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FRANCIS FORD COPPOLA - LE PARRAIN (1972)

Les Anciens et les Modernes ...
« Le Parrain » premier du nom, c’est le film-jalon, le film-référence, celui autour duquel un genre (en gros le polar-film de gangsters) s’articule. Et … oh misère, qu’est-ce que vous voulez que je raconte sur ce film que vous ayez pas entendu ou lu des centaines de fois (notamment chez un certain Luc B., auteur ailleurs sur la Toile d’un article définitif sur ce film et sa suite …).
Coppola, Brandon & Pacino
Il y a eu un avant et un après « Parrain ». Mais surtout pour Coppola. Qui jouait son va-tout avec ce film. Jonglant avec un budget dont il n’avait pas l’habitude, lui qui se serait bien vu héritier américain de la Nouvelle Vague française, et qui végétait dans le « film d’auteur ». Jouant serré avec les financiers et les boss de la Paramount qui mettaient les dollars, et voulaient d’un réalisateur à leurs ordres. Edulcorant par son adaptation le bouquin de Mario Puzo, beaucoup plus trash et cul que le film, un bouquin qui au fur et à mesure que Coppola avançait dans la préparation et le tournage du film devenait un best-seller, ce qui accentuait la pression sur le réalisateur. Un Coppola composant avec un casting de bric et de broc, à savoir une superstar réputée ingérable (Brando), confrontée à un ramassis de troisièmes couteaux ou d’inconnus, voire même piochés dans le cercle familial (papa, maman, fifille, la petite sœur, …) parce que le budget explosait et que les personnages secondaires étaient légion … En fait, Coppola réunissait avec une persévérance louable tous les éléments susceptibles de ruiner  sa carrière. Bizarrement, il a avec cette fresque démesurée assuré sa fortune …
Parce que plus qu’un film, c’est d’une épopée, d’une saga, qu’il s’agit. Celle de la famille Corleone, dirigée d’une main de fer par un patriarche (Brando), une des familles qui comptent dans la mafia new-yorkaise. Qui dit mafia dit embrouilles et elles sont nombreuses, on a un peu de mal à s’y retrouver (et d’ailleurs quelques types au patronyme sentant bon la Calabre, la Sicile et les affaires douteuses qui vont avec ont été choqués de voir leur communauté présentée sous cet angle et se sont montrés « menaçants »), c’est au bout de plusieurs visionnages qu’on « s’approprie » tous les personnages. Qui nous sont tous présentés dans une séquence devenue mythique, les vingt sept minutes initiales de la noce. Tous les acteurs de la tragédie, certains n’intervenant que beaucoup plus tard dans le film y participent, dans cette alternance de scènes lumineuses et ensoleillées en extérieur, tandis que dans la pénombre de son bureau, le Parrain Corleone tire les ficelles (superbe lettrage "marionnete" de l'affiche du film au passage, très stylisée, mais tellement parlante …), dévide l’écheveau et tisse ses toiles dans un dédale de « petits services » et de gros délits. L’occasion déjà de s’apercevoir que le personnage de Vito Corleone va marquer les esprits des spectateurs et l’histoire du cinéma.
Caan, Brando, Pacino & Cazale
Qu’en serait-il de ce film sans Brando, that’s the question … Tant le Marlon livre une performance hallucinante de laquelle beaucoup de ceux qui deviendront les grandes stars des années suivantes s’inspireront. Performance typée Actor’s Studio certes, mais avec une patte tellement personnelle que Brando « est » Corleone. Et pourtant, les gros cigares de la Paramount n’en voulaient pas de lui, ils préféraient Laurence Olivier, prévu au départ. L’histoire du casting de Brando, avec le coton qu’il se met dans les joues, la voix cassée, le regard, les épaules voûtées comme s’il devait supporter toute la misère du monde fait partie de ces anecdotes qui n’en sont plus tant elles sont connues. Brando, assez « bizarre » tout de même allait effectuer en cette année 1972, un comeback fracassant, l’autre film sur lequel il sera tête d’affiche c’est rien de moins que « Le dernier tango à Paris », qui apprendra à toute une génération un usage alternatif du beurre … Deux films au succès que l’on pourrait qualifier d’accidentels, tant sur l’un comme sur l’autre, Brando a tout fait pour foutre le boxon sur le plateau de tournage et déstabiliser ses partenaires ... Il faut, même si ça dure trois heures comme le film, écouter sur le BluRay la version commentée par Coppola lui-même narrant au fur et à mesure des scènes les « trouvailles » de Brando pour déstabiliser ses partenaires, s’en donnant encore plus à cœur-joie quand il s’agit de simples figurants (à titre d’exemple, déjà qu’à l’instar d’Obélix il était naturellement un peu « enveloppé », Brando avait rajouté des barres de plomb sur son brancard quand on le ramenait de l’hôpital, juste pour voir la tronche que feraient les deux brancardiers, quand ils devraient le monter à l’étage …). Le refus de l’Oscar que Brando obtiendra pour son rôle dans « Le Parrain » ne fut dès lors qu’une surprise de pacotille, énième pirouette d’un type quand même assez mal en point dans sa tête …
Des lasagnes au petit déjeuner ?
La performance de Brando a tiré tout le casting du « Parrain » vers le haut. Pour beaucoup ce film est la première ligne glorieuse de leur CV (Pacino, Keaton, Duvall, Cazale, Caan), pour d’autres notamment l’ancienne gloire des roaring fifties Sterling Hayden dans le rôle du flic ripou qui finira buté par Pacino dans le restaurant, c’est un retour inespéré sous les feux de l’actualité …
Le succès et l’aura jamais démentie par le temps du « Parrain », apparaît, eu égard à ce qu’est devenu le cinéma « grand public » aujourd’hui comme une aberration. Le tournage n’a duré que soixante deux jours, essentiellement dans un studio new-yorkais, des scènes ont été mises en boîte sans que Coppola soit présent (c’est un de ses potes, un certain George Lucas qui était derrière la caméra), des plans « bizarres » ont été conservés faute de moyens (le plus « célèbre » étant celui devant l’hôtel de Las Vegas où l’on aperçoit fugitivement deux hippies très 70’s, alors que l’action est censée se situer à la fin des années 50). Coppola à maintes reprises a failli se voir débarqué du projet, ce qui ne l’a quand même pas empêché de glisser de temps en temps des hommages subliminaux. Le chanteur de charme, à l’origine de l’histoire dans l’histoire qui aboutira à la mémorable scène dite de « la tête de cheval », est directement inspiré, à tous niveaux, par Sinatra. De même, le guet-apens tendu à James Caan haché menu par les rafales de mitraillette renvoie à l’épilogue du « Bonnie & Clyde » d’Arthur Penn.
Comme toute saga qui se respecte, « Le Parrain » aura une suite … sans Brando, « remplacé » par De Niro. Une suite excellente, un peu moins que le premier volet, mais nettement meilleure que le dispensable épilogue du « Parrain III ».
Tiens, avec ces titres numérotés, cette série de films me fait penser à un groupe de rock de qualité (le crétin qui a hurlé « Chicago » est prié de dégager avant que je me fâche) de la même époque, connu sous le nom de code de Led Zeppelin. Dont le succès gigantesque avait commencé dans des conditions similaires : une major derrière, certes, un type qui joue gros (Jimmy Page dans le rôle de Coppola-Brando), et un premier disque enregistré en une trentaine heures (à peu près le temps nécessaire au pénible Stromae pour trouver une minable rime triste) …
O tempora o mores …


Du même sur ce blog :

ZHANG YIMOU - EPOUSES ET CONCUBINES (1991)

Quatre mariées et deux enterrements ...
Zhang Yimou a du talent. Et il lui en faut, certainement beaucoup plus qu’à d’autres, lorsque l’on est un cinéaste bridé (non, je commence pas cette chronique par une joke nationalfrontiste). Le poids du régime communiste chinois et la censure qui l’accompagne définissent un carcan dont il est bien difficile de s’extraire pour réaliser une œuvre « visible » sans bailler dans le reste du monde.
Techniquement, Zhang est impressionnant. Il y a dans « Epouses et concubines » un aspect esthétique qui coupe le souffle, une minutie au niveau du cadrage notamment qui en font un chef-d’œuvre sur le strict plan de vue technique, alternance de plans serrés sur les protagonistes et mise en scène de ces protagonistes dans l’immense dédale des toitures et terrasses d’une maison de maître chinoise des années 1920, ces plans larges réussissant à renforcer l’atmosphère oppressante d’enfermement, de claustrophobie. Tout le film (hormis la courte scène d’ouverture, un gros plan sur Gong Li) se passe dans cette maison / palais / prison …
Gong Li & Zhang Yimou
« Epouses et concubines » est irradié par la présence et le jeu de Gong Li. Si c’est un lieu commun que de dire qu’une actrice très belle (et Gong Li est très belle, très) peut facilement crever l’écran, on sent qu’elle est filmée amoureusement par Zhang (son mari à l’époque) qui la sublime littéralement à l’image. Une similitude frappante avec Anna Karina quand elle partageait la vie de Godard et qu’il la mettait en scène. Un peu plus qu’un hasard, quand on sait que Zhang s’est beaucoup inspiré de l’approche cinématographique de la Nouvelle Vague …
« Epouses et concubines » est un huis clos. La jeune Songlian (19 ans) annonce à sa belle-mère (sa mère puis son père sont morts) que n’ayant plus les moyens de poursuivre ses études, elle préfère devenir la concubine d’un riche polygame plutôt que la seule femme d’un pauvre. Toute sa fermeté et sa détermination apparaissent dans cette courte scène d’introduction, malgré les larmes qui coulent sur ses joues. Songlian se retrouve donc la quatrième et plus jeune épouse d’un « Maître » dans son immense demeure. Les quatre femmes (une dizaine d’années les sépare toutes) ont chacune leurs appartements au fond d’une cour intérieure. Le soir venue, elles attendent avec leur servante principale à l’entrée de leur cour (les quatre cours se font face, ce qui donne lieu à des échanges de regards qui en disent plus que d’interminables dialogues) qu’une nuée de domestiques vienne éclairer la cour et l’appartement de celle chez qui le Maître va passer la nuit. Dans cette société ultra-patriarcale, ce choix est décisif. Celle qui est désignée dirige la maison le lendemain, commande les domestiques, choisit les plats du repas. Si l’on est choisie souvent, on devient de fait la « maîtresse » de la maison et on a toutes les chances de donner naissance à un héritier (mâle fortement souhaité) de la maison.

La situation est évidemment prétexte à toutes les inimitiés, haines, alliances hypocrites de circonstance. Si l’aînée des femmes, trop vieille, s’est résignée et n’est plus garante que du respect « des valeurs » de la maison, les trois autres vont très vite se livrer à un combat sans merci pour obtenir les faveurs du Maître. Tous les coups sont permis. Ou presque. Car tout en haut des toits, après une enfilade de terrasses, trône un petit réduit cadenassé, la Maison des Morts, où, dit-on, deux anciennes femmes (mais on ignore ou feint d’ignorer l’époque) qui avaient « fauté » se sont pendues … Manque de chance pour Songlian, en plus des autres concubines, elle doit également affronter une servante qui lui a été attribuée, avec qui le Maître se laisse parfois aller, et qui rêve donc de promotion sociale.
Le Maître, c’est un peu le coq de ce harem oriental. Lui ne se mêle pas d’intrigues courtisanes, mais le résultat de ces intrigues détermine son choix pour la nuit. Il dirige cependant tout d’une main de fer, prend des décisions cruelles voire pire … Jamais on ne le verra en gros plan durant le film, ce qui renforce son aspect impersonnel. Il représente le Pouvoir, quasi invisible, mais toujours présent…

Il y a dans « Epouses … » une tension, une violence (suggérée, rien n’est montré) beaucoup plus oppressante que dans l’intégrale filmographique de Rob Zombie. Dans une montée paroxystique rythmée par les saisons. Le film commence en été, la saison chaude, de l’insouciance, de l’innocence et des amours. Il trouve son épilogue sur les terrasses enneigées de la demeure du maître, symboles du froid de la mort. Les images sont imprégnées de rouge. Un rouge pas autant hégémonique que dans le premier film (et premier chef-d’œuvre de Zhang, « Le sorgho rouge »), mais qui rythme la vie dans ce vase clos. Le rouge orangé des lanternes qui s’allument dans un cérémonial hiératique et immuable chaque soir dans la cour de « l’élue » (le titre anglais du film est « Rise the red lantern »), aussi le rouge du sang qui fait lentement avancer l’intrigue vers sa conclusion inexorable ( celui des sous-vêtements de Songlian, qui entraînera sa disgrâce, celui de l’oreille coupée de la troisième épouse, témoin de cette lutte féminine sans merci).
Formellement, au premier degré, « Epouses et concubines » est déjà un chef-d’œuvre de drame psychologique, un thriller domestique à huis-clos. Evitant tous les clichés du cinéma asiatique, notamment cette lenteur chargée de symboles dans laquelle il se complaît souvent.
Au second degré, c’est un film politique. Zhang Yimou est un cinéaste « officiel ». La République Populaire de Chine (qui contrôle évidemment de près la production) a tout lieu d’être satisfaite du résultat. Cette dénonciation de l’autoritarisme patriarcal de la Chine du début du XXème siècle démontre incidemment que « c’était pas mieux avant ». Autre signe politique fort, les capitaux du Grand Satan, en l’occurrence ceux du frère ennemi sécessionniste de Taïwan, ont été autorisés à participer au tour de table financier de la production.

Seulement, il y a  encore un autre degré de perception, encore plus pervers et sournois, à l’image des intrigues du film. A cette époque, Zhang, sans être un contestataire déclaré ne rentre pas dans le moule strict du régime. « Epouses et concubines » est sorti en 1991, deux ans après les « événements » de la place Tien Anmen. Comment ne pas voir dans le Maître et sa première femme les tenants du conservatisme communiste, dans la seconde épouse l’archétype de l’apparatchik du Parti prêt à tout pour conserver sa place et son pouvoir (et qui réussira). Les deux épouses les plus jeunes (une ancienne chanteuse d’opéra, une artiste donc, et Songlian l’étudiante) finiront broyées par la « machine », et malgré leurs intrigues, sont les deux personnages les plus empathiques du film. Les artistes et les étudiants sont ceux qui se sont retrouvés devant les chars du pouvoir Place Tien Anmen avec le résultat que l’on sait. Il y a dans la symbolique du film trop de coïncidences allégoriques avec la situation de la Chine contemporaine pour que l’on puisse n’y voir que du hasard. En filigrane de « Epouses et concubines », il y a bel et bien la contestation du régime communiste. Fort, très fort, un monument de lecture à plusieurs niveaux …
Ce film est pour moi le sommet de l’œuvre de Zhang Yimou, qui lentement mais sûrement, se rapprochera de plus en plus du rôle de porte-parole officiel artistique du pouvoir chinois (celui-ci ayant également mis un tout petit peu d’eau dans son alcool de riz), donnant dans le cinéma commercial et exportable sans arrière-pensées (« Hero », « La Cité interdite », « Le secret des poignards volants »), ou signant la mise en scène de la cérémonie d’ouverture des J.O. de Pékin …

Restera pour toujours « Epouses et concubines », un chef-d’œuvre du cinéma universel …


Du même sur ce blog :




LARS VON TRIER - LES IDIOTS (1998)

Idiotheque ?
Lars Von Trier est un type totalement imprévisible, un jour crétin méprisable, le lendemain visionnaire de génie. Son cinéma lui ressemble, alternant navets terminaux (l’horrible « Antichrist ») et chefs-d’œuvre instantanés (« Breaking the waves », un des meilleurs mélos du siècle, voire l’onirique et esthétisant « Melancholia »). Et entre les deux extrêmes, la majeure partie de ses films, qui laissent souvent un goût d’inachevé, comme « Dancer in the dark », « Dogville », ou ces « Idiots ».
Lars Von Trier 1998
Avec « Les Idiots », il n’y a cependant pas tromperie sur la marchandise. C’était écrit sur l’affiche (et sur la jaquette du DVD, à la section bonus assez chiche), le titre exact du film est « Dogme 2 : Les Idiots ». Le Dogme ça se confond un peu avec Lars Von Trier. C’est le seul (avec à un degré moindre Thomas Vinterberg et son fabuleux « Festen ») passé à la postérité de cette bande d’étudiants en cinéma danois qui ont défini cette nouvelle norme (rigide, rigoriste même) devant s’appliquer à la création cinématographique. Un « code d’honneur » du réalisateur en dix points, en réaction notamment à l’évolution jugée « mercantile » des cinéastes de la Nouvelle Vague. Le Dogme, c’est un exercice de style austère. Caméra à l’épaule, son et image enregistrés conjointement, les scènes dans la continuité, pas d’éclairage artificiel, pas de maquillage, pas de raccords au montage, …
Forcément, ça donne des choses que les fans de Max Ophuls peuvent avoir du mal à digérer. Les micros et les techniciens parfois dans le champ de la caméra, les mises au point d’objectifs en direct live, les images tressautantes et d’un flou pas vraiment artistique, les points noirs, la peau grasse et les boutons sur le pif des acteurs en gros plan, et un jeu (parfois – souvent, rayer la mention inutile) en roue libre.
D’autant plus qu’avec « Les Idiots », Von Trier n’a pas choisi la simplicité. Il a pris le contrepied total du précédent (« Breaking the waves ») revenant donc au Dogme et au cinéma de ses premiers films, dont même les programmateurs de la tranche fin de nuit d’Arte ne veulent pas (« Epidemic », « Europa »). « Les Idiots » est un film dérangeant et agressif. Par le thème choisi, sujet ô combien délicat voire tabou (le handicap, ici mental). Par l’histoire racontée et son évolution vers un final poignant et oppressant. Comme si ça ne suffisait pas, Von Trier n’esquive aucune provocation, filmant « droit dans les yeux » et non simulées, Dogme oblige, tendances scatologiques et scènes de partouze. Le rendu est complètement déstabilisant, entre la poésie morale de l’étrangement somptueux « Freaks » de Todd Browning, et le dégoût visuel du « Salo ou les 120 journées de Sodome» de Pasolini.
Karen
Au début du film, on voit une femme à l’aspect fragile et rêveur (Karen), se promener dans une calèche par les rues de Copenhague, avant de s’installer à la table d’un restaurant chicos, où, sous le regard sarcastique du serveur, elle commande juste une salade et un verre d’eau parce qu’elle n’a pas « les moyens ». A la table voisine, une autre femme (Susanne, jouée par une des rares comédiennes pro du casting, Anne Louise Hassing), accompagne deux hommes (Ped et Stoffer), handicapés mentaux, qui ne tardent pas à partir en vrille, et finissent par quitter le restau, en emmenant avec eux Karen, mais au grand soulagement des autres clients et du personnel du restaurant. Dans le taxi qui les emmène, on comprend qu’ils simulent leur handicap. En fait, les trois nouveaux amis de Karen font partie d’une sorte de communauté d’une dizaine de personnes qu’elle va rejoindre (essentiellement des bobos) s’ingéniant sous la tutelle de leur « maître à penser » Stoffer à « laisser s’exprimer notre idiot intérieur ». Ca passe par le partage d’une même habitation, et des travaux pratiques de « simulation » grandeur nature dans des usines, des établissements publics …, des « entraînements » à la maison ou en pleine campagne.
Evidemment, ça crée à l’écran une atmosphère malsaine, entre la classique compassion initiale et la répulsion devant le jeu des « simulateurs ». Le film devient encore plus troublant quand Von Trier mélange sadiquement et volontairement des scènes « comiques » assez folles - c’est bien le mot – (lors des visites de l’oncle chez lequel la troupe squatte, des représentants de la mairie, d’acheteurs potentiels de la bicoque, …), avec d’autres d’une noirceur glaciale (quelques pétages de plomb, la visite d’un père, la scène finale chez Karen, …). De plus, lentement, insidieusement, on se rend compte que chez tous les participants à ce jeu étrange, se cachent des fêlures, voire des brisures profondes. Et qu’en fait, tout ces gens qui semblaient se livrer à un jeu décadent de désœuvrés bourgeois, ne font que masquer par leur attitude grotesque leur inadaptation totale au monde. Ils ont tous quelque chose de pathétique, et leur attitude imbécilement puérile (devant les « vraies » difficultés, y’a plus personne) rajoute au malaise, ce groupe où en fait chacun ne joue que pour soi n’inspire aucune empathie…
Suzanne & Stoffer
Et au final, on ne sait plus quoi penser. Comédie iconoclaste, humour noir de mauvais goût ? Tragédie glaciale avec en toile de fond l’incommunicabilité des individus dans nos sociétés aux codes rigides ? Les deux ?
On apprend dans les bonus que Lars Von Trier a écrit le scénario complet du film en quatre jours. Il aurait peut-être bien fait de prendre davantage son temps, son message est quand même bien brouillé sur le coup … Et c’est pas le clip « idiot » que Von Trier a tourné pour la promo du film, lui en chanteur lead et le Idiot All Stars (sic) dans les chœurs qui arrange la « lisibilité » de la chose …

Anecdote salace pour conclure : Von Trier n’a pas respecté le Dogme. Dans la scène de la partouze, si ce sont bien les actrices féminines qui participent, les acteurs masculins ont été remplacés par des hardeurs professionnels. Info pour les (a)mateurs, la séquence est (évidemment) dispo sur YouTube …

Du même sur ce blog :

La bande-annonce


Le curieux vidéo-clip


GASPAR NOE - ENTER THE VOID (2010)

Il faut sauver le soldat Noé ...
Autant le dire d’entrée, « Enter the Void » est un film long. Et chiant. Très long et très chiant même.
Et pourtant c’est ce genre de films qu’il faut voir pour sortir des sentiers battus d’un cinéma contemporain englué dans tous ses travers conformistes, sa recherche systématique du retour sur investissement, ses scénarios grotesques, ses metteurs en scène et ses acteurs en roue libre. Prise de risque artistique zéro.
Gaspar Noé, Paz de la Huerta, Nathaniel Brown
Noé, il prend des risques. Démesurés. Il fait des films que pour faire simple on qualifiera de « difficiles ». Et il se coltine une sale réputation de réalisateur arty, vulgaire, provoquant, agressif et égoïste. On lui reproche de faire des films pour lui et pas pour ceux qui se hasardent à les voir. Sauf que tout çà n’est pas toujours vrai. Il y a plus d’idées et de talent dans un seul film de Noé que dans tous ceux diffusés pendant un quinquennat le dimanche en prime time sur TF1.
« Enter the Void » est raté. Interminable et pénible. 2 heures 35, ça commence à compter (la version « courte », une vingtaine de minutes de moins, est plus fluide, « passe » mieux). Mais 2 heures 35, c’est quasiment une heure de trop. Pénible parce que ce sempiternel vomi d’effets numériques psychédéliques, cette caméra qui vole et traverse les murs, ça finit par gonfler grave. Parce que cette manie de Noé de montrer du sexe sans amour finit par faire étalage de barbaque pas très fraîche sur l’étal d’un boucher chelou …
Et pourtant, « Enter the Void » est à ce jour le projet de sa vie pour Noé. Quinze ans que ce film lui trottait dans la tête, qu’il bossait sur le scénario (version « définitive » terminée en 2006, mais beaucoup de choses seront improvisées sur le tournage). Le pitch est pourtant intéressant, la manière de tourner le film relève plus souvent qu’à son tour du génie.
Linda et Oscar en pleine lumière
Oscar, petit dealer à Tokyo, vendu aux flics par un copain-client, prend une balle en pleine poitrine dans les chiottes d’un bar (le Void). Toute sa vie passée, et les projections de son âme dans un hypothétique « futur » vont alors défiler. A ce niveau, première ambiguïté qui change radicalement toute la perception du film, savoir si Oscar est mort ou pas. On a l’impression, même après plusieurs visionnages, qu’Oscar est mort dans les chiottes du bar, et dès lors l’essentiel du film (2 heures) prend un côté mystico-bouddhiste gênant entrecoupé de flashbacks et de flashforwards qui nous racontent son histoire … Sauf que pour Noé, Oscar ne meurt qu’à la fin du film, lorsque l’écran devient noir. Noé a voulu filmer la dernière demi-heure de vie et l’agonie d’Oscar, se déclare profondément athée et se défend d’avoir voulu donner une connotation religieuse au film. Il aurait peut-être fallu se montrer moins elliptique et plus explicite sur ce point, même si, oui, j’ai entendu, il y a une réplique de Linda, la sœur d’Oscar qui dit « les juifs, les cathos, c’est des sectes, ils sont juste là pour prendre ton pognon ». Il est question dans « Enter the Void » de religion, qui se retrouve thème central et en même temps prétexte du film. Le « rêve » d’Oscar suit la trame du « Livre des Morts » tibétain, Oscar est en train de lire le bouquin que lui a prêté son pote dealer Alex, et ils en causent tous les deux en se rendant au Void, ce qui nous permet de comprendre ce qui va suivre, cette âme qui se détache du corps et survole la nuit tokyoïte, tout en se remémorant le passé et en cherchant son avenir.
Oscar et Linda, comme un air de Terence Malick
Filmer l’immatériel, c’est une sacré gageure. Peu s’y sont hasardés. Comme ça, sans réfléchir, je vois que Terence Malick qui lui filme le vent (dans les arbres, dans l’herbe, les champs). Et d’ailleurs il y a une courte scène, très atypique dans le film, où l’on voit Oscar et Linda assis sur une pelouse, avec un soleil rasant sur les arbres au loin. Il me semble qu’il y a le même plan dans « La ligne rouge » quand Caviezel est à l’hôpital. Si ma mémoire me joue pas des tours, ce doit pas être un hasard…
Par contre, il faut forcément évoquer à propos de « Enter the Void » le Kubrick de « 2001, Odyssée de l’Espace ». Là, au moins, y’a pas d’ambiguïté, Noé a cité ce film comme référence pour le sien. Pas au niveau de l’histoire, du rendu final, mais plutôt en tant que mètre-étalon stylistique. Noé a inventé des images, des mouvements de caméra. Il y en a un, dans les bonus du Dvd, tellement ahurissant, avec la caméra qui avance dans une rue en tournant dans le sens des aiguilles d’une montre, qu’on se demande bien pourquoi ils l’ont pas gardé dans le montage final. Bon, soyons calme, Noé n’est pas Kubrick, ça se saurait, et il est d’ailleurs parfaitement lucide sur ce sujet. Kubrick avait l’imagination et la technique, Noé a ça aussi, mais en plus et ça change tout, le digital.
Et autant les milliers d’effets numériques étaient bien utilisés dans « Irréversible », autant ici pour moi ça coince. Trop de numérique tue le numérique. J’ai pas chronométré, mais il doit bien y avoir plus de demi-heure d’images uniquement de synthèse, et toutes ces projections psychédéliques et ces survols de murs, de rues, de ville, se révèlent à la longue fatigants. Et quand on voit dans la section bonus qu’il y en a demi-heure non utilisés, on mesure l’ampleur qu’auraient pu prendre les dégâts … il n’empêche, il y a à mon sens dans « Enter the Void » un travail sur la lumière et les lumières qui pourrait faire date. Tout est retouché à la palette graphique, mais le rendu est fabuleux, et si l’histoire se passe à Tokyo (qui n’était pas le premier choix de tournage), c’est parce que Noé a trouvé que naturellement, Tokyo est une des villes les plus et les mieux éclairées du monde, et dès lors il s’en donne à cœur-joie avec des effets superbes à base de néons clignotants.
Et puis, Noé fourmille d’idées et avoue avoir rendu quasi fou les machinistes de l’équipe en leur décrivant les mouvements de caméra qu’il voulait pour ses scènes. Beaucoup sont filmées en plongée, avec une caméra en perpétuel mouvement. Et puis, avoir un acteur principal toujours de dos dont on ne voit que la silhouette aux oreilles un peu décollées, fallait oser, la logique de la caméra subjective poussée dans ses derniers retranchements … On ne voit son visage que deux fois, au début dans un miroir, et ensuite couché sur une table à la morgue.
Pour des questions de budget (dix millions d’euros quand même) et parce que beaucoup a été claqué en montage, en post-prod et en effets numériques (les dernières scènes du survol de Tokyo by night, ça fait un peu Pixar ou Dreamworks au rabais, ça pue l’animation bâclée, on voit trop que tout est faux, le spectre du dépassement de budget …), le casting ne fait pas dans la tête d’affiche. Paz de la Huerta (sublime physiquement, mais aussi, là, actrice très crédible) est la seule professionnelle dans la distribution, et encore elle n’avait eu que de tous petits rôles jusque là. Quasiment tous les autres sont des comédiens amateurs, à commencer par Oscar (Nathaniel Brown, étudiant en cinéma) ou son pote Alex (Cyril Roy).
Oscar, comme un air de Trainspotting
Alors « Enter the Void » est ambitieux, et Noé aussi, et il a raison. Autant aller au bout de ses idées, ne rien regretter, et tant pis si ça marche pas. Des choses sont fort bien vues. Oui, il fallait montrer des trips de défoncés, ça fait partie de l’histoire et des personnages, et Noé qui ne se cache pas de nombreuses expériences de toxico, l’intègre dans son film. Mais bon, ça n’en finit plus, ces visites du vortex (tiens, en passant, y’a aussi pas mal de similitudes avec Tarkovski, et notamment « Solaris »), et à la longue, on a l’impression de regarder les vieux écrans de veille de Windows. L’histoire familiale d’Oscar et Linda est à mon sens la partie la mieux traitée, et là on est presque frustré de ne pas la voir plus développée. Cette complicité fusionnelle qui les unit depuis qu’ils sont orphelins de leurs parents (écrabouillés en bagnole contre un camion), qui fait qu’à une paire de reprises on frôle l’inceste, et que Oscar, naturellement, choisira de se réincarner à l’intérieur de sa sœur, aurait mérité mieux, il aurait fallu pour cela confier le rôle d’Oscar à un comédien pro … Et puis, il y a ces idées ou ces images-chocs indissociables de Noé et qui font souvent grincer les dents. Passe encore pour l’accident de bagnole (on voit ça dans tous les films, en plus gore quelquefois), la partouze finale résume pour moi malheureusement les travers foune-bite de Noé (même si l’idée de la faire dans le « Love Hotel » numérique est elle géniale), tout comme cette scène de pénétration filmée depuis l’intérieur du vagin qui tient plus du vulgos que de l’art selon moi (mais je conçois que ça puisse se discuter).
« Enter the Void » est un flash d’images souvent exceptionnelles (la plupart des scènes « jouées » sont truffées d’effets genre stroboscope ou fish-eye), les couleurs giclent de partout, la bande-son est fabuleuse, tantôt sourde et oppressante, tantôt claquante et tous les potards sur onze, la musique (de la techno surtout) flippante et bien choisie. Le spectacle commence d’entrée avec un générique qui défile à toute blinde (et à l’envers) sur fonds de beats métalliques et syncopés de LFO et ne vous lâche jamais jusqu’à l’écran noir final.

Seulement voilà, moi j’espérais voir un film, pas un spectacle genre feu d’artifice du 14 Juillet. Mais c’est ça aussi Noé, capable d’égaler sur une scène, un plan, une intuition de génie, tous ces maîtres du cinéma qu’il adore, et se vautrer dix secondes plus tard dans du n’importe quoi en 16/9 …


Du même sur ce blog :



Le générique de début, déjà impressionnant ...


ANG LEE - ICE STORM (1996)

De tristes lendemains ...
Ang Lee est un réalisateur d’origine taïwanaise très vite repéré par les studios hollywoodiens. Un réalisateur qui touchera à tous les genres cinématographiques (de « Hulk » au « Secret de Brokeback Mountain » en passant par « Tigre et dragon » pour finir avec la 3D synthétique de « L’odyssée de Pi »). Difficile de trouver un thème conducteur dans sa filmographie, si ce n’est peut-être celui des relations humaines.
Ang Lee & Sigourney Weaver
« Ice storm » est un de ses premiers films « hollywoodiens ». C’est une fresque quasi entomologiste sur un petit échantillon d’américains. L’intrigue du film se déroule en quelques jours, et suit les pérégrinations, surtout amoureuses, de deux familles bourgeoises de la banlieue new-yorkaise (New Canaan dans le Connecticut). Plus que leur passé, Ang Lee prend beaucoup de soin à nous présenter les lieux, les gens, l’époque : le début de l’hiver 73, en plein scandale du Watergate. Le parallèle avec la politique n’est pas un hasard, en même temps que les citoyens se découvrent dirigés par des incompétents et des ripoux, toute une certaine american way of life est en train de s’effondrer. Toutes ces familles aisées, « cool », libérales et se croyant libérées, rattrapées par les idéaux hippies (la picole, les médocs-drogues légaux, la baise tendance échangisme), vont à l’occasion d’un événement climatique peu commun (une grosse pluie très givrante), prendre la réalité de la vie et de ses aléas en pleine poire …
Kevin Kline, Joan Allen & Christina Ricci
Là où beaucoup se seraient laissés aller à grossir le trait, Ang Lee fait dans la précision et le détail. Traite avec une finesse et une sensibilité que l’on retrouve toujours chez lui dans ces cas-là des situations « difficiles », ici les premiers émois amoureux d’enfants-adolescents … Mais ce sont aussi les détails qui servent à situer les personnages.
Le mari (Kevin Cline) ne parle pas de son travail, mais on le voit fugacement lire le Wall Street Journal, ça le situe. Sa femme au foyer (Joan Allen), on la sent fragile (elle a des pulsions kleptomanes, a suivi des thérapies de groupe). Ils n’ont plus de vie « physique » de couple. Leur fils aîné Paul est farci de complexes, se construit un monde en lisant ses BD de super-héros (le cocasse évidemment involontaire de la situation, c’est que le rôle est tenu par Tobey Maguire, futur Spiderman chez Sam Raimi). Leur fille (Wendy / Christina Ricci), en plein « âge bête » ne sait trop comment gérer sa sexualité qui bourgeonne et se la joue rebelle-contestataire.
Dans la famille voisine, le père est souvent absent et de toutes façons « ailleurs », sa femme (excellente Sigourney Weaver) joue les mantes religieuses avec les hommes qui passent à sa portée. L’aîné des enfants Mikey (Elijah Wood, on peut pas dire qu’il sente pas les carrières futures dans ses choix, Ang Lee, réunir dans trois rôles d’ados Maguire, Ricci et Wood, fallait le faire …), apparemment très doué, est livré à lui-même et se conduit souvent étrangement. Rien cependant à côté de son cadet, Sandy, gosse lunaire et très immature, qui souffre manifestement de l’absence morale de ses parents …
Tobey Maguire
Dans cette communauté (les deux familles n’entretiennent pas que des rapports d’amitié, il y a des liaisons en forme de chassé-croisé entre leurs composants) d’adultes infantiles et d’enfants laissés trop souvent seuls avec leurs problèmes, les masques vont tomber brutalement lors d’une soirée où s'abat une pluie givrante. Les parents sont réunis dans une soirée bourgeoise avinée décadente, une « soirée porte-clés » (les clés de voiture sont mises dans un saladier, les femmes en prennent une au hasard et partent passer la nuit avec le propriétaire de la voiture) qu’ils recréent dans leur petit bled, parce que les gens de la haute font ça à New York. Les enfants comme d’hab, sont livrés à eux-mêmes, et pour eux comme pour la plupart de leurs parents, la soirée va mal, voire tragiquement se passer …
Elijah Wood
Tout le talent de Lee, c’est de ne pas verser dans la soupe psychologique, les huis-clos bien plombants et les cris hystériques. Il y a toujours une situation, une attitude qui prêtent à sourire, entre ces parents qui ont tendance à s’infantiliser, leurs gosses à la ramasse et tous leurs petits secrets de pacotille. Il y a aussi des sujets graves ou dérangeants traités avec une finesse et une pudeur remarquables.

Il y a de nombreux points communs entre « Ice storm » et « De beaux lendemains » (« The sweet hereafter » en VO) de Atom Egoyan. Beaucoup de situations, de thèmes, les rôles primordiaux accordés aux enfants, et la météo glaciale sont communs aux deux films. Par pur hasard, ces deux excellentes réalisations étant sorties à deux semaines d’intervalle. Les grands esprits se rencontrent …


SAM PECKINPAH - LES CHIENS DE PAILLE (1971)

« Ils m'ont donné la rage au cœur ...
… Ces chiens de paille ». Ainsi hurlait notre Johnny national, dans une chanson inspirée par le film de Peckinpah. La rage, hum … Par où ou par qui commencer ?
Peckinpah est bien sûr en première ligne pour ce « Straw Dogs » (titre original). Peckinpah est un type pas très net, un misanthrope aux méthodes de tournage contestées et apparemment contestables, qui s’est fait un sacré nom avec « La Horde sauvage », ses gunfights au ralenti et ses gerbes de sang. Peckinpah devient (même s’il n’avait vraiment jamais donné dans la comédie romantique) le metteur en images de la violence, crue, frontale, primaire, voire sadique. Et comme Peckinpah est un perfectionniste et un grand réalisateur, il va dès que l’occasion se présentera chercher à faire « mieux » que « La Horde sauvage ». Il abandonne le projet « Délivrance » (qui sera repris et mené à terme par Boorman), pour se lancer dans l’adaptation  d’un roman anglais (« The siege of Trencher’s farm »). Adaptation comme souvent assez libre, seuls quelques éléments du bouquin sont retenus pour le scénario.
Dustin Hoffman & Sam Peckinpah
Nouveauté, Peckinpah lassé de procès d’intention, de procès tout court, de censure aux USA, décide de s’expatrier et de tourner le film en Angleterre. Difficultés pour monter le casting, finalement Dustin Hoffman sera la tête d’affiche. Et commence par s’opposer au choix d’une jeune actrice anglaise peu connue, Susan George, dont les seuls faits d’armes résident dans des seconds rôles de bimbo court-vêtue. L’atmosphère pendant le tournage sera détestable. Hoffman affiche souvent une attitude méprisante vis-à-vis de sa partenaire. Cerise sur le gâteau, Peckinpah tombe malade, souffrant d’une grosse pneumonie, refuse d’ajourner ou d’abandonner le tournage, et se soigne en buvant comme un trou. Déjà qu’à jeun il n’avait pas la réputation d’un type facile, alors là, bourré en permanence, il martyrise littéralement toute son équipe.
« Les chiens de paille », c’est l’histoire d’un engrenage qui conduit à un final hyper-violent. Toute une galerie de personnages sordides au cœur d’un village contemporain, perdu dans une campagne anglaise qui n’a rien de glamour. Peckinpah jongle avec la noirceur ou l’ambiguïté des personnages. Tant du point de vue de « l’action » que de la psychologie des protagonistes, le film n’est pas crédible. Mais Peckinpah doit s’en foutre un peu (beaucoup ?) de cette crédibilité. Et c’est ce qui est ennuyeux finalement, qui fait des « Chiens de paille » un film dérangeant.
Susan George & Dustin Hoffman
Cette obsession pour l’humiliation, pour montrer que chacun renferme sa part noire qui finalement prend le dessus, finit par être gênante. Beaucoup plus que la violence qu’elle finit par générer. Et au final, le film est plus dérangeant que choquant. Dans cette longue surenchère de pacotille, biaisée dès le départ parce que seul un carnage total peut servir la vision qu’a Peckinpah de l’histoire et des personnages.
« Les chiens de paille » ne vaut que par son esthétique. Et de côté-là il est parfait. Dès la toute première scène, on a droit à un gros plan sur les seins de Susan George qui pointent sous un pull hyper moulant. Manière de capter l’attention du spectateur (spectateur, car j’ai pas du tout l’impression que ce film puisse s’adresser de quelque façon que ce soit à un public féminin), de jouer sur la fibre du machisme et du voyeurisme. D’ailleurs l’autre seul rôle féminin notable est tenu par une gamine délurée, sexy et provocante dont l’attitude stupide va enclencher la mécanique qui conduira au cataclysme final. On a l’impression que Peckinpah déteste ses personnages, que sa caméra n’est là que pour les rendre encore plus vils. Susan George ? Allumeuse, qui se laisse serrer de près par un ancien flirt, exhibe sa petite culotte ou ses seins aux ouvriers embauchés par son mari. Dès lors le viol qui suivra ne peut entraîner pitié ou commisération quelconque. Un personnage « sacrifié » par Peckinpah. Dustin Hoffman qui joue son mari ? Vil, égoïste, trouillard, simplet perdu dans son génie mathématique, incapable d’envisager, d’anticiper et de gérer le pourrissement de la situation. Et ce type qui devient une sorte de Rambo non pas pour préserver un blessé ou protéger sa femme, mais parce qu’on est train de vandaliser « sa » maison (en plus, c’est pas la sienne, c’est celle de ses beaux-parents, mais il l’accapare, c’est lui « l’homme », c’est le possédant). Héros totalement antipathique. Les autochtones ? Galerie d’ivrognes, brutes incultes épaisses et à peu près consanguines, débiles légers, homme d’église puéril, représentant de l’autorité dépassé (c’est d’ailleurs le premier à y laisser la peau, flingué à bout portant au fusil de chasse). On cherche en vain dans ce casting le personnage « attendrissant ».
Ce qui conduit à affirmer que pour Peckinpah, le film en soi n’a pas grande importance, si ce n’est qu’il lui sert à mettre en scène la violence. Et de ce côté-là, c’est un maître. Il installe très vite un climat de tension, une atmosphère oppressante qui ne se relâche jamais et va crescendo. Peckinpah, c’est le type qui filme en couleurs les recoins les plus sombres et sordides de l’âme humaine. Sans pitié, en forçant le spectateur à regarder, à devenir voyeur. Pas d’esquive possible, les atrocités se passent pas hors-champ, c’est plein cadre. La scène du viol est dans le tiercé de tête des plus dérangeantes mises à l’écran (avec celle d’ « Irréversible » et celle de « Orange mécanique », cette dernière par un curieux hasard sortie la même année). Et ce n’est pas le nombre de morts qui est le plus choquant (une demi-douzaine, moins que dans la séquence inaugurale d’un quelconque Rambo), c’est la sauvagerie qui accompagne la plupart de ces morts.

« Les chiens de paille » a fait débat. Et suscité un procès moral envers Peckinpah. Principaux griefs de l’accusation : fascisme-totalitarisme et glorification de l’autodéfense. Des termes encore relayés de nos jours. Bon, je veux bien qu’au début des années 70, ça ait traumatisé les bien-pensants de tout bord (leur était-il seulement venu à l’idée que la seule « idéologie » présente était celle de la violence ?), mais aujourd’hui, les limites posées par Peckinpah ont été franchies et explosées par des films gore sado-maso (les « Hostel », Saw », …), sans parler des snuff movies qui fleurissent dans les recoins sombres du web … Voir du fascisme dans « Les chiens … » est une illusion d’optique, une commodité intellectuelle. L’apologie de l’autodéfense ne tient pas davantage, le défense de la maison assiégée n’est qu’un prétexte scénaristique, Hoffman est juste un lâche aux abois, il réagit comme tel, pour sauver uniquement sa peau et pas sa bicoque envahie, une fois qu’il s’est rendu compte que son bon sens diplomatique d’intellectuel n’est d’aucun effet sur ses assaillants avinés …  C’est à mon sens dans le personnage de Dustin Hoffman qu’est la clé du film, montrer comment un intellectuel, chercheur en mathématiques, peut retomber dans des pulsions barbares. La façon dont il traite de haut sa femme rajoute un drame psychologique supplémentaire à l’intrigue (d’après les témoignages des personnes présentes sur le tournage, guère différentes de celle dont Peckinpah traitait Susan George).
L’occasion de dire que c’est elle, la débutante dans un premier rôle, prise en grippe par le réalisateur et l’acteur principal, qui signe la meilleure performance du film, tout à fait naturelle et « juste » dans un tas de scènes pourtant très difficiles. En comparaison, Hoffman n’est guère crédible (enfin, plutôt la crédibilité de son personnage, ce qui a tendance à montrer les limites d’un jeu très typé Actor’s Studio).
Hasard des sorties en salle, en cette année 1971, arrivèrent sur les écrans trois films perçus comme des sommets de violence, ce Peckinpah, « Orange mécanique » et « Délivrance », suscitant vagues d’indignation, tollés des « bien-pensants », batailles d’Hernani des critiques. Aujourd’hui, ces trois films (pourtant très différents) sont à juste titre considérés comme des classiques, toutes époques confondues …

  

ABDELLATIF KECHICHE - LA GRAINE ET LE MULET (2007)

Vous reprendrez bien un peu de couscous ?

Abdellatif Kechiche est un réalisateur remarquable, au sens étymologique du terme. Il a un style, tant pour la narration que pour la mise en images, et il semblerait qu'on s'en soit rendu compte dernièrement à Cannes. Kechiche est un type qui arrive à faire une fresque humaine, une épopée, avec trois fois rien. Des histoires simples de gens simples.
Même pas des histoires d’ailleurs. Dans « La graine et le mulet », on prend l’intrigue en route, et le film se termine alors que des pans entiers du scénario n’ont pas trouvé leur épilogue. Slimane va t-il réussir à le monter, son restaurant ? D’ailleurs, est-ce qu’il n’est pas en train de crever contre un mur de son quartier, le souffle coupé après avoir poursuivi les enfants qui lui ont piqué sa vieille mobylette ?
Kechiche, Herzi & Boufares
Tout ça parce que Kechiche est autant intéressé par les gens qu’il montre que par leur(s) histoire(s). La trame principale du film tient sur un timbre-poste. Un ouvrier immigré, la soixantaine, perd son boulot sur les quais de Sète. Il va se mettre en tête de transformer une épave de bateau en restaurant spécialisé dans le couscous (la « graine », pour la semoule) au poisson (le « mulet »). Kechiche filme l’intrigue chronologiquement, mais se concentre sur quelques très longues scènes, dans lesquelles les principaux protagonistes s’exposent (le repas de famille chez Souad, le premier repas au restaurant). Le talent de Kechiche est de livrer un rendu de documentaire, avec des mouvements apparemment confus de caméra (on dirait que c’est un des protagonistes qui filme avec un caméscope, c’est fait exprès, Kechiche sait tenir une caméra, voir « La Vénus Noire »), et de très gros plans sur les visages (c’est un régal de voir les sentiments qui passent par les regards et les non-dits). L’aspect documentaire vient aussi de la distribution, pas de têtes d’affiche, mais des habitués des films de Kechiche, et de nombreux acteurs non professionnels. Dont le « héros » Slimane, joué par un ouvrier du bâtiment (Habib Boufares, un ami du père décédé de Kechiche prévu à l’origine pour le rôle), ou la parfaite débutante pour l’occasion Hafsia Herzi (la fille de la compagne de Slimane dans le film). Il y a d’ailleurs une « famille » d’acteurs utilisés par Kechiche, qui peuvent avoir des rôles importants dans un film et des rôles mineurs dans un autre. Dans « La graine et le mulet », Sabrina Ouazani (la Frida de « L’esquive ») est une fille de Slimane, qui est peu à l’image, Carole Frank (la prof de français de « L’esquive ») apparaît très fugacement parmi les invités du repas sur le bateau, les deux jouent des personnages mineurs de l’intrigue. De même, on retrouvera dans « La Vénus Noire » pour de petits rôles trois actrices très présentes dans « La graine … » (celles qui jouent l’ancienne femme, Souad, et deux des filles de Slimane). Autres points communs dans la distribution des films de Kechiche, des « héros » peu loquaces (le jeune garçon de « L’esquive », la « Vénus Noire », ou ici Slimane), et des acteurs principaux dans un film absents des autres.
Repas de famille chez Souad
Kechiche, c’est un peu le cinéaste de la fiction « vraie ». A une époque, on a appelé ça du néoréalisme, plus tard du cinéma social. On a souvent cité à propos des films de Kechiche et de « La graine … » en particulier des réalisateurs comme Cassavetes (la descente dans l’intimité familiale) ou Ken Loach (l’engagement, le militantisme, …), et Kechiche a reconnu lui-même que le final du film (Slimane poursuivant les gosses) est un hommage au premier degré au « Voleur de bicyclette » de De Sica. Moi je rajouterais l’influence du cinéma nordique, certaines choses de Bergman (l’hystérie claustrophobe en moins, quoi que le pétage de plombs de la belle-fille cocufiée à la fin …), la façon de tourner très Dogme (Lars Von Trier des débuts et toute la clique), l’importance des deux repas longuement filmés m’évoque elle fortement « Festen » et « Le festin de Babette » deux classiques du cinéma danois. Kechiche n’a pourtant rien d’un Nordique, il est d’origine tunisienne, et « La graine … » est un film très méditerranéen. Parce qu’il se déroule à Sète (qui n’est certes pas la ville littorale la plus glamour, cité portuaire industrielle dévastée par les crises économiques à répétition, genre Le Havre ou Dunkerque, avec le soleil et l’accent qui chante en plus), mais aussi parce qu’il met en scène « sa communauté ». Un des reproches faits à Kechiche, ce « communautarisme », voire même du « racisme à l’envers » (comme si le racisme avait un sens !). Kechiche est un réalisateur engagé certes, qui montre. Et autant on peut émettre des réserves sur certaines de ses stigmatisations (le contrôle musclé des flics dans « L’esquive », la charge contre la « science » occidentale et française dans « La Vénus Noire »), autant dans « La graine … », on a son traitement le plus fin et le plus subtil de l’aspect « social ». Oui, la défiance voire la méfiance entre les deux communautés est explicite, notamment sur le bateau, entre une famille « issue de l’immigration » comme on dit dans les JT, et les petits notables sétois, et la condescendance des banquiers ou de l’administration vis-à-vis d’un Slimane un peu largué côté paperasserie, est un régal de finesse d’observation et de retranscription à l’image. Le trait n’est pas forcé, c’est la vie, quoi. Comme lorsqu’on se retrouve en famille, on peut passer un moment à causer prix des couches-culottes. Les personnages de Kechiche sont des gens « normaux », pas des Batman ou des James Bond…
La danse du ventre d'Hafsia Herzi
De plus, Kechiche sait éviter l’atmosphère sordide, voire glauque que pourraient entraîner certaines situations. Il y a toujours un sourire, tout un vocabulaire ensoleillé, tout un tas de petites réflexions, allusions, regards  (ah, les fabuleux regards des petits bourges sétois imbibés d’alcool lors de la danse du ventre d’Hafsia Herzi), mimiques, de tous ces anonymes voire étrangers aux studios de cinéma, qui arrivent à faire passer plus d’émotions et de sentiments que beaucoup de têtes d’affiche de nos productions franchouillardes (non, je ne vais pas me laisser aller à citer des noms comme Clavier, Reno, Boon ou Dubosc, j’ai pitié des minables …).
« La graine et le mulet » porte bien son nom de long-métrage (deux heures et demie), et encore Kechiche use d’un stratagème venu du théâtre (les copains musiciens du dimanche de Slimane qui au milieu du film racontent l’évolution de l’histoire, comme un remake du rôle des chœurs antiques) pour passer à une autre étape de son histoire. Mais on ne s’ennuie pas, il y a suffisamment de mini-intrigues et de mini-personnages secondaires pour captiver l’attention. Les gens « ordinaires » peuvent être très intéressants. Merci à Abdellatif Kechiche de nous le rappeler ...

Du même sur ce blog : 
L'Esquive


RUSS MEYER - FASTER PUSSYCAT ! KILL ! KILL ! (1965)


Le saint des seins ...

Russ Meyer est un type à peu près normal. Sauf qu’il y a un truc qui le tracasse quand même un peu, les fortes poitrines. Ça le tracasse tellement qu’il finira par en faire le sujet principal de sa carrière derrière la caméra. L’essentiel des films, y compris la très célébrée mais très con série des « Vixens », « Supervixens », etc, … est juste bonne pour assouvir les fantasmes de quelques voyeurs pervers, mais n’a que peu à voir avec le cinéma digne de ce nom. Mieux vaut un porno de base …
« Faster Pussycat … » est d’un autre … calibre. D’abord c’est bien filmé. Parce que Meyer n’est pas un obsédé sexuel (enfin, si, un peu quand même) qui s’est acheté une caméra, il a commencé par du reportage de guerre (il a couvert le débarquement américain sur les plages normandes, c’est d’ailleurs la partie de sa carrière dont il est le plus fier), techniquement le noir et blanc du film est excellent, et les plans originaux de caméra (les protubérances mammaires de ses actrices sont filmées sous tous les angles imaginables) témoignent d’un talent et d'une imagination certains. Même s’il y a quelques raccords bizarres (les fringues peuvent changer d’un plan à l’autre), quelques attitudes surprenantes (y’a pas de rétroviseurs sur leurs bagnoles, que les nanas soient obligées de se retourner pour voir ce qui se passe derrière ?).
Plein de belles carrosseries 
« Faster Pussycat … » (putain, ce titre !) est avant tout un film fétichiste. La fascination pour les gros seins, certes (avis aux (a)mateurs, on n’aperçoit pas l’ombre d’un téton, mais à l’époque c’était le genre de films que les jeunes boutonneux devaient regarder d’une main, la suggestion s’avérant aussi forte qu’un quelconque gros plan gynécologique), mais aussi pour toute une culture de fantasmes SM alors underground. Les femmes sont des dominatrices, usant et abusant de leurs charmes proéminents. « Faster Pussycat … » multiplie les références. Les tenues de cuir ? Brando dans « L’équipée sauvage », bien sûr. La Porsche de Tura Satana ? James Dean of course. Brando et Dean, les sex-symbols masculins de la décennie précédente. L’action de « Faster … » se situe dans le désert et il y a une blonde (Lorie Williams) plutôt ingénue et ultra-sexy ? Monroe dans « Les désaxés » …
L’intrigue de « Faster … » (si, si, il y en a une) n’est pas très élaborée, mais peu importe. Trois go-go danseuses partent dans une virée dans le désert au volant de leurs voitures de sport. Qui tourne au road movie sanglant (les trois-quarts du casting laisse sa peau dans l’histoire), quand elles se mettent en tête de rafler le magot d’une famille de plus ou moins dégénérés (le père infirme et obsédé sexuel, et ses deux fils, dont un malabar simplet). La figure (même si c’est pas sa figure qu’on remarque le plus) centrale du film, c’est Varla, « jouée » par Tura Satana. Un … personnage. Origine asiatique, violée toute enfant, experte en arts martiaux (elle n’est pas doublée dans les bastons du film), on dit (enfin, surtout elle) que ses atouts auraient même charmé le King Presley en personne, elle traverse le film telle une Betty Page sadique, toute de cuir et de gants noirs vêtue.
Pas commode, Tura Satana
« Faster Pussycat … » sorti en salles en 1965 jongle avec toutes les limites permises par tous les codes encadrant la « morale » cinématographique de l’époque. Un très fort pouvoir suggestif et fantasmatique. Lorsque les règles de la « décence » s’assoupliront à la fin de la décennie, Russ Meyer enchaînera à un rythme effréné les pellicules plutôt vulgaires (y’a pas photo entre l’impact subliminal de Tura Satana et l’exhibitionnisme bon enfant de son égérie des 70’s Kitten Natividad), se faisant plutôt malgré lui le porte-drapeau d’un cinéma trash dans lequel un John Waters pour ne citer que le plus évident de ses « descendants » puisera sans vergogne.
« Faster Pussycat … » n’a pas vraiment mobilisé les foules lors de sa sortie. Mais lentement, sûrement, il a acquis un statut mérité de film culte …

ALEJANDRO GONZALES INARRITU - 21 GRAMMES (2004)


Talents à la tonne ...

Contrairement à ce que pourrait laisser supposer son titre, « 21 grammes » n’est pas un film léger. C’est un film très noir, très sombre. « 21 grammes », selon l’accroche de la bande-annonce, c’est le poids que nous perdons tous à l’instant précis de notre mort. Et donc c’est bien évidemment la mort qui est au centre du film. Mais pas seulement.
Watts & Inarritu
Le scénario est superbe. Paul (Sean Penn), enseignant supérieur est dans une situation physique désespérée et son couple bat de l’aile. Seule une transplantation cardiaque peut le sauver. Jack (Benicio Del Toro), petit délinquant multirécidiviste, veut s’en sortir, en s’appuyant sur une foi et un mysticisme exacerbés. Christine, ex alcoolo et junkie, s’est sortie de ses addictions en fondant une famille avec un mari architecte et deux fillettes. Le destin va faire se rencontrer ces trois personnages qui ne se connaissent pas, et va les entraîner dans une terrible spirale.
Derrière la caméra, un quasi-débutant, le Mexicain Alejandro Gonzales Inarritu. Mais dont le premier film, l’extraordinaire « Amours chiennes » a suffisamment fait parler de lui, pour que les producteurs hollywoodiens lui confient un gros budget pour « 21 grammes ». Un bon scénario, un bon réalisateur, de bons acteurs, ça peut faire un bon film. « 21 grammes » a quelque chose en plus. C’est un film qu’on ne regarde pas distraitement. Un chef-d’œuvre de montage fait qu’il nécessite toute notre attention pour comprendre quelque chose. A titre d’exemple, la première scène est chronologiquement l’avant-dernière, et seule la dernière est vraiment à sa place. Durant la première demi-heure, on navigue dans le temps et l’espace autour des trois personnages principaux, au mépris de toute chronologie. Et puis, à partir de là, quand on a fini par saisir tous les tenants et aboutissants de l’histoire, on reconstitue tout le puzzle, aidé aussi par un récit qui devient « normal ». Enfin, presque, car sont menées en parallèle les histoires des protagonistes avant et après l’accident.
Del Toro
L’accident ? Oui, car comme dans « Amours chiennes », c’est un accident de voiture qui va nouer l’intrigue. Et dès lors comme dans les tragédies raciniennes ou cornéliennes, c’est le déterminisme des personnages qui va inexorablement guider leurs vies et leurs choix. Responsable de l’accident : Jack. Victimes : le mari et les deux filles de Christine. « Bénéficiaire » : Paul, qui y trouve un cœur pour sa transplantation.
Fondamentalement, et d’après Inarritu dans les (maigres) bonus du Dvd, « 21 grammes » est un film sur le pardon et la rédemption. Pas un hasard si c’est le personnage de Jack qui est le plus marquant, personnage rehaussé par une prestation hallucinante de Benicio Del Toro. Le seul des trois protagonistes principaux, d’une détermination mystique sans limite, et qui ne va pas varier d’un iota, malgré le monde qui se dérobe sous ses pieds après l’accident et dont la vie ne sera plus dès lors que quête de la rédemption. Cette quête du pardon, Jack et Christine (Penn et Watts également à leur meilleur niveau, le premier ayant suggéré la seconde à Inarritu) vont s’y trouver confrontés. Paul, parfait égoïste (notamment avec sa femme, bon second rôle pour Charlotte Gainsbourg), qui fait passer ses envies et ses quêtes au mépris des cataclysmes qu’ils peuvent engendrer va pourtant hésiter lorsqu’il se retrouve flingue au poing face à Jack. La plus ambiguë face à cette notion de pardon et de rédemption, c’est Christine, qui replonge dans la came, ne porte pas plainte après l’accident mais veut ensuite se venger, passe par des sentiments contradictoires vis-à-vis de Paul, et est perpétuellement déchirée entre faiblesses et déterminations.
Penn
Les personnages d’Inarritu ne sont pas des héros,  ce sont des gens « normaux »,  des gens auxquels on peut s’identifier, plutôt banals, même. Ils sont filmés crûment, souvent en gros plan et en lumière naturelle (ou alors c’est bien imité) dans leur milieu parfois sordide. Naomi Watts joue sans maquillage (ou alors là aussi, c’est plus que bien fait) et n’a rien de glamour avec ses survets informes …
Il y a dans « 21 grammes » des scènes très dures, sans aucune outrance « hollywoodienne », reposant entièrement sur le jeu des acteurs face aux événements que leurs personnages affrontent, avec mentions particulières à la scène de l’hôpital où se rend Christine après l’accident, à celles de Jack en prison ou lorsqu’il scarifie ses tatouages religieux devant le Dieu qui l’abandonne et qu’il veut abandonner …
Il n’y a dans « 21 grammes » rien de superflu, tous les personnages secondaires (notamment les enfants de Christine et Jack, quatre mini-comédiens très bien utilisés) et les intrigues mineures sont juste là pour permettre de cerner au plus près les rôles principaux et comprendre leurs réactions. Avec ce film, similaire par bien des points au « Amours chiennes » (trois personnages centraux, l’accident de voiture au cœur de l’histoire, le montage oubliant la chronologie), Inarritu confirme ô combien tous les espoirs (et les dollars) placés en lui, impose un style, une vision narrative de ses histoires, assez rare dans le milieu du cinéma actuel, et en tous cas assez unique et originale.
Autant d’éléments qui tourneront quelque peu au procédé sur le suivant (« Babel »), plus « facile », plus « grand public », qui sera juste un bon film … assez loin de ce « 21 grammes » qui risque fort d’être un chef-d’œuvre difficile à dépasser …
A noter que dans la musique, dûe à Joao Santaolalla, les synthés ont des sonorités proches de la guitare de Neil Young sur la B.O. du « Dead Man » de Jarmusch, autre grand film mystique sur la mort ...

Du même sur ce blog :