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JEAN-LUC GODARD - VIVRE SA VIE (1962)

 

Chemin de croix ...

« Vivre sa vie » est sous-titré « Film en douze tableaux ». Du strict point de vue du montage, des intertitres séparent des groupes de scènes et annoncent sommairement ce qui va suivre. Douze tableaux comme il y a quatorze stations du Chemin de Croix … Même si « Vivre sa vie » n’est pas un film religieux. Au mieux, on frôle le mysticisme quand Godard, dont il n’est pas inutile de rappeler qu’il fut d’abord critique et donc fan de cinéma, insère une scène qui s’annoncera prémonitoire, celle de l’annonce à Jeanne d’Arc de sa condamnation dans le chef-d’œuvre de Dreyer « La passion de Jeanne d’Arc » avec ce long gros plan sublime sur le visage d’Andrée Falconetti, une des scènes les plus expressives jamais mises en images.

Godard & Anna Karina 1962

Godard a toujours aimé la symbolique, suggérer plutôt que montrer, ce qui n’est pas forcément plus simple ou évident. Mais Godard, encore à l’orée de sa carrière (« Vivre sa vie » n’est que son quatrième long-métrage, et il n’a qu’un chef-d’œuvre, « A bout de souffle », à son actif) estime avoir des dettes à payer au septième art, tout en suivant une voie profondément originale. Ce qui occasionne des tensions. Avec à peu près tous ceux qui sont les plus importants lorsqu’il met en chantier ses films.

Godard envisage son art d’une façon unique à l’époque, et surtout n’aime pas les concessions. Comme beaucoup de ses films des sixties (vive la censure gaullienne), « Vivre sa vie » va se retrouver interdit aux moins de dix-huit ans. Faut dire que faire un film sur la prostitution et « offrir » au spectateur-voyeur de l’époque quelques images (certes fugaces) gratuites de seins et de fesses ne risquait pas de le réconcilier avec la triste bien-pensance de la censure de l’époque. Il ne se foutait pas de la censure, il la cherchait …

Des concessions, Godard n’en fera pas plus à la production. Lâché par son premier et historique financeur Georges de Beauregard, il trouvera comme producteur Jean Schlumberger, à qui il refusera un petit second rôle pour sa femme, avant d’entrer en conflit ouvert avec lui (des rumeurs, comme d’habitude serait-on tenté de dire sur les tournages de Godard, font état de bagarres entre les deux et au moins de situations très tendues bien réelles).

La censure et la production sur le dos, ça peut déjà faire beaucoup pour un seul homme. Godard ne s’arrête pas là. Bien que son mariage prenne l’eau, il confie à sa femme Anna Karina le premier rôle, et prendra quasiment un malin plaisir à lui imposer multitudes de choses qu’il n’est pas sans savoir qu’elle va détester (sa coupe de cheveux, ses fringues, de nombreuses situations et répliques, …).

L'amour tarifé ...

Certes à peu près tout ce qu’a fait Godard dans les sixties mérite d’être vu, mais bien peu se hasardent à citer « Vivre sa vie » comme un de ses films majeurs. Même si on y trouve tout ce qui symbolise le meilleur cinéma de Godard. Les personnages antisystèmes d’abord. Ceux qui sont en marge de la société et se foutent donc des codes de la société. Anna Karina est Nana. Une allusion au personnage du même prénom de Zola. Même si la trajectoire de la Nana du film évoque plus celle de sa mère (la Gervaise de « L’Assommoir ») dans la saga de Zola.

Nana vivote dans son boulot de vendeuse de disques dans un magasin d’électro-ménager (même s’il ne comprend rien à la musique de son époque, Godard lui donne toujours une place importante dans ses films). Elle se fait larguer par son mec (superbe premier « tableau », scène de rupture pendant laquelle les deux protagonistes sont filmés de dos au zinc d’un bistrot, on ne voit leurs visages flous de face que dans le reflet des glaces du comptoir), se fait courser par sa logeuse parce qu’elle lui doit du fric qu’elle essaye de trouver en vain auprès de ses connaissances. Dès lors, d’abord occasionnellement ensuite régulièrement, Nana va se prostituer, sans qu’on sache et comprenne vraiment ce qui la pousse sur le trottoir.

Nana au cinéma

Dès lors, la prostitution va devenir le fil conducteur du film. Bon, Godard ne fait pas ici du cinéma social (même si « Vivre sa vie » doit bien plaire à Ken Loach), il marche plutôt sur les traces du réalisme désincarné de Bresson, un des théoriciens de la Nouvelle Vague. Il aurait même reconnu l’influence du néo-réalisme italien, et plus particulièrement de Rossellini, ce qui se tient … Le point de départ de « Vivre sa vie » étant un très sérieux rapport de Marcel Sacotte, juge de son état, intitulé « Où en est la prostitution ? » (ce qui donne l’occasion à Godard au cours d’une scène en voiture de faire tenir à ses personnages un très didactique dialogue sur le mode question-réponse sur le thème de la prostitution, sa tarification, l’organisation de la hiérarchie mac-tapineuse, etc …).

Anna Karina traverse cette histoire qui finit mal en roue libre (on la sent pas toujours très concernée). Il y aurait évidemment beaucoup à dire sur la façon très particulière et freudienne qu’a Godard de mettre en scène la femme dont il est en train de se séparer. Il la fait coiffer façon Louise Brooks sachant pertinemment qu’elle déteste les coupes à la garçonne, invente quasiment le système d’oreillette pour lui donner des ordres sur le tournage, elle manque se faire écrabouiller par une voiture, et finira par une tentative de suicide aux barbituriques. Autant dire qu’elle n’est pas aussi irradiante que dans « Pierrot le Fou », période à laquelle sa relation avec Godard était beaucoup plus claire (ils venaient de divorcer). Elle arrive cependant à sublimer une paire de scènes, lors de la projection de « La passion de Jeanne d’Arc » où ses larmes viennent répondre à celles d’Andrée Falconetti à l’écran, ou lors d’une danse endiablée au milieu de macs dans une salle de billard. Elle est par contre assez à l’Ouest lors d’une discussion philosophique dans un bistrot avec un intellectuel oublié (Brice Parrain), lors d’une longue scène (bien dix minutes) totalement hors sujet par rapport au reste du film, technique récurrente chez Godard pour faire au grand n’importe quoi, alors qu’il a ça en tête depuis le début du tournage …

Un final à bout de souffle ...

Et comme si ça ne suffisait pas, Godard doit faire face au départ au milieu des prises de vue de l’indispensable chef-opérateur Raoul Coutard, engagé sur un autre tournage alors que celui de « Vivre sa vie » s’éternise.

Pour l’anecdote, alors que passe dans un bar la chanson de Jean Ferrat « Ma môme », c’est le chanteur lui-même que l’on voit accoudé au jukebox.

En fait on se demande si pour « Vivre sa vie » tout n’était pas dit dans le générique d’entrée (« ce film est dédié aux fans de série B »). Même si les thématiques de la série B américaine sont là (les marginaux, rebelles, les catins, les voyous), même si la fin renvoie étrangement à celle de « A bout de souffle », il manque ce petit quelque chose qui peut faire d’une série B un grand film …

A noter que le film remastérisé en haute définition ne semble disponible en Blu-ray qu’en import anglais (chez la boîte d’édition BFI). Avec beaucoup de bonus, dont notamment trois courts-métrages assez rares de Godard (« Charlotte et Véronique » avec scénario d’Éric Rohmer, « Une histoire d’eau » co-réalisé avec Truffaut et « Charlotte et son Jules » avec un Belmondo doublé étrangement dans la VO pourtant en français). Par contre la version commentée du film (par un critique de cinéma … australien) et une longue d’interview de Karina en 1973 par un journaliste qui parle beaucoup plus qu’elle, ne sont disponibles qu’en anglais. J’ai pas l’impression qu’on perde grand-chose d’après les bribes écoutées …


Du même sur ce blog :

A Bout De Souffle (1960)
Le Mépris (1963)
Pierrot Le Fou (1965)
Masculin Féminin (1967)



KING CRIMSON - IN THE COURT OF THE CRIMSON KING (1969)

 

D'algébrique et de broc ...

Ce disque-là, c’est un des incontournables du rock au sens large. Nul n’a fait et ne saurait faire quelque chose qui ressemble à une liste des meilleurs disques sans que « In the court … » n’y figure. Avec « Velvet Underground & Nico », « Dark side of the moon », le « White Album », ce disque peut se prévaloir d’une des pochettes les plus connues. La musique ? Juste pour beaucoup l’alpha et l’oméga du prog rock …

Il convient donc de dire le plus grand bien de « In the court » … et à titre tout à fait perso, un peu de mal aussi, hein, on se refait pas …

King Crimson at Hyde Park

King Crimson, qui existe peut-être encore, c’est la chose de Robert Fripp, guitariste virtuose et cérébral. Le groupe a vu défiler un nombre incalculable de musiciens dont la condition préalable à l’embauche était d’avoir un niveau technique très au-dessus de la moyenne. Pourtant, si l’on remonte aux origines du groupe, Robert Fripp n’était que le troisième sommet d’un triangle construit par les deux frères Giles, sous le patronyme hautement imaginatif de Giles, Giles & Fripp. Après quelques changements de personnel, lorsque Giles, Giles & Fripp deviendra King Crimson début 1969, seul un des deux frangins, Michael, sera encore là, à la batterie. Ont rejoint le groupe Ian McDonald, multi-instrumentiste (dont notamment la flûte dont il usera et abusera, on y reviendra), et Greg Lake (bassiste et futur membre de Emerson, Lui-Même & Palmer). Plus un poète, parolier et éclairagiste du groupe, Pete Sinfield.

En cette fin des années 60, rien ne paraît impossible. Qu’on en juge. Le 9 avril 1969, King Crimson donne son premier concert officiel (à Londres, au Speakeasy). Moins de trois mois plus tard, le 5 juillet, King Crimson est en première partie des Rolling Stones à Hyde Park (le concert-hommage à Brian Jones, mort deux jours plus tôt) devant un public estimé entre 250 000 et 500 000 personnes. La prestation de la bande à Fripp reçoit de nombreuses critiques élogieuses. Pas mal pour un groupe qui n’a pas fait paraître un seul single, et encore moins d’album …

Version gatefold ...

Le premier 33T va être enregistré durant l’été, et finalisé (en toute décontraction selon les dires des membres du groupe que l’on n’est pas obligés de croire sur parole) en huit jours. Du strict point de vue de la technique sonore, c’est assez catastrophique. Des problèmes de bandes stéréo à l’origine de craquements et de grésillements sur le master, une batterie mal enregistrée et donc sous-mixée, autant de détails qui auraient pu stopper net la carrière du groupe. Rajouter à cela une pochette où ne figurent ni le nom du groupe ni le titre du disque, encore un élément commercial suicidaire des débuts de King Crimson. C’est cette pochette sans aucune indication qui paradoxalement, va provoquer l’enthousiasme populaire. L’auteur de la pochette est un jeune informaticien, Barry Godber (mort à 24 ans l’année suivante) d’après quelques indications données par Sinfield sur le contenu et la thématique du disque. La pochette est de type gatefold et présente l’homme schizoïde du 21ème siècle. Pas la peine de la décrire, tout le monde la connaît. A l’intérieur, le visage lunaire et apparemment souriant du Roi Cramoisi. Cette pochette, choc visuel et esthétique, fera immédiatement décoller les ventes de disques (on parle là quasiment d’un autre monde, où des gens achetaient des disques et pas des abonnements à des sites de streaming farcis d’ignobles mp3 compressés), avant même de savoir quelle sorte de musique on pouvait trouver à l’intérieur …

Au centre de tout, Robert Fripp

Le premier titre du disque c’est « 21st Century Schizoid Man », un de ces morceaux épiques qui se comptent sur les doigts d’une main dans l’histoire du rock (« Good vibrations », « Born to run », liste close ?), compositions à tiroirs d’une sophistication peu commune. « 21st … » commence par 30 secondes de silences parasitées, avant qu’arrive un riff de guitare monumental doublé au sax et une voix trafiquée (pas au vocoder, qui n’existait pas) déclamant un texte cryptique duquel surnage la référence à la guerre du Vietnam (« innocents raped with napalm fire »). Mais c’est la partie centrale du morceau qui le rend unique. Un empilement de solos (surtout de guitare) construits de façon mathématique (crescendos puis decrescendos symétriques) tout à l’opposé des improvisations bluesy de rigueur à l’époque. « 21st … » sortira en single réparti sur les deux faces du vinyle (jamais écouté, mais ça doit sonner très étrange …).

Le petit frère de « 21st… » c’est le titre éponyme, en conclusion du disque. Une sorte de (très) quiet – (très) loud épique et symphonique, mais avec quelques parties assez pénibles (un malheureux solo de flûte surtout vers la fin) avant un emballement électrique et rageur… Le disque ne comporte que cinq titres enchaînés (certains en plusieurs parties, découpage typique des morceaux du prog à venir).

Il y a un autre titre intéressant, « Epitaph » qui clôture la première face vinyle. Peut-être la seule vraie concession de King Crimson à l’air du temps. Trame issue de la musique classique tendance un peu pompier (dans la lignée de Procol Harum ou des Moody Blues), et qui ressemble par moments à ce que fera le Floyd dans les années 70.


Les deux titres restants sont pour moi les deux plus problématiques. « I talk to the wind » et « Moonchild » abordent les thématiques qui feront florès chez les progueux et les babas-cool de tout poil : la balade campagnarde, la communion avec la nature (on parle au vent, à la lune, on fait l’amour aux arbres, …, toutes ces sornettes bucoliques). On notera l’omniprésence de la flûte (les fans du pénible Ian Anderson de Jethro Tull seront ravis), des interminables passages où il ne se passe strictement rien (gazouillis ineptes de mellotron exceptés).

On sait cependant que tout ce qui semble n’être que jams farineuses informes était en fait très écrit. Rien n’est improvisé dans « In the court … », tout est chirurgicalement mis en place. Fripp qui est dès cet essai inaugural le leader du groupe a un discours plombant sur la musique, intellectualisant la moindre bribe sonore. Rien d’étonnant à ce qu’il devienne très pote avec Brian Eno, autre conceptualisateur forcené.

Le caractère de cochon du Robert génèrera un turn-over assez frénétique au sein de King Crimson. Qui passera le début des années 70 dans le marigot du prog-rock, d’où surnageront à peine quelques riffs monstrueux (celui de « Lark’s tongue in aspic » étant le plus mémorable), avant un nouveau disque hors norme, le très noir et très étouffant « Red » (le meilleur du groupe selon moi).

Même si « In the Court of the Crimson King » est loin d’être parfait d’un bout à l’autre, on peut difficilement se passer de l’avoir sur ses étagères …


Des mêmes sur ce blog :


TRAFFIC - Mr FANTASY (1968)

 

Explosés avant d'exploser ...

Philippe Manœuvre, dans une de ses « Discothèques » (idéale, secrète, je sais plus …) développe une théorie intéressante sur cette rondelle de Traffic : c’est la première de la « musique des cottages », qui partira du Berkshire, dans les Midlands anglais, pour finir avec les premiers Black Crowes, en passant par toute la scène psychédélique anglaise (Pink Floyd entre autres), californienne (la clique de Laurel Canyon), avec des escapades métalliques dans les 70’s (Led Zeppelin) … A savoir un groupe claquemuré dans un cottage cossu à la campagne, se nourrissant de jams bluesy et de toutes les drogues qui passent à sa portée … Et ma foi, c’est une vision d’une certaine forme de création musicale qui se tient … et j’ai pas la culture musicale suffisante pour contredire Manœuvre …

J’ai quand même une autre théorie qui concerne ce disque. On y trouve le musicien le plus honteusement oublié par la Grande Histoire et les petites histoires du rock, j’ai nommé Steve Winwood. Ce type est numéro un des charts des deux côtés de l’Atlantique à 17 ans avec le Spencer Davis Group avec « Keep on running », un succès qu’a bien failli imiter « Gimme some lovin’ ». Et en cette fin des années 60, on retrouvera le nom de Steve Winwood sur plein de groupes et de disques qui comptent (dans Blindfaith, Ginger Baker’s Airforce, sur « Electric Ladyland », pour ne citer que ses faits d’armes les plus marquants …).

Mason, Winwood, Capaldi, Wood : Traffic 1968

C’est Winwood (ou plutôt son départ du Spencer Davis Group) qui va déclencher la formation de Traffic. Un groupe de potes, Winwood donc (multi-instrumentiste avec prédisposition pour tout ce qui a des touches d’ivoire), Jim Capaldi (batterie), Chris Wood (flûte et sax essentiellement), et Dave Mason, le meilleur pote de Winwood (multi-instrumentiste lui aussi, très porté sur le sitar, période oblige …). Tous les quatre chantent, mais en laissant pour l’essentiel la voix lead à Winwood. Heureusement, ce type a une voix « noire » (le genre de voix qui fera la fortune de Joe Cocker ou Rod Stewart, même si Winwood n’est pas autant dans les graves et la raucité), à tel point que de nombreux DJ’s des stations noires des USA le prenaient pour un Black (carrément pour Ray Charles), ce qui avait largement contribué au succès du Spencer Davis Group. Les Traffic sont jeunes, très (vingt et un ans de moyenne d’âge).

Deux autres types vont être essentiels dans les débuts de l’aventure Traffic. Le Jamaïcain Chris Blackwell qui a monté un petit label dans son pays pour promouvoir les débuts du rocksteady, du ska et du reggae, sans trop de succès. Mais le gars a du pognon, ouvre une succursale de son label à Londres, tombe sous le charme de la voix et du talent d’auteur de Winwood, signe Traffic et paye au groupe son fameux séjour dans le cottage de Berkshire. L’autre gars qui va compter est un jeune producteur américain, qui a fait ses premières armes derrière la console avec le Spencer Davis Group et va suivre Winwood et Traffic dans leur virée campagnarde. Il se nomme Jimmy Miller, un nom que les fans des Stones vont rapidement apprendre à connaître …

Tout ce beau monde improvise, jamme (et se défonce) dans la riante campagne anglaise. Les titres issus de ces rustiques séances seront finalisés aux Olympic Sound Studios, dans la banlieue de Londres. C’est là que tout va se compliquer. Mason est soit absent soit ailleurs, les tensions vont s’accumuler avec les autres (notamment Winwood). Mason quittera le groupe avant la fin des séances, et de fait Traffic n’existe plus lorsque paraît « Mr Fantasy » …


Encore faut-il savoir de que « Mr Fantasy » on parle … celui avec la pochette rougeâtre très psychédélique, ou celui avec le visuel beaucoup plus sobre du groupe (les trois moins Mason) ? Le premier est en vaillante stéréo, compte dix titres, et est sorti en Angleterre (et en Europe). Le second a douze titres en stricte mono, est paru quelques semaines plus tard aux States (entre temps Mason a définitivement quitté le groupe, c’est pour cela qu’il n’est plus sur la pochette). Les deux ont sept titres en commun, l’ordre du tracklisting est totalement différent. Une fois n’est pas coutume, rendons grâce aux industriels de la musique qui ont mis les deux vinyles originaux sur la même réédition Cd (dans la série des Island remasters) …

Vu ses conditions d’élaboration, il y a de tout sur ce « Mr Fantasy », les fulgurances géniales côtoient les pochades datées de défoncés. Quand c’est bon, c’est stratosphérique. Deux titres fabuleux ne se trouvent que sur l’édition américaine, « Paper sun » le 1er single du groupe (pop soul psychédélique avec arrangements de sitar) et « Smiling Phases » (une face B de 45T, merveille de soul blanche avec un chant sublime de Winwood, ce titre sera repris et fera le bonheur et le succès de la troupe Blood, Sweat & Tears). Commun aux deux disques, on a « Heaven is in your mind » (pop soul, conclu par un homérique solo de guitare), « No face, no name, no number » (ballade frissonnante cousine de « Whiter shade of pale ») et « Dear Mr Fantasy » (mélodie slow blues avec harmonica et tout le tremblement, au service de la voix magique de Winwood).


Le reste n’est pas toujours à négliger, on sent l’influence de l’époque (le psychédélisme à fond les manettes), que ce soit dans les bluettes très floydiennes époque Barrett (la comptine « Berkshire poppies », « House for everyone », ces deux titres très corrects) voire dans le trip vers Katmandou (« Utterly simple » tout sitar en avant, très harrissonien et aussi pénible que le « Whitin you whitout you » du George sur « Sgt Peppers … »). Quand la fumée dans le manoir devenait trop épaisse, ça pouvait partir dans des directions étranges (« Coloured rain » entre jazz, prog, blues, psyché, « Dealer », son sitar et sa saugrenue guitare flamenco sur le final, ou « Giving to you » avec son Hammond traité façon Lord dans le Deep Purple de la grande époque quelques années plus tard) …

La référence évidente de l’inspiration générale est Jimi Hendrix (la façon d’utiliser la guitare, la technique extra-terrestre en moins), comme toute la scène anglaise plus ou moins bluesy de l’époque, traumatisée par les prestations scotchantes du gaucher de Seattle, le son de Jimmy Miller risquant quant à lui de surprendre ceux qui ne le connaissent que par le cafouillis bordélique des Stones à venir. Certes, quelquefois ça sonne bizarre (pourquoi foutre au fond du mix sur certains titres la voix unique de Winwood), mais globalement c’est assez clair, bien en place, avec un gros travail sur la batterie (rappelons que Jimmy Miller sera à la batterie sur « You can’t always get what you want », ceci expliquant sans doute cela …).

Traffic n’aura jamais le succès escompté par Blackwell (qui ne laissera pas tomber Winwood pour autant, il le signera pour sa carrière solo dont les débuts fin 70’s seront très lucratifs aux States), et entamera dès ce disque inaugural un parcours en dents de scie entre brouilles, splits, réconciliations, reformations, changements de line-up, d’où réussiront quand même à surnager quelques perles méconnues ou oubliées (« John Barleycon must die ») …


THE KINKS - SOMETHING ELSE BY THE KINKS (1967)

 

Something about England ...

Que les choses soient claires : les Kinks sont le groupe le plus sous-estimé des 60’s (avis comme de bien entendu ferme, définitif et incontestable). Ils ont commencé comme tous ceux de la même génération (Beatles, Stones, Who and so on …), en truffant leurs albums de reprises, plus des originaux ressemblant à des reprises… Puis petit à petit les compositions originales ont pris le dessus. On prête aux Kinks l’invention du hard-rock (accidentelle, une histoire d’ampli lacéré au rasoir par Dave Davies, qui a donné ce son de guitare sauvage et inouï) avec « You really got me » en 1964. Très vite le talent d’auteur et de compositeur de l’autre Davies du groupe, le frère aîné Ray, s’imposera, et après avoir surfé sur la vague et dupliqué « You really got me », l’écriture des Kinks basculera dans une autre dimension à partir du disque « Face to face » en 1966 avec des masterpieces (« Dandy », « Most exclusive residence for sale », « Sunny afternoon ») et quelques singles fabuleux parus dans la foulée (« I’m not like everybody else », « Dead End Street »). « Face to face » inaugure le quartet de disques indispensables qui vont se succéder (« Something else … », « Village green », « Arthur »), faisant de Ray Davies l’auteur d’un répertoire fabuleux (rappelons que les Stones étaient deux à écrire, les Beatles deux et demi avec Harrison, et que Townsend s’est quand même quelquefois fourvoyé dans la grandiloquence, avec l’essentiel de « Tommy » mais pas seulement …).


Et durant cette période « pop » des Kinks, seul un Brian Wilson de l’autre côté de l’Atlantique réalisait aussi des prodiges. Le plus gros malheur des Kinks fut certainement d’être sur Pye, gros petit label mais sans toutefois avoir les moyens des majors pour booster la carrière de ses artistes. Les Kinks ont eu des singles à succès, mais leurs albums se sont toujours piètrement vendus. Et pourtant …

Les disques des Kinks sont dans l’air du temps au niveau sonore (pop, psyché, arrangements classiques, baroques, cuivres, chœurs, ou instruments jusque là délaissés dans le rock …). A la console, ils bénéficient de Shel Talmy (producteur des Who entre autres) avec Ray Davies toujours pas très loin de lui. Lequel Ray Davies est un équilibriste de l’écriture. Dans l’air du temps et en même temps très personnel …

Alors en 67  les Kinks portent des chemises à pois ou à jabots, du velours, des vestes à brandebourgs, … comme tout musicien branché londonien qui se respecte. Mais alors que la concurrence a la tête dans les étoiles, les buvards, la route de Katmandou, et toute cette sorte de choses, les Kinks sont profondément et viscéralement Anglais avant tout le reste … et pas des beuglards nationalistes bas du front, juste des types attachés à un territoire, sa culture, son Histoire, son patrimoine … pas étonnant qu’ils se soient vautrés dans la conquête de l’Amérique dans cette décennie-là, on imagine mal le répertoire kinksien de la fin des 60’s dans les arenas des grandes métropoles et encore moins dans les salles du Midwest ou les bars du Texas …


« Something else … » n’est pas parfait … difficile de faire des disques parfaits en 67, quand tout le monde goûte sans modération à tout un tas de plaisirs et de substances jusque-là inconnus ou défendus. Il y a toujours une ou plusieurs couillonnades dans les totems de l’époque que leurs auteurs s’appellent Beatles, Stones, Who, Hendrix, Doors, Jefferson Airplaine, Beach Boys, Love, Byrds, … et les Kinks n’échappent pas à la règle (le seul à y échapper est Dylan, parce qu’il ne fait pas comme tous les autres, il fait du Dylan). Sur « Something else … » on peut zapper « No return » (dérive vers des rivages bossa nova ?) et « Funny page » (bâclé et sans intérêt). Le reste on peut le garder, et plutôt deux fois qu’une …

Avec par ordre d’apparition « David Watts », une mélodie instantanément mémorisable, qui avait un gros riff de guitare hardos aurait pu être un hymne pour stades genre « Smoke on the water », « We will rock you », « Seven nation army ». Si elle n’inspirera pas les candidats hooligans, elle fera le bonheur de Paul Weller qui en donnera une version hommage énergique et un des incontournables des Jam sur « All mod cons », leur troisième disque.


Second titre de « Something else … » une étrangeté comme le music business en tolérait dans ces années 60 un peu folles. En effet, le titre est signé du seul Dave Davies, chanté par lui, sorti en single sous son nom. Les trois autres Kinks se sont contentés de jouer dessus en studio. Ce titre, (« Death of a clown »), avec son intro à la « Lady Jane » (et si vous connaissez pas « Lady Jane », allez fissa réviser la bio de Brian Jones, et si vous savez pas qui est Brian Jones, oh putain, qu’est-ce que vous foutez sur ce blog ?). En tout cas, « Death of a clown » sera à cette époque-là le plus gros succès commercial de toutes les choses plus ou moins estampillées Kinks, ce qui ne contribuera pas à arranger les relations compliquées (un peu à la Gallagher Brothers) des frères Davies. A noter que dans les bonus de la réédition Castle Music de « Something else … », on a droit aux deux titres (« Lincoln County » / « There’s no life without love ») d’un autre single (sans le moindre succès) publié par Ray Davies, et qui vaut une blinde en vinyle sur les sites spécialisés …

Ray Davies

Bon, je vais pas faire l’article titre par titre, sachez qu’à part les deux évoqués plus haut, le reste est excellent, avec mention particulière à des bluettes comme « Harry Rag », « Tin soldier man », « End of the season », qu’on retrouve souvent sur des compiles des Kinks, et qui traduisent le début de l’évolution de l’écriture de Ray Davies, vers ce qui sera appelé de l’autre côté de la Manche du « vaudeville » (rien à voir avec la signification française du mot) … Une évolution des Kinks au niveau sonore similaire à celle des Beatles (« Sgt Peppers … » et « Something else … » sont parus à un mois d’intervalle, fanfares, arrangements à base d’orchestrations classiques, travail sur les chœurs (chez les Kinks, c’est la femme de Ray Davies, Raisa, qui vient souvent susurrer derrière le groupe). Là où Davies se distingue c’est par ses textes et ses thèmes. C’est un observateur plutôt caustique de la société anglaise (mais le « petit peuple » dont il est issu garde toujours son affection), et un adepte de la théorie du « c’était mieux avant », la nostalgie d’époques révolues …

Ce qui nous amène à « Waterloo Sunset », titre de clôture du disque, description nostalgique et attachante d’un coucher de soleil sur la station de métro de Waterloo Station, avec son couple d’amoureux qui se balade … plus londonien que ça, tu peux pas. Ce qui n’empêche pas ce titre d’être fabuleux et universel, et considéré par beaucoup (dont moi) comme le meilleur des Kinks …

Conclusion : « Something else by the Kinks », c’est peut-être pas encore leur meilleur, mais à tout le moins une pierre angulaire de leur discographie …


Des mêmes sur ce blog :

Think Visual


BERNARDO BERTOLUCCI - PRIMA DELLA RIVOLUZIONE (1964)

 

Stendhal au pays des Soviets ?

Tout le monde connaît Bertolucci. Enfin « Le dernier tango à Paris », un des films les plus sulfureux de l’histoire du cinéma. Parce que le reste de sa filmographie n’est vraiment ni successful ni « grand public » …

Quand il tourne « Prima … » Bertolucci n’a que 23 ans. Il a commencé comme assistant de Pasolini (autre réalisateur italien « difficile ») dont la façon d’aborder le cinéma sous un aspect très politisé fut sa première grande source d’inspiration. Mais c’est en voyant les films de Godard qu’il trouvera sa voie « visuelle ».

Bertolucci

« Prima della Rivoluzionze » (« Avant la Révolution ») d’après une citation de Talleyrand placée en exergue (« celui qui n’a pas vécu au XVIII ème siècle avant la Révolution ne connaît pas la douceur de vivre et ne peut imaginer ce qu’il y a de bonheur dans la vie ») est un des rares films italiens inspiré par la Nouvelle Vague française en général et Godard en particulier. Nouvelle Vague par le choix d’acteurs débutants au jeu souvent inexpressif et désincarné, par des disgressions du scénario ou des dialogues. Godard pour cet art des raccords volontairement mal foutus (ici, quelques fractions de seconde genre rewind sur des plans saccadés), et cette attirance pour le communisme et la Révolution qu’il doit engendrer. Et surtout Godard est présent à travers une discussion après que Fabrizio, Gina et Cesare sortent d’un cinéma où était projeté « Une femme est une femme ».

« Prima … » part dans trois directions.

Un remake squelettique de « La Chartreuse de Parme ». L’action se situe à Parme, les personnages principaux s’appellent Fabrizio, Gina et accessoirement (elle apparaît fugacement au début, et pour une paire de scènes à la fin) Clélia. Pour autant que je me souvienne du bouquin, la similitude ente le livre et le film s’arrête là.

Fabrizio tourne le dos à la Révolution ...

On y cause bourgeois et communistes. Les bourgeois, c’est le milieu de Fabrizio (joué par l’inconnu, et qui le restera, Francesco Barilli), de sa famille, de son pote Agostino, et de la famille de Clélia. Aussi un peu de Gina, même si cette origine sociale n’a aucune importance pour son personnage. Le communisme, c’est Cesare, le prof d’histoire et maître à penser de Fabrizio. Souvent évoqué au début du film, il n’apparaît que dans sa seconde moitié. Le communisme, c’est aussi cette fête, où au milieu des drapeaux rouges, les militant(e)s commentent le suicide de Marylin Monroe qui fait la une des journaux, ce qui permet de situer le film en 1962.

Et puis « Prima … » laisse entrevoir des sujets tabous, le genre de thématiques sur lesquelles on fait rarement des films à l’époque. L’homosexualité est latente dans les relations entre Fabrizio et Agostino, lors des discussions avec Cesare, avec un jeune gars auprès de la rivière … La « décadence » des mœurs, qui fera la « fortune » du cinéma italien des 60’s (Fellini, Pasolini en tête) est évoquée dans le personnage secondaire de Puck, une ancienne « connaissance » de Gina. Quant à Gina, elle est ce que du point de vue freudien on appellerait une hystérique. C’est l’amante mais aussi la tante de Fabrizio, elle ne rechigne pas à se taper le premier type qui passe à portée (celui qu’elle croise dans une librairie), est capable de passer de dominatrice à soumise, et de laisser tomber ses amants comme de vieilles chaussettes.

Gina / Adriana Asti

C’est d’ailleurs Gina, beaucoup plus que le transparent Fabrizio, qui est l’élément moteur du film. Ce personnage troublant et troublé est interprété par Adriana Asti (quelques apparitions fugitives comme dans « Rocco et ses frères »), qui disparaîtra quasiment des radars ensuite, avant de revenir dans les 70’s pour quelques nanars grivois et/ou déshabillés (genre le « Caligula » de Tinto Brass). Elle vampe son neveu, le dépucèle, en fait un soumis qui renonce même à ses utopies communistes (jusque-là l’essence de sa vie). Et elle le largue, non y laisser au passage le peu de santé mentale qui lui reste. C’est cette histoire d’amour qui est la partie du film à laquelle il est le plus facile de se raccrocher. Parce que beaucoup du reste est typique de le nouvelle vague, ces personnages que l’on croit cruciaux et qui ne font qu’apparaître (Agostino le copain à Fabrizio, Puck l’ancienne « relation » de Gina, Clélia la fiancée délaissée puis épousée), ces dissertations souvent absconses sur l’homme et la société. Fabrizio et son mentor Cesare (joué par Morando Morandini, célèbre essayiste et critique du cinéma italien de l’époque), ont ainsi plusieurs face-à-face, où il est question de Proust, Oscar Wilde, et évolution des idéaux communistes (ce dernier échange étant filmé en un superbe champ contre-champ à grande vitesse).

« Prima … » est une œuvre de jeunesse, dans laquelle Bertolucci a voulu mettre beaucoup de choses. Trop peut-être, et c’est le reproche que l’on peut faire au film. Il veut tellement en dire et en montrer que l’on sort de « Prima … » sans réellement saisir quelle est la finalité du film, chose cependant guère répréhensible dans le mouvement (la Nouvelle Vague) auquel il se rattache (dites-moi ce que voulait dire Godard dans les années soixante, lui seul le sait … peut-être). Il n’empêche que « Prima … » s’il part dans tous les sens n’est pas un film bâclé pour autant. Il y a un parti-pris esthétique certain et la technique qui va avec (les cadrages sont parfaits). Et puis, un leitmotiv musical autour d’une mélodie simple et désuète revient sans cesse. Ce thème musical est signé par un quasi débutant, Ennio Morricone. Lorsque « Prima … » sort (au festival de Cannes 1964), Morricone travaille sur la musique d’un western, tourné par un autre quasi-débutant, Sergio Leone, qui a donné le rôle principal à un acteur américain de seconde zone expatrié pour l’occasion, un certain Clint Eastwood …

C’est avec cette génération-là (Pasolini, Fellini, Bertolucci, Antonioni, Scola, Leone, …) que le cinéma italien, jusque-là quelque peu tétanisé par l’ombre des grands anciens déclinants du néo-réalisme (Rossellini, De Sica) va vivre une nouvelle période faste, la transition entre les deux générations étant assurée par l’immense Visconti …


LEE HAZLEWOOD - FORTY (1969)


 An American in London ...

Celui-là, le Lee Hazlewood, on l’oublie tout le temps quand il s’agit de causer des génies musicaux des sixties. Peut-être parce qu’il y en avait beaucoup des génies. Peut-être parce qu’on parle plutôt de ceux qui sont morts jeunes … Ou de ceux qui se sont cramés le cerveau … Ou de ceux qui ont eu le plus de succès … Alors forcément Lee Hazlewood ne rentre dans aucune de ces trois catégories. Quoique … Enfin, pas dans la première en tout cas, il est mort à presque quatre-vingts balais.

Pour les deux autres, il pourrait participer sans pour autant être sur le podium. Lee Hazlewood, c’est pas Syd Barrett ou Roky Erickson, et pas non plus Paul McCartney ou Mick Jagger. Même si …


Lee Hazlewood, il a forty years en 1969. Et comme vous avez pas eu Blanquer comme instit, vous en déduisez donc qu’il est né en 1929, et que c’est un très vieux de la vieille dans le monde du wockanwoll (il ne doit y avoir que Ed Cassidy, le batteur de Spirit à être plus grabataire que lui). Même si du wokanwoll, Lee Hazlewood n’en a jamais vraiment fait. Mais comme c’est un sacré auteur de chansons, il a vite compris tous les codes du truc. Comme Gainsbourg …

Et comme le Serge avec la Bardot (« Harley Davidson », « Bonnie & Clyde »), Hazlewood a créé un des couples sonores les plus fantasmatiques du siècle d’avant. Dès le milieu des années 60, Hazlewood va mettre en scène dans tous les sens du terme Nancy Sinatra, la fille de son père. Officiellement rien de physique entre eux, juste la fille à Blue Eyes qui chante seule ou en duo les compos du Lee. Et quelques années avant BB, on a eu droit à une blonde sexy en mini-jupe et cuissardes affolant tous les mâles en susurrant des « These boots are made for walking » ou « Some velvet morning » avec leurs paroles pleines de sous-entendus résonnant très fort au niveau des braguettes masculines. Ça, c’était l’aboutissement commercial de la carrière de Lee Hazlewood, commencée dès la fin des années 50 avec … Duane Eddy et Johnny Burnette. De plus, Hazlewood est un des rares songwriters de l’époque à assurer devant un micro, grâce une superbe voix de baryton (Nick Cave reconnaît qu’il lui doit beaucoup).

Sauf que, comme dit plus haut, Hazlewood a facile quinze ans de plus que ceux qui chantent ses compos et beaucoup plus encore que ceux qui achètent ses disques. Il est de la « vieille école » et tous ces chevelus qui se défoncent en poussant les Marshall sur onze, c’est pas son truc. Il a détesté le flower power et tous les hippies de Frisco, et quand arrivent les Blue Cheer, Vanilla Fudge et consorts, il décide de mettre les voiles, quitter les States, direction la Suède. Sur le chemin, il s’arrête à Londres, croyant que l’Angleterre est tout entière dévouée à Dusty Springfield ou Donovan. Sauf que c’est vers 68-69 le royaume des shows hyper bruyants de Who, que Pink Floyd assourdit et aveugle le public du club UFO, et que Jimmy Page, Jeff Beck et Clapton se tirent la bourre à grands riffs de Gibson.


Et Lee Hazlewood va mettre en chantier un disque totalement suicidaire. Il recrute Shel Talmy pour produire (oui, celui des Who et des Kinks, mais plutôt à cause de « Pictures of Lily » ou « Waterloo sunset » que de « My generation » ou « You really got me ») et un trio d’arrangeurs de cordes et de cuivres, John Arty, Big Jim Sullivan et surtout David Withaker. Et Hazlewood, un des meilleurs auteurs de son temps va sortir une rondelle exclusivement composée de reprises. Et des reprises de chansons dont certaines sont encore plus vieilles que lui et n’ont évidemment strictement rien à voir avec l’air du temps.

Parenthèse. J’ai déjà causé quelque part plus haut de Gainsbourg. Et à moins d’être sourd, il faut bien reconnaître qu’il y a des similitudes sonores entre « Forty » et « Melody Nelson ». Mais pas seulement. « Forty », on sait qu’il y a derrière Talmy et Whitaker. « Melody Nelson », on connaît le boulot de Jean-Claude Vannier aux arrangements. Mais pour ces deux disques, le reste du casting est à peu près inconnu (tout juste sur la réédition 2017 de « Forty », Talmy avance-t-il sans en être certain les noms de Clem Cattini, Nicky Hopkins, et encore plus incertain, Jimmy Page). Certains ont lancé l’hypothèse que Gainsbourg, aux grandes oreilles toujours ouvertes sur la sono mondiale, avait embauché les zicos de « Forty » pour « Melody Nelson ». Cinquante ans après les faits, au vu des rares déclarations crédibles des protagonistes potentiels sur le sujet, il semble bien que les sessionmen des deux disques ne sont absolument pas les mêmes. Fin de la parenthèse.

« Forty » donc (on y arrive, on y arrive …). Qui s’ouvre par une reprise de, tiens donc, un titre gravé par Frank Sinatra (« It was a very good year »). On sait que The Voice accompagnait souvent fifille Nancy quand elle était en studio avec Hazlewood, et que ce dernier a quelquefois emboîté le pas au Rat Pack lors des virées nocturnes dans les bars. Mais je suis pas psy, et ne me demandez pas pourquoi ce titre d’entrée … Toujours est-il qu’il pose les bases du reste. Une chanson hors d’âge (ou du temps), totalement désuète et magnifique en même temps, portée par cette voix dans les graves et le miel au milieu des mirifiques arrangements de Withaker.


Et les neuf titres qui vont arriver sont du même tonneau. Le suivant, « What’s more I don’t need her » est au moins aussi bon, et avec ces chœurs féminins qui susurrent dans le fond, on est dans les stratosphères sonores visitées parfois par Leonard Cohen. On touche au sublime avec « The night before » (la chanson que le Nick Cave apaisé des dernières années doit rêver de sortir), le spleen du crooner triste réhaussé par une discrète et fabuleuse trompette.

Le reste est à l’avenant avec une majorité de titres inconnus (même les sites encyclopédistes dédiés aux covers ne connaissent pas les versions originales). Seuls titres à la genèse connue, outre celui de Sinatra, la reprise de « September song » écrite par Kurt Weill dans les années 20, et deux composés par Randy Newman (très jeune par son âge et très vieux par sa façon d’envisager l’écriture, Hazlewood avait reconnu en lui un frère d’armes). Rien à jeter dans ce disque, avec prix spécial du jury et Palme d’Or décernés à « Mary » qui clôt la rondelle (mélodie imparable sur fond easy listening).

Inutile de préciser que « Forty » ne s’est pas vendu par millions. Il a quasiment disparu de la circulation après sa sortie, a passé des lustres sans être réédité (et valait donc une blinde d’occase), à tel point que quand une paire d’années plus tard Hazlewood arrivera en Suède (où il restera longtemps) sur son premier disque « nordique » (« Cowboy in Sweden »), il reprendra à nouveau dans des versions quasi à l’identique trois titres de ce « Forty ». Lequel a été publié sur un label « à compte d’auteur », LHI (pour Lee Hazlewood Industries). Il ne sera réédité qu’en 2017 par les maniaques de Light in the Attic Records avec une paire de titres en bonus issus des mêmes sessions mais moins bien finis (l’un est quasiment instrumental).

Si les soirées de confinement (ah zut, il faut pas prononcer le mot) vous semblent longues, une seule solution, « Forty » en boucle …


JOHNNY WINTER - SECOND WINTER (1969)

 

Woodstock Child ...

Le Festival des festivals a certes fait la part belle aux valeurs confirmées (Hendrix, Joplin, Grateful Dead, Creedence, …), mais a aussi révélé au monde des stars en devenir (qui ne le sont pas toujours devenues) comme Joe Cocker, Santana, Alvin Lee, Sly Stone, … Et parmi tous ces futurs du rock’n’roll, ont été retenus surtout des guitaristes, Alvin Lee, Santana, Joe Cocker (ouais, je sais, il a seulement inventé la air guitar mais les hippies du haut de la colline devaient croire qu’il en jouait vraiment …).

Johnny Winter

Et puis question guitariste, il y en a un dont on a moins parlé sur le coup, mais qui allait devenir un des poids lourds des seventies en matière de heavy blues, le dénommé John Dawson Winter III, plus connu sous le diminutif de Johnny Winter. Un des bleubites du raout, qui avait juste un disque « Johnny Winter » passé inaperçu début 69, et venait de terminer des sessions à Nashville qui allaient donner à la fin de cette même année ce « Second Winter ».

Et du coup, le monde des seventies allait (un peu) s’enticher de cet albinos myope, chevelu et longiligne, qui remettait au goût du jour un modèle oublié de guitare, la Gibson Firebird, et de par son style et son origine texane, devenait un des grands ancêtres du rock sudiste.

Où en est-on cinquante après ? Johnny Winter est mort et enterré (en 2014) sans que ça fasse la une des journaux, même spécialisés, et son nom, lentement mais sûrement, est écrit de plus en plus petit dans les livres d’histoire depuis quarante ans … et rien ne laisse supposer qu’on ait un jour un Johnny Winter revival …

Ecouter aujourd’hui « Second Winter » … why not … mais ça laisse quand même une impression d’aller visiter une pièce de musée ignorée du public. En clair, Jeannot Hiver a sacrément pris la poussière. Le guitar hero c’est un genre en voie de disparition et Johnny Winter en est un des spécimens les plus caricaturaux. Deux exemples tirés de « Second Winter ». Au bout de sept (oui, sept) secondes du premier titre (« Memory pain »), il part en solo, avant de se raviser le temps de quelques mesures en reprenant le riff, puis finalement de se lâcher sur le manche. Le dernier titre, « Fast life rider » est une jam de sept minutes basée sur un solo de sept minutes. Je sais, y’en a qui aiment voire qui adorent ça, mais moi, aujourd’hui, comment dire, je peux pas …

Johnny Winter à l'école des fans ...

Faut pas pour autant cracher sur Winter, qui était un brave type qui se la racontait pas, et un passionné sincère de blues. Tout sauf un opportuniste (et l’époque en a connu quelques-uns, notamment tous les clones de Hendrix qui ont fleuri comme mauvaises herbes après interdiction du glyphosate). Un type qui avait du style, et un style, la recherche de la vitesse sur le manche, et une énergie jamais démentie. A tel point que ses disques les plus souvent cités sont les deux lives de cette époque (« Captured Live », « Johnny Winter And »). Johnny Winter donnait le meilleur sur les planches. Parce qu’en studio …

Johnny Winter certes composait (une petite moitié des titres sur cette rondelle), mais sans réel talent (qui peut citer un morceau écrit par lui ? répondez pas tous en même temps, de toute façon y’a rien à gagner). Johnny Winter était un musicien de reprises, rendant éternellement hommage aux pionniers du blues et du rock’n’roll (même quand il signe le titre, par exemple « I’m not sure », ben moi je suis sûr qu’il repique sur un passage un riff à Muddy Waters, en l’occurrence celui de « Hoochie Coochie Man »).

Comme il faisait des disques sans me demander mon avis, il reprenait (ici deux fois, « Slippin’ & slidin’ » et « Miss Ann ») du Little Richard, ce qu’il ne faut jamais faire si on ne s’appelle pas McCartney, Fogerty ou Wanda Jackson. Et encore, sur « Slippin’ & slidin’ », y’a l’autre Winter qui sauve presque l’affaire avec son sax et son piano. Ah, je vous ai pas dit, des Winter il y en a deux sur ce disque. Le Johnny donc, et puis le petit frère Edgar (albinos également, mais à moustache et le cheveu plus court). Curieuse affaire familiale, Edgar n’étant là qu’en studio, alors qu’en live Johnny Winter se produit en power trio (le bassiste de ce « Second Winter » et un batteur qui arrivera un peu plus tard constitueront dans les 80’s la rythmique de Stevie Ray Vaughan, comme quoi y’a des bassistes qui prennent leur pied derrière des guitaristes bavards …). Et assez vite, le petit frère frustré montera son propre groupe, l’originalement nommé Edgar Winter Band.

Edgar et son grand frère

J’en étais où ? ah ouais, les reprises … « Johnny Be Goode » est évidemment de la partie. Rien à dire, c’est un morceau d’une évidence et d’une simplicité bibliques, difficile de le massacrer même en y mettant de la bonne volonté. Ce sera, étiré jusqu’à pas d’heure, le titre emblématique des concerts de la Juke Box Winter Revue pendant des décennies … parce qu’en fait, Johnny Winter c’est un juke-box qui fait des solos de guitare. Quelques fois à côté de la plaque. Reprendre le « Highway 61 revisited » (un des premiers titres « électriques » de Dylan) était pas une bonne idée, (surtout après la tornade « All along the whatchtower » par Hendrix) et le classique dylanien, tout barbouillé de Gibson Firebird, en reste pour le moins problématique …

En fait, il n’y a qu’un titre un peu à part, il s’appelle « I hate somebody », et sous l’impulsion d’Edgar, tire une bordée vers le swing jazz, tout en restant éloigné par le résultat des productions de Lionel Hampton, Count Basie ou Duke Ellington …

L’heure de gloire de Johnny Winter continuera jusqu’au milieu des années 70, avec une rude concurrence à succès côté sudiste (Allman Brothers Band, Lynyrd Skynyrd, ZZ Top, …), et puis le temps des guitaristes bavards (Santana, Alvin Lee, Marino, Cippolina, …) finira par passer de mode. Winter, d’une santé de plus en plus fragile, et bien qu’il soit monté sur scène jusqu’à la fin de sa vie, ne réussira pas à accrocher le train des heavy blues revivals des années 80 (S R Vaughan) et suivantes (Gov’t Mule, Poppa Chubby, …).


THE BYRDS - GREATEST HITS (1967)

 

L'envol des Oyseaux ...

Les Byrds, tous ceux qui ont pas fini encovidés dans les EHPADs vous le diront, c’est les Beatles qui reprennent Bob Dylan. Certes … Sauf que les Byrds ils ont inventé le country-rock (avec Gram Parsons, l’indépassable album « Sweetheart of the Rodeo »), et ont donné l’idée à Tom Petty (et d’autres) de foutre partout de la Rickenbacker 12 cordes acoustique, ce que n’ont fait ni Dylan ni les Beatles …

Hillman, Clark, Clarke, McGuinn & Crosby en 1964

Il n’en reste pas moins que citer dans la même phrase Dylan, Beatles et Byrds ne relève pas d’une litote. Aux débuts était Dylan. Avec ses folks revêches acoustiques déclamés de sa voix nasale. Beaucoup plus à l’Est, les Beatles avec leurs petits costards, leurs coupes au bol, et leurs chansonnettes pour petites filles révolutionnaient l’Europe et commençaient à envahir les States. Qui se devaient de répondre. La Columbia, pas la moindre ni la pire des maisons de disques avança ses pions, les Byrds. Quasi un boys band, ils savaient chanter, composer, et avaient été réunis par une sorte de casting autour de celui qui apparaissait le plus doué (ou la plus grande gueule du lot), un certain Roger McGuinn. Par contre, en studio, ils étaient priés de laisser leurs instruments à la maison, remplacés par des sessionmen, et se contentaient de chanter et d’harmoniser. Et ça, ils savaient faire. Sauf qu’assez vite, les talents ont percé.

Roger McGuinn (qui lors d’un trip se reprénommera Jim) était la boussole du groupe, celui qui donnait la direction et le seul à participer à la longue litanie des formations différentes du groupe, Gene Clark se révèlera un compositeur fabuleux (et mésestimé toute sa vie, y compris dans sa carrière solo), et David Crosby un grand chanteur avant d’entrer dans la légende de la West Coast avec ses potes (?) S, N et parfois Y. Les trois sont l’ossature originelle des Byrds. Sera recruté un batteur (en fait c’est Hal Blaine qui joue en studio) limité mais choisi parce qu’il ressemble très très beaucoup physiquement à Brian Jones. Et assez vite, le multi-instrumentiste Chris Hillman rejoindra le groupe baptisé Byrds avec une faute d’orthographe comme Beatles. Parce que la référence absolue des Byrds, c’est le groupe de Liverpool et ses harmonies vocales. Dylan arrivera un peu par hasard, sur l’insistance du manager du groupe et de Jac Holzman, homme à tout faire de la Columbia. Les deux pousseront le groupe (pas très chaud au départ) à enregistrer une chanson inédite du Zim, « Mr Tambourine Man ».

Les mêmes un peu plus tard ...

Succès considérable, la version des Byrds deviendra une des chansons emblématiques des sixties. Nous sommes en 1965 et dès lors, en quelques mois, les Byrds vont avancer à une vitesse prodigieuse, mettre en place un son (la Rickenbacker 12 cordes acoustique), un numéro vocal jamais pris en défaut, et de gens à qui on force la main pour choisir un répertoire, devenir un groupe d’avant-garde, un de ceux qui lancent ou valident les courants musicaux. Tout en continuant (ils y ont pris goût et sont devenus fans) de reprendre Bob Dylan (qu’ils influenceront à leur tour, le « convertissant » à l’électricité, ce qu’il ne fera pas avec le dos de la cuillère).

La présente compilation dont au sujet de laquelle il est question s’attache aux trois premières années du groupe, celles du quatuor McGuinn – Clark – Crosby – Hillman (Michael Clarke sera conservé mais mis en retrait pour incompétence musicale flagrante). Ce « Greatest Hits » est rachitique (31 minutes sur un Cd, c’est léger, très léger, et qu’on ne vienne pas me dire que c’est la réédition du vinyle original), mais du coup a l’avantage de présenter le strictement indispensable du groupe, sans bout de gras superflu. Les quatre premiers albums sont concernés (« Mr Tambourine Man », « Turn ! Turn ! Turn ! », « 5th Dimension », « Younger than yesterday »), et sur les onze titres de la compilation, quatre sont signés Dylan (« Mr Tambourine Man », « All I really want to do », « Chimes of freedom », « My back pages »).


Les Byrds des débuts étaient une redoutable machine folk à hit-parades (la réponse de la côte Est se nommera Simon & Garfunkel), entamée avec « Mr Tambourine man » et « All I really want to do », cette dernière lorgnant effrontément vers le Beatles sound. Et tant qu’à faire du Beatles, Gene Clark va se fendre d’un « I feel a whole lot better » qui pourrait sans problème figurer dans le Double Bleu. En plus de Dylan, l’autre inspiration folk sera Pete Seeger, avec « The bells of rhymney » qu’il a co-écrite et une relecture d’une de ses adaptions (« Turn ! Turn ! Turn ! »  autre gros succès) à partir de versets de la Bible.

Ensuite, très vite, moins de deux ans après leurs débuts, les Byrds sous l’impulsion de McGuinn vont plonger dans le psychédélisme naissant et toutes les billevesées mystiques adjacentes. Là les titres parlent d’eux-mêmes (« Eight miles eight », « Mr Spaceman », « Fifth Dimension ») et signent une des premières émancipations du groupe (ces titres sont écrits par McGuinn, avec parfois l’aide de Crosby ou Hillman). Cette période va aussi voir leur succès commercial décliner. Pas cons, les Byrds vont revenir vers leurs fondamentaux originels, le folk rock électrique et les reprises de Dylan, l’album « Younger than yesterday » sur lequel figure l’excellente « My back pages » du Zim. La pièce de ce choix de ce disque (voire même de la compilation) est signée McGuinn / Hillman, c’est l’ironique « So you want to be a rock’n’roll star », c’est expédié en 2’05, et comporte une partie de trompette quasi mariachi du Sud-Africain Hugh Masekele.

La suite (au prochain numéro ?) sera l’éviction de Crosby (remplacé par un cheval sur la pochette de « Notorious Byrds Brothers », no comment …) avant l’arrivée du jeune prodige Gram Parsons …


Des mêmes sur ce blog :

Original Singles Vol I 1964 - 1967