Ben Stiller pour se dire que le Roberto a depuis pas mal d’années la tête dans le sac … Un De Niro, qui évidemment, joue dans « Casino » un personnage sinon de mafieux, du moins un type jonglant avec toutes les limites permises par la loi et en relation étroite avec truands et ripoux de tous bords …
Le tandem Scorsese – De Niro en fout plein la vue. « Casino » est avant tout un film à grand spectacle, éclairé par les lumières aveuglantes du Tangiers, et tous ces mouvements hyper-techniques de caméra qui ne se remarquent même pas, la fluidité des séquences est fabuleuse, jamais un effet de trop …  De Niro est le personnage central du scénario, le dépositaire de la toute-puissance maffieuse. Il est autant le moteur de l’histoire, celui qui fait avancer l’intrigue, que celui qui la subit, car il est entouré par deux personnages forts.
Joe Pesci, immense dans ce film. La connexion ritale de Scorsese, évidemment. Pesci livre une performance de truand sauvage et speedé qui n’est pas sans rappeler les numéros de James Cagney dans « L’ennemi public » ou « L’enfer est à lui ». Une présence phénoménale, et pour moi il vole la vedette à De Niro.
Sharon Stone & De Niro
Sharon Stone aussi. Certainement son meilleur rôle (de toutes façons, malgré sa réputation, on ne l’avait vue que dans de furieux navets ou pas loin), pute de luxe, flambeuse et junkie, avec tout au long du film une lente mais sûre descente aux enfers (l’alcool au début, la dope ensuite) qui l’oblige à composer différemment quasiment à chaque scène. Et qu’elle soit au faîte de sa beauté glamoureuse n’est certes pas un handicap …
L’intrigue centrale du film est assez simple. Sam « Ace » Rothstein (De Niro), bookmaker de génie lié à la mafia de Chicago, est envoyé par celle-ci gérer un casino de Las Vegas. Les affaires sont vite florissantes, les valises pleines de billets retournent « au pays ». La situation va se compliquer pour tous quand Rothstein tombe amoureux et épouse Ginger (Sharon Stone) et quand il est rejoint par son ami d’enfance Nicki Santoro (Pesci), par l’odeur du business illégal alléché. Rothstein va dès lors devoir composer avec ces deux ingérables et l’histoire va très mal finir pour la plupart des protagonistes.
Joe Pesci & De Niro
Alors certes, si c’est bien cette triplette qui est essentielle dans le film, et si on ne retrouve que leurs trois têtes sur l’affiche, ce serait faire peu de cas de toute la multitude de personnages secondaires, et de tout un système (celui du jeu en général et de Vegas en particulier) minutieusement décrit par Scorsese. Malgré ses trois heures, de nombreux éléments de l’histoire ne sont pas montrés, ils sont résumés en voix off par Rothstein le plus souvent, voire par Santoro. Certaines choses abordées dans le film auraient pu faire l’objet d’un long-métrage entier : le fonctionnement d’un casino, les techniques de fraude fiscale et de blanchiment d’argent, la corruption du personnel, les tricheurs plus ou moins professionnels, les relations troubles avec la politique, la police et la justice, … autant d’intrigues secondaires dans le film, juste abordées, mais qui en font toute la richesse et la complexité. Faut suivre si on veut saisir toutes les nuances, les allusions, les sous-entendus et les non-dits … Ce qui permet d’avoir au casting toute une galerie de personnages secondaires, du mac minable de Ginger (James Woods), aux gueules pittoresques des pontes de la mafia, en passant par toute une faune d’employés, de petits truands, d’arnaqueurs, de flambeurs, de politicards et de flics ripoux. Même la propre mère de Scorsese est de la distribution …
Joe Pesci & Sharon Stone
Scorsese traite là d’un sujet globalement brûlant, et pour éviter de se retrouver avec une patate trop chaude, transpose l’action dans les années 70 et 80, en précisant dans le final que depuis les choses ont changé. Tout en insinuant que les vétérans de la mafia italo-américaine ont juste été remplacés par les cols blancs des banksters et du monde de la finance en général. Scorsese a aussi modifié (certains survivants, pas beaucoup, l’essentiel de la distribution se fait dégommer avant le générique de fin, pourraient être susceptibles et envoyer au minimum leurs avocats) les noms des véritables protagonistes (les personnages joués par l’essentiel du casting ont réellement existé, et dans ses grandes lignes, le scénario s’inspire de faits réels). Cette véracité de l’histoire fait l’objet d’une incrustation au début ou la fin, je sais plus, et on trouve dans les bonus du BluRay et sur le Net les véritables noms, ce qui n’a à la limite qu’un intérêt tout anecdotique. C’est une histoire, un mode de fonctionnement qui est montré, peu importent les personnages. D’ailleurs Scorsese met vraiment des gants, essayant de nous faire croire dans les bonus que pour lui le thème central de « Casino », c’est la dégradation de la relation Rothstein-Ginger … Hum, Marty, j’ai du mal, j’y crois pas trop, j’avais pas l’impression de regarder un remake de Douglas Sirk. Tiens, tant que je cause bonus et support, autant dire que la version BluRay est somptueuse image et son d’une précision et d’une clarté diaboliques, et les bonus (un survol de la filmo de Scorsese commentée par lui, et une « enquête » sur les véritables personnages ayant inspiré le film) assez nuls pour qui a déjà vu et entendu le débit de mitrailleuse de Scorsese.
Et s’il encore trop tôt pour enterrer Scorsese et faire un palmarès de sa carrière (il a depuis « Casino » sorti des trucs pas dégueus et fourmille encore de projets), « Casino » est un des films qui seront mis en avant pour montrer ce qu’il a fait de mieux. Peut-être pas sa masterpiece, parce que depuis « Mean streets », y’a eu du lourd, du très lourd même, mais sûrement un de ses films majeurs … Question subsidiaire : en a t-il fait de vraiment mineurs ?

Du même sur ce blog :



JOHN FORD - LA PRISONNIERE DU DESERT (1956)


L'apogée d'un genre ?

C’est quoi un bon western ?
Il doit être des années 50 ? Il est signé John Ford ? John Wayne a le rôle principal ? Il y a des bons et des méchants ? Des Indiens ? Des fusillades ? De grandes cavalcades ? Des paysages grandioses ? Des grands sentiments éternels ? Quelques touches d’humour ?
Changez rien, vous êtes sur la bonne page, j’ai ce qu’il vous faut. « La prisonnière du désert » ça s’appelle. Traduction française idiote, comme parfois. Le titre original, c’est « The searchers », et c’est beaucoup plus parlant. Ça va même plus loin que de la recherche, il s’agit d’une quête à tout prix.
John Wayne & John Ford
Au départ pour retrouver une fillette, Debbie, la nièce d’Ethan Edwards (John Wayne), enlevée de la ferme familiale lors d’un raid de Comanches, qui ont massacré l’essentiel de la famille. Cette traque va durer des années et ses objectifs vont changer. Plus que de retrouver celle qui est devenue adolescente, Edwards entend se venger de son ravisseur.
Le personnage d’Ethan Edwards est un des plus ambigus joués par Wayne. C’est ce rôle qui est toujours cité par ceux qui veulent démontrer qu’il était un grand acteur. Fini le héros au cœur pur, bien droit sur ses éperons, redresseur de torts, défenseur de la veuve, de l’orphelin, du faible et de l’opprimé … Fini aussi le massacreur d’Indiens « pour la bonne cause », qui lui donnera pour l’éternité une image de héros un tantinet réac (descendant le plus évident, malheureusement davantage premier degré : Clint Eastwood). Dans « La prisonnière … », Wayne est un égoïste, en proie à une idée fixe, sans aucune humanité : il tire dans le dos des gens qui s’enfuient (des pillards, des Comanches), révolvérise des Comanches morts (une balle dans chaque oeil, pour que selon leurs croyances, ils ne puissent pas trouver le chemin de leur Paradis),  massacre des bisons (« au moins ceux-là les Comanches ne les mangeront pas »), scalpe des Indiens, traite le demi-frère adoptif de Debbie (Martin, joué par Jeffrey Hunter) qui l’accompagne tout au long de sa recherche comme un larbin (parce qu’il a un huitième de sang indien) et les années passant, veut retrouver sa nièce, non plus pour la libérer mais pour la tuer, car elle est pour lui devenue une Comanche …
Jeffrey Hunter & John Wayne
Tout l’art du scénario consistant à ne pas expliquer le pourquoi de ce comportement, mais à donner des pistes. L’action débute au Texas en 1868, trois ans après la fin de la Guerre de Sécession, lorsque Ethan revient à la ferme de son beau-frère. Ethan, pas le genre de type auquel on pose des questions. On devine en observant et écoutant bien qu’il était un petit gradé, a été décoré, ne s’est pas rendu à la fin de la guerre, a un petit capital en or acquis certainement peu légalement, a peut-être eu une relation avec sa belle-sœur (une idée défendue par John Milius dans les bonus du BluRay), a fréquenté les Comanches (et peut-être même leur chef ravisseur) dont il parle la langue, … C’est cet aspect tout en non-dits qui rend fascinant le personnage, certainement le plus complexe, le plus « noir » joué par Wayne.
Et pourtant ce n’est pas Ethan Edwards qui écrase le film. C’est l’environnement. Certainement parmi les plus beaux extérieurs jamais mis en scène, les décors grandioses et lunaires de Monument Valley, dans l’Utah. « La prisonnière … » est un projet pharaonique, inconcevable de nos jours. John Ford, qui a quand même ce qu’il est convenu d’appeler une solide réputation et les moyens qui vont avec, a transporté un studio hollywoodien au cœur de Monument Valley. Des bulldozers ont tracé des routes, creusé des retenues d’eau, des lignes électriques ont été tirées, un campement-baraquement construit pour toute l’équipe du film (plus de trois cent personnes). Bonjour le bilan carbone et la préservation du patrimoine naturel… Le résultat coupe le souffle, les plan très larges de Ford sont un ravissement pour l’œil. Même si à ce stade il convient de parler technique. « La prisonnière … » est sorti à l’origine en Technicolor, et VistaVision (le plus beau format cinématographique, dixit Scorsese - qui doit s’y connaître un peu - dans les bonus). Un format qui a disparu des salles de cinéma, et à plus forte raison des écrans de télévision. Il faut quand même saluer la qualité visuelle remarquable de la version BluRay (image remastérisée au format 16/9, d’une précision diabolique, on voit bien que les intérieurs sont des décors, mais dès que les protagonistes enfourchent leurs chevaux et qu’on a droit aux grands espaces, c’est un régal), mais dire aussi que la partie son est ignoble (mono, souffles, sifflements et craquements divers, une honte ... ). « La prisonnière … » est aussi une ode à la beauté de l’Amérique au sens large (des scènes ont été tournées au Mexique, et d’autres dans les neiges du Canada, notamment une superbe traversée de rivière glacée par un détachement de soldats à cheval …).
John Wayner, dernière scène du film

Ford se sublime, se dépasse sur ce film. Lui qui se contentait le plus souvent de laisser l’action traverser le champ d’une caméra fixe joue superbement des contrastes (le premier plan, caméra à l’intérieur de la ferme,  porte qui s’ouvre, silhouette de la femme qui se découpe sur la lumière aveuglante du désert, et son pendant symétrique sur la dernière scène, où là, c’est John Wayne qui est devant l’encadrement, fait demi-tour, et s’en retourne  vers le désert, mais aussi à deux reprises l’action filmée depuis l’intérieur d’une grotte vers l’extérieur). Et puis, surtout, et c’est la clé du film, le plan qui permet de saisir le personnage d’Ethan Edwards, ce travelling avant (Ford est très économe de ce genre de mouvements de caméra) sur son visage et son regard, alors qu’il vient de voir dans le camp militaire si sa nièce ne se trouve pas parmi des prisonnières blanches longtemps captives des Comanches et libérées par la troupe. Il y a dans ce plan et ce regard tout le mépris et le racisme d’Edwards envers ces femmes qui ont fini par perdre leurs racines « américaines » et ont été « gangrenées » par la culture Comanche (à comparer avec les pitoyables grimaces d’Eastwood dans le faussement humaniste mais très con « Gran Torino »).
Natalie Wood
Dans « La prisonnière … », Ford et Wayne (copains comme cochons, c’est leur treizième film commun, on les voit toujours ensemble en train de descendre des bières entre les scènes et pendant les jours off,) dépassent pour le personnage central d’Ethan Edwards leurs stéréotypes habituels. Que l’on ne me dise pas que cette haine raciale du personnage principal n’a rien à voir avec le maccarthysme et ses corollaires réactionnaires qui viennent tout juste de s’achever dans l’Amérique des années 50, y compris dans leurs épilogues respectifs. Le final du film, assez imprévisible et inattendu, ce brusque retour à l’humanité, est le pendant de la déchéance finalement rapide de McCarthy et du revirement aussi rapide de la société américaine dans la seconde moitié des 50’s.
Les personnages secondaires peuvent aussi être perçus comme des visions allégoriques d’une tradition typiquement américaine. Le personnage joué par War Bond, curé et militaire à la fois, tenant à la main soit la Bible soit un Colt pour tirer dans le tas des cavaliers Comanches, traduit bien tous les paradoxes de la mythique conquête du Far West. Il y a aussi les héros de l’absurde (le fiancé de Lucy la sœur de Debbie, également enlevée) qui se lance dans une attaque suicide du camp Comanche après la découverte du cadavre de sa promise. « La prisonnière … » est un film comme l’époque qu’il décrit, très violent. Alors qu’un Peckinpah traduira une décennie plus tard cette violence par des gunfights interminables dans des geysers de sang, Ford ne la montre jamais. Tout se passe hors champ, est évoqué (la découverte par Edwards du cadavre de Lucy, violée puis abattue par les Comanches).
« La prisonnière … » n’est pas pour autant un film oppressant. Ford aère cette chasse à l’homme très noire par des scènes beaucoup plus légères (un War Bond aux apparitions toujours truculentes, le « mariage » de Martin avec une Comanche qu'il a achetée, le propre fils de Wayne dans un petit rôle de jeune soldat « bizuté » par son père et War Bond qui improvisent la plupart de leurs répliques et le forcent à suivre, …). De même le personnage de Moïse, simplet lunaire, accompagnateur occasionnel de Martin et Ethan, et qui finalement sera celui qui découvrira le camp Comanche.
Vera Miles
Un mot sur les femmes. Un peu des faire-valoir dans les westerns, et celui-ci n’échappe pas à la règle. Le rôle féminin principal (Laurie, la fiancée de Martin) est tenue sobrement par Vera Miles. Celui de la prisonnière Debbie est joué par les deux sœurs Wood (Lana lorsque c’est une fillette, ensuite par Natalie). Même si elle figure en bonne place sur l’affiche du film, Natalie Wood n’apparaît que quelques minutes dans le dernier quart d’heure, et la célébrité toute personnelle qu’elle obtiendra à cette époque-là vient de son interprétation un peu plus consistante dans « Rebel without a cause » aux côtés de James Dean.
« La prisonnière … » est par beaucoup considéré comme le sommet du western « classique », avant que ce genre disparaisse quasiment pendant une décennie des salles de projection et ne renaisse vers la fin des sixties avec des noms nouveaux et un traitement totalement différent (Peckinpah, Penn, Leone,…). « La prisonnière … » est aussi un peu le chant du cygne de John Ford (« L’homme qui tua Liberty Valance » avec … John Wayne sera quatre ans plus tard son dernier classique, son testament pourrait-on dire). John Wayne s’en sortira un peu mieux (« Rio Bravo », western à huis-clos, un peu l’antithèse de « La prisonnière … », « Le jour le plus long »), mais pour ces deux monstres sacrés les années 60 allaient s’avérer n’être pas faites pour eux … 


STANLEY KUBRICK - ORANGE MECANIQUE (1971)


A history of violence ?

« Orange mécanique » restera comme le film sulfureux de Kubrick. Plus encore que « Lolita ». Qui avait eu la chance de sortir à une époque où l’on ne parlait guère de pédophilie et de détournement de mineurs. Kubrick avec « Orange mécanique » a mis les pieds dans le plat. Et pas qu’un peu. Il a même sauté à pieds joints dans la soupe du conformisme bourgeois bien-pensant. Résultat des courses : un film encore interdit aux moins de dix-huit ans dans certains pays, et qui a du être retiré de l’affiche pendant vingt cinq ans en Angleterre, suite à des menaces de mort reçues par Kubrick, et après une série de crimes, dont un meurtre, calqués sur des scènes du film.


Le film arrive après « 2001 … » ce qui n’est pas rien, tant l’odyssée spatiale et spéciale a traumatisé tous ceux qui l’ont vu (et n’ont rien compris, mais sont restés scotchés à vie par ce montage hors-norme de musique et d’images, dont on cherchera encore la signification ou le sens caché quand tous les monolithes noirs seront réduits en poussière d’étoiles …). L’incompréhension et les malentendus vont se poursuivre avec « Orange mécanique », où majorité du public et censeurs officiels n’y verront que ce qui n’y est pas …
Le projet du film vient de la lecture du livre récent du même nom (« Clockword orange » en V.O.) de l’écrivain  anglais Anthony Burgess. Un bouquin d’après les dires de Kubrick (mais est-ce vrai ?) acheté dans son édition américaine expurgée du dernier chapitre. Et comme le film sera assez fidèle au bouquin, le final que Burgess estime tronqué vaudra aux deux hommes d’entretenir des relations tumultueuses, faites de brouilles, embrouilles et réconciliations. Aux origines de l’adaptation, un nom revient, celui de Mick Jagger. Mais l’histoire n’est pas claire, et les bonus de la version BluRay sont contradictoires. D’après Malcolm McDowell, c’est Jagger qui aurait acheté les droits du livre, mais il n’explique pas comment Kubrick les a récupérés. D’après d’autres témoignages de proches de Kubrick ou de critiques, Jagger était envisagé pour le rôle d’Alex et le restant des Stones pour jouer la bande des Droogs. Un choix qui s’est révélé impossible dès que la production a commencé à aligner des chiffres et consulté les disponibilités des uns et des autres.
Cette piste-là abandonnée, Kubrick contacte le jeune (enfin, presque trente ans, son personnage est beaucoup plus jeune) McDowell, remarqué pour son premier rôle (dans tous les sens du terme) dans « If … » de Lindsey Anderson. Bonne pioche (et risquée, McDowell est de toutes les scènes du film qui repose donc essentiellement sur ses épaules), ce quasi-inconnu va faire une prestation hallucinante, bien dans la lignée de ces acteurs « dangereux » (Klaus Kinski, Rutger Hauer) des années 70. C’est lui qui va demander à être réellement camisolé dans les séquences « médicales » de cinéma, et qui finira par se blesser à la cornée en se débattant pour essayer de se soustraire aux écarteurs de paupières et aux lavages au collyre. C’est lui qui aura l’idée de la danse et du chant de « Singin’ in the rain » sur la scène mythique de l’agression de l’écrivain et du viol de sa femme après cinq jours (le perfectionnisme maniaque de Kubrick !) de prises jugées quelconques par son metteur en scène. Alors oui, McDowell-Alex par son interprétation tire tout le reste du casting vers la démesure.
Mais rien à côté du traitement de l’histoire par Kubrick. A partir d’un scénario ultra-violent, l’Américain exilé en Angleterre aurait pu accoucher d’une fresque sanglante à la Peckinpah , qui après « La Horde Sauvage » venait de sortir « Straw Dogs ». Deux immenses films, certes, mais Kubrick ne fait jamais rien comme les autres. Kubrick (on ne dira jamais assez, que techniquement parlant c’est un des plus grands, voire le plus grand manieur de caméra de tous les temps) va chorégraphier la violence comme personne ne l’avait jamais fait, du moins en Europe ( les premiers films des frères Shaw à Hong-Kong ont du servir de source d’inspiration, notamment dans la baston du théâtre entre les Droogs et une bande rivale, et le « phénomène » Bruce Lee va bientôt débarquer sur les écrans). Ne pas croire pour autant que « Orange mécanique » a quelque chose à voir avec les films d’arts martiaux. Les scènes violentes se concentrent sur la première demi-heure (hormis les « retrouvailles » d’un  Alex sorti de prison avec ses anciens copains), et encore ont été édulcorées par rapport au bouquin de Burgess (les deux filles, apparemment majeures et consentantes rencontrées dans le magasin de disques et qui occasionnent une partie de « va-et-vient » à trois filmée en accéléré, sont dans le livre âgées de dix ans et droguées par Alex avant d’être violées), mais ont suffisamment traumatisé les spectateurs à l’époque pour que l’on y réduise le film. Un argument trop facile qui éclipse tout le reste.
« Orange mécanique » tient beaucoup plus de la comédie (« musclée » si on veut) et de la satire caricaturale féroce d’une société en voie de bigbrotherisation qui veut à tout prix enfermer tout le monde (et en particulier la jeunesse) dans un même moule consensuel. Quelques politiques anglais ne s’y sont pas trompés (même si l’histoire se passe dans le futur, il est criant que c’est bien de l’Angleterre qu’il s’agit), qui ont fait du lobbying pour « assassiner » le film et le faire interdire (c’est finalement la Warner qui anticipera, sur la demande d’un Kubrick qui commence à flipper devant les menaces et les campagnes de presse téléguidées contre lui, et qui retirera le film de l’affiche). D’ailleurs Kubrick a toujours qualifié son film de « fable ».
Tout dans ce film est outré, démesuré, et a beaucoup plus à voir par le jeu, les mimiques exagérées des acteurs et la surenchère scénaristique (en ce sens « Orange mécanique » est assez proche d’un « Dr Folamour ») avec les cartoons d’un Tex Avery qu’avec le cinéma politico-social d’un Ken Loach. La transposition dans le futur permet tous les excès, et Kubrick s’en est donné à cœur-joie, mettant toute l’équipe du film à contribution, demandant à chacun d’apporter sa pierre délirante à l’édifice. L’anecdote veut qu’un script ait même été donné au gardien du plateau de tournage, que l’unique faux-cil d’Alex soit réellement celui de la costumière qui a eu l’idée de ce maquillage devenu légendaire, …
« Orange mécanique » est un choc visuel et esthétique (d’entrée le décor du bar-siège social des Troogs, avec ses tables en forme de femmes nues, l’écrabouillage de tête d’une femme par un godemiché géant, les costumes d’escrimeurs en chapeau melon de la bande, leur sorte de Batmobile, l’architecture ringardo-futuriste des immeubles et appartements, …). C’est un choc auditif, avec la retranscription du vocabulaire très particulier plein de néologismes des Troogs. L’utilisation de la musique est aussi très particulière, consistant en un détournement de tous les codes qui y sont attachés. L’essentiel est composé de musique classique, et notamment de Beethoven dont Alex est un immense fan. Kubrick extirpe cette musique des salons cossus et bourgeois où elle était confinée (ce qui en soi constitue quasiment un blasphème) pour en faire la bande-son des virées sauvages d’Alex et sa troupe. La plupart de ces titres sont parasités par les bécanes électroniques (les premiers Moog) du transsexuel Walter-Wendy Carlos, et clin d’œil malicieux, on voit dans un magasin de disques la B.O de « 2001 … » à côté du « Meddle » de Pink Floyd (le groupe avait refusé à Kubrick d’utiliser le titre « Echoes »). Cette omniprésence de musique classique renforce l’effet de ballet des scènes de violence, qui tiennent plus de la chorégraphie que de la baston.
Quelle morale retirer de cette fable ? L’histoire est simple. Alex, leader d’une bande de jeunes ultraviolente, se fait serrer par les keufs, et se voit proposer un traitement de substitution à sa peine de prison, en gros un lavage de cerveau, destiné à effacer toutes ses pulsions et en faire un modèle d’adaptation sociale. Dans le bouquin de Burgess, Alex rentre dans le rang. La fin tronquée (volontairement ou pas) de l’adaptation de Kubrick se termine par une scène dans laquelle un Alex hospitalisé est nourri comme un oisillon au nid (scène fabuleuse) par le Ministre de L’Intérieur qui lui propose un « arrangement ». Kubrick laisse l’épilogue en suspens : le système réussit-il toujours à faire marcher droit tous ses canards boîteux, ou bien Alex avec son cerveau remis fraîchement d’aplomb dans la « norme » joue t-il à son tour les manipulateurs ? Avec bien d’autres thématiques corollaires évoquées : la vision de la violence (les séances de « cinéma ») engendre t-elle la violence ou est-elle une thérapie ? Le déterminisme social (les parents d’Alex sont des travailleurs anglais moyens, caricaturalement excentriques, mais des Anglais moyens quand même) est-il un facteur conditionnant ? Quel est le rôle des élites (intellectuelles notamment) face à un système qui lobotomise (au propre ou au figuré) ses sujets (la vengeance-loi du talion par l’écrivain devenu paralytique) ?
Là où l’on n’a voulu voir qu’apologie de la violence, Kubrick fait un réquisitoire caustique contre l’évolution de nos sociétés dictée par les classes dirigeantes, en dynamitant à grands coups de scènes, de situations et de mimiques cocasses beaucoup d’idées reçues et communément admises.
Pour moi, « Orange mécanique », c’est juste une des plus grandes comédies portées à l’écran. Et qui appuie juste très fort là où cela (nous) fait vraiment très mal …


Du même sur ce blog : 
Spartacus
Barry Lyndon


ALEJANDRO GONZALES INARRITU - 21 GRAMMES (2004)


Talents à la tonne ...

Contrairement à ce que pourrait laisser supposer son titre, « 21 grammes » n’est pas un film léger. C’est un film très noir, très sombre. « 21 grammes », selon l’accroche de la bande-annonce, c’est le poids que nous perdons tous à l’instant précis de notre mort. Et donc c’est bien évidemment la mort qui est au centre du film. Mais pas seulement.
Watts & Inarritu
Le scénario est superbe. Paul (Sean Penn), enseignant supérieur est dans une situation physique désespérée et son couple bat de l’aile. Seule une transplantation cardiaque peut le sauver. Jack (Benicio Del Toro), petit délinquant multirécidiviste, veut s’en sortir, en s’appuyant sur une foi et un mysticisme exacerbés. Christine, ex alcoolo et junkie, s’est sortie de ses addictions en fondant une famille avec un mari architecte et deux fillettes. Le destin va faire se rencontrer ces trois personnages qui ne se connaissent pas, et va les entraîner dans une terrible spirale.
Derrière la caméra, un quasi-débutant, le Mexicain Alejandro Gonzales Inarritu. Mais dont le premier film, l’extraordinaire « Amours chiennes » a suffisamment fait parler de lui, pour que les producteurs hollywoodiens lui confient un gros budget pour « 21 grammes ». Un bon scénario, un bon réalisateur, de bons acteurs, ça peut faire un bon film. « 21 grammes » a quelque chose en plus. C’est un film qu’on ne regarde pas distraitement. Un chef-d’œuvre de montage fait qu’il nécessite toute notre attention pour comprendre quelque chose. A titre d’exemple, la première scène est chronologiquement l’avant-dernière, et seule la dernière est vraiment à sa place. Durant la première demi-heure, on navigue dans le temps et l’espace autour des trois personnages principaux, au mépris de toute chronologie. Et puis, à partir de là, quand on a fini par saisir tous les tenants et aboutissants de l’histoire, on reconstitue tout le puzzle, aidé aussi par un récit qui devient « normal ». Enfin, presque, car sont menées en parallèle les histoires des protagonistes avant et après l’accident.
Del Toro
L’accident ? Oui, car comme dans « Amours chiennes », c’est un accident de voiture qui va nouer l’intrigue. Et dès lors comme dans les tragédies raciniennes ou cornéliennes, c’est le déterminisme des personnages qui va inexorablement guider leurs vies et leurs choix. Responsable de l’accident : Jack. Victimes : le mari et les deux filles de Christine. « Bénéficiaire » : Paul, qui y trouve un cœur pour sa transplantation.
Fondamentalement, et d’après Inarritu dans les (maigres) bonus du Dvd, « 21 grammes » est un film sur le pardon et la rédemption. Pas un hasard si c’est le personnage de Jack qui est le plus marquant, personnage rehaussé par une prestation hallucinante de Benicio Del Toro. Le seul des trois protagonistes principaux, d’une détermination mystique sans limite, et qui ne va pas varier d’un iota, malgré le monde qui se dérobe sous ses pieds après l’accident et dont la vie ne sera plus dès lors que quête de la rédemption. Cette quête du pardon, Jack et Christine (Penn et Watts également à leur meilleur niveau, le premier ayant suggéré la seconde à Inarritu) vont s’y trouver confrontés. Paul, parfait égoïste (notamment avec sa femme, bon second rôle pour Charlotte Gainsbourg), qui fait passer ses envies et ses quêtes au mépris des cataclysmes qu’ils peuvent engendrer va pourtant hésiter lorsqu’il se retrouve flingue au poing face à Jack. La plus ambiguë face à cette notion de pardon et de rédemption, c’est Christine, qui replonge dans la came, ne porte pas plainte après l’accident mais veut ensuite se venger, passe par des sentiments contradictoires vis-à-vis de Paul, et est perpétuellement déchirée entre faiblesses et déterminations.
Penn
Les personnages d’Inarritu ne sont pas des héros,  ce sont des gens « normaux »,  des gens auxquels on peut s’identifier, plutôt banals, même. Ils sont filmés crûment, souvent en gros plan et en lumière naturelle (ou alors c’est bien imité) dans leur milieu parfois sordide. Naomi Watts joue sans maquillage (ou alors là aussi, c’est plus que bien fait) et n’a rien de glamour avec ses survets informes …
Il y a dans « 21 grammes » des scènes très dures, sans aucune outrance « hollywoodienne », reposant entièrement sur le jeu des acteurs face aux événements que leurs personnages affrontent, avec mentions particulières à la scène de l’hôpital où se rend Christine après l’accident, à celles de Jack en prison ou lorsqu’il scarifie ses tatouages religieux devant le Dieu qui l’abandonne et qu’il veut abandonner …
Il n’y a dans « 21 grammes » rien de superflu, tous les personnages secondaires (notamment les enfants de Christine et Jack, quatre mini-comédiens très bien utilisés) et les intrigues mineures sont juste là pour permettre de cerner au plus près les rôles principaux et comprendre leurs réactions. Avec ce film, similaire par bien des points au « Amours chiennes » (trois personnages centraux, l’accident de voiture au cœur de l’histoire, le montage oubliant la chronologie), Inarritu confirme ô combien tous les espoirs (et les dollars) placés en lui, impose un style, une vision narrative de ses histoires, assez rare dans le milieu du cinéma actuel, et en tous cas assez unique et originale.
Autant d’éléments qui tourneront quelque peu au procédé sur le suivant (« Babel »), plus « facile », plus « grand public », qui sera juste un bon film … assez loin de ce « 21 grammes » qui risque fort d’être un chef-d’œuvre difficile à dépasser …
A noter que dans la musique, dûe à Joao Santaolalla, les synthés ont des sonorités proches de la guitare de Neil Young sur la B.O. du « Dead Man » de Jarmusch, autre grand film mystique sur la mort ...

Du même sur ce blog :


FATIH AKIN - HEAD-ON (2004)


Dans ta face ...

« Head-on » (« Gegen die wand » en V.O.), c’est le film de la consécration pour Fatih Akin, tout juste la trentaine quand il le réalise. Akin est allemand et d’origine turque, et ses racines turques sont omniprésentes dans son cinéma, la plupart de ses films voyant d’ailleurs leurs scènes finales tournées en Turquie, après une histoire qui a débuté en Allemagne. Ce qui est tout sauf un hasard scénaristique, ses personnages, souvent immigrés ou descendants d’immigrés turcs à fleur de peau, allant se « ressourcer », se « retrouver » dans le pays de leurs ancêtres.
Fatih Akin
Akin est un cinéaste « classique » (pas de montage saccadé genre vidéo-clip), fan et connaisseur de rock (pour son personnage principal, quand il le décrit dans les bonus, il cite immédiatement Nick Cave et Iggy Pop), et peu enclin à tourner des films avec des stars bankables (le rôle principal féminin est tenu par une débutante, Sibel Kekilli). L’acteur quasi-fétiche de Akin (ils ont tourné trois films ensemble), c’est le turco-allemand Birol Ünel. Les deux sont souvent comparés à un autre duo mythique du cinéma allemand, Klaus Kinski et Werner Herzog, à cause du jeu affolant de Ünel (il ne joue pas, il devient et il est son personnage), et de leurs relations « particulières » sur le tournage (ils se sont paraît-il battus entre deux prises sur « Head-on »).
Birol Ünel
« Head-on » démarre à San Pauli, le quartier « chaud » et melting-pot de Hambourg, et raconte le destin qui va devenir commun de Cahit (Ünel), la quarantaine punk et destroy et de Sibil, la vingtaine écrasée par toutes les traditions rigoristes de sa famille turque. Après leurs respectives tentatives ratées de suicide (lui s’est jeté contre un mur en voiture, elle s’est ouvert les veines), ils se rencontrent dans le même hôpital. Et d’entrée, Sibil demande à Cahit de l’épouser. Mariage blanc, évidemment, mais juste pour qu’elle puisse quitter son milieu familial qui l’insupporte. Les deux n’ont rien en commun, lui est voie de clochardisation, elle est issue d’une famille plutôt middle-class, ils se jaugent pourtant.
La première partie du film tourne autour de Cahit. C’est lui qui fait évoluer la situation. Revenu de tout (on sait juste qu’il est veuf), entretenant une liaison en pointillé avec une coiffeuse du quartier, picole et coke au quotidien, sans aucun but ni avenir, il va sur un coup de tête accepter ce mariage blanc, peut-être juste pour faire une bonne action dans sa vie et aider un de ses semblables. A ce stade, tout le talent de Akin est d’éviter à ce film de sombrer dans l’étude psychologique à deux euros, ou dans le mélo larmoyant ultra-prévisible (non, les deux ne finiront pas leurs jours ensemble, et n’auront pas de beaux enfants …). « Head-on » est un film tendu, noir et glauque, même si quelques scènes plus légères, surtout dans sa première partie, viennent l’aérer (celles avec l’oncle bonasse de Cahit, celles avec la famille de Sibil, notamment la demande en mariage). Akin avait tourné d’autres scènes de « comédie », présentes dans les bonus du DVD, et qu’il a supprimées au montage, estimant à juste titre que son film y perdrait en puissance et en tension.
La tension entre les personnages est le moteur du film, surtout entre ses deux protagonistes principaux. Tout à fait logiquement quand on a déjà vu évoluer le personnage, Cahit jette Sibil à la rue le soir de leurs noces, et elle commence, c’est une des choses qu’elle revendiquait pour justifier sa fuite du cocon familial, par baiser avec ceux qui passent à sa portée. Mais dans le couple officieux (la plupart des connaissances de Cahit ignorent qu’il est marié) de « colocataires », chacun va finir par s’intéresser à l’autre, faire des efforts, se montrer attentionné, … mais sans consommer le mariage. Le premier à craquer sera Cahit, qui insensiblement va tomber amoureux de Sibil. Ces deux êtres à fleur de peau se « rapprochent » difficilement, maladroitement. Elles met de l’ordre dans le taudis commun qui devient un coquet studio, elle lui prépare de bons petits plats … Lui se conduit comme un grand frère, n’hésitant pas à faire le coup de poing, quand d’autres hommes la serrent de trop près.
Le mariage
Et puis, sur un instant, leur destin bascule. Grossièrement provoqué et insulté par un de ses copains amant de passage de Sibil, Cahit le frappe avec un cendrier … l’homme ne se relèvera pas. Cet accident dramatique est le cœur du film, et on pense beaucoup à Inarritu, qui articule ses chef-d’œuvres (« Amours chiennes », « 21 grammes ») autour de ces évènements accidentels (chez le Mexicain, c’est en bagnole que le destin bascule) autour de ces instants où la fatalité le dispute au hasard …
Cette bagarre mortelle intervient au milieu du film, c’est dire la densité, le sens du juste nécessaire à la dramaturgie qui caractérise « Head-on ». Une dimension dramatique renforcée par un groupe folklorique turc qui joue le rôle des chœurs du théâtre antique et qui intervient en chanson aux moments cruciaux de l’histoire. De même, l’oncle bonhomme de Cahit, qui agit comme son ange gardien et sa conscience, se trouvant toujours là pour l’aider quand son neveu assez imprévisible et caractériel se met dans des situations impossibles.
La seconde partie du film (je vais pas vous la raconter, faut le voir) est centrée sur Sibil qui retourne à Istanbul pour fuir l’opprobre de sa famille pendant que Cahit est en prison  … Avec en filigrane le destin de ce couple brisé, maintenant que chacun sait qu’il est aimé de l’autre.
Sibel Kekilli
Tout le talent d’Akin est de rester à mille lieues du mélo larmoyant, il n’y a pas non plus de happy end ou de spirale tragique inéluctable à la Zola. Outre l’histoire de ce couple improbable, ce qu’a surtout voulu montrer Akin, c’est le comportement de la communauté turque, loin de chez elle en Allemagne, ou « à la maison » à Istanbul. Il y a les déracinés (Cahit, zonard apatride qui a coupé tous les ponts avec ses origines ), Sibil qui rejette violemment tout le poids des rigorismes communautaires (la religion, la société patriarcale, le clan familial, avec père, mère, frère et belle-famille qui représentant tous les niveaux – ou pas – d’intégration dans un pays occidental), et en Turquie l’évolution des mentalités, certains cherchant l’occidentalisation (la cousine de Sibil, très carriériste dans son hôtel de luxe), d’autres perpétrant le difficile équilibre d’un pays en état de déliquescence, coincé entre Europe-mirage économique et traditions musulmanes.
« Head-on » est un film immense, qui évite tous les clichés liées à une histoire d’amour, ce n’est pas non plus un film social qui se perdrait dans une analyse sociologique vite torchée. C’est un film noir, dur, entrelardé de scènes de tendresse et d’humour, mais surtout un film plein de mouvement, de violence, de (beaucoup) de sang, de sexe, de dope, de musiques agressives ou gothiques, porté par deux acteurs excellents, avec mention particulière à Birol Ünel, effrayant de réalisme destroy.
Les mêmes thèmes (l’histoire d’amour, les instants tragiques où tout bascule, le retour au « pays ») seront au programme du quasi-gémeau de « Head-on », le plus apaisé mais également plus noir « De l’autre côté », tourné trois ans plus tard …