JACQUES RIVETTE - CELINE ET JULIE VONT EN BATEAU (1974)

 

Deux en un ...

Bon, on rentre dans le dur là … Parce que Rivette, comment dire … il a ses fans, certes, un peu moins nombreux que ceux des Tuche, mais comment expliquer … t’images pas un dating généré par Tinder où un des deux proposerait à l’autre avant de passer aux choses sérieuses, d’aller voir un film de Rivette.

Déjà, parce que les films de Rivette, ils durent au moins trois plombes (une fois en version ciné parce que le director’s cut, il fait généralement le double), et c’est du cinéma d’auteur pour ciné-club ou pas d’heure la nuit sur Arte.

Berto, Rivette & Labourier

« Céline et Julie … » c’est la comédie de Rivette, alors qu’a priori comédie et Rivette ça rime pas du tout, mais vraiment pas du tout. « Céline et Julie … », c’est un film accidentel. Après « Out 1 » qui durait une douzaine d’heures (!), le futur film que le Jacquot met en chantier est « Phénix », relecture « à la Rivette » du mythe du Fantôme de l’Opéra, avec dans les deux rôles principaux Jeanne Moreau et Juliet Berto. Des problèmes d’agenda de Jeanne Moreau lui font abandonner le projet que Rivette ne concevait pas sans elle. Mais Juliet Berto lui annonce qu’avec une de ses connaissances, Dominique Labourier, elles écrivent des choses qui pourraient faire un scénario. C’est pas tant l’idée de ce scénario qui intéresse Rivette, mais beaucoup plus de faire se confronter devant la caméra une actrice post soixante-huitarde libérée (Berto), avec une qui vient du théâtre classique (Labourier). D’ailleurs de scénario il n’y a guère, plutôt un enchaînement de situations, de sketches …

Rivette dit banco, mais bon, on se refait pas, il faut contrebalancer l’effet potache amené par les deux actrices-scénaristes. Il fait donc appel à Eduardo de Gregorio, scénariste argentin fada de Nouvelle Vague, pour qu’il écrive « autre chose ». De Gregorio s’inspire d’une nouvelle de l’auteur anglo-américain Henry James et la retravaille avec un trio d’acteurs choisi par Rivette, sa « muse » Bulle Ogier , Marie-France Pisier, Barbet Schroeder (celui qui mettait la musique de Pink Floyd en films, « More » et « La vallée »).

Il y a juste une faille spatio-temporelle dans cet étrange attelage des deux groupes antinomiques. Berto et Labourier sont dans le contemporain, et les quatre autres adaptent une œuvre de la fin du XIXème siècle. Choc des cultures à prévoir …

Rivette réussit le tour de force d’assembler ces deux univers dans la même histoire. En reprenant le pitch de « Alice au pays des merveilles ». Et bizarrement, ça fonctionne. Pas de quoi avoir une révélation cinématographique majeure, mais « Céline et Julie … » se laisse voir.

Pisier, Shroeder, Ogier

A condition d’avoir le temps. Trois heures et quart. Ce qui fatalement ne va pas sans quelques redondances. Dont certaines sont voulues et nécessaires, mais bon, trois heures et quart …

« Céline et Julie … » commence donc comme le bouquin de Lewis Caroll. Julie (Dominique Labourier) est assise sur un banc dans un square parisien (le film est aussi une visite de Paris) et bouquine un fort imposant traité de magie. Surgit Céline (Juliet Berto), look gypsy délurée qui traverse le square. Julie la remarque, la suit du regard, voit qu’elle tombe de son sac une paire de lunettes de soleil, court les ramasser, et se lance à sa poursuite telle Alice suivant le Lapin Blanc, dans un étrange ballet où l’une ne veut pas se laisser rattraper mais s’attache à ne pas semer sa poursuivante, et où l’autre préfère suivre que rattraper. Le lendemain, les rôles s’inverseront, et c’est Céline qui attendra Julie dans l’escalier de son immeuble avant de squatter chez elle. Julie est bibliothécaire férue de magie, et Céline fait des numéros de magie dans un cabaret minable. Forcément, les deux deviennent des amies inséparables.

Un jour, Céline se rend dans une grande bâtisse bourgeoise (au 7 Bis rue du Nadir aux Pommes, cherchez pas, la rue n’existe pas) où il se passe des choses étranges. Comment se rendre à cette adresse et voir ce qui s’y passe ? En suçant des bonbons. Parenthèse. Rivette assure que toute ressemblance avec des trips après avoir gobé des acides est involontaire, certains acteurs du film des années plus tard affirment le contraire. Fin de la parenthèse. Et que se passe t-il dans cette baraque ? Un veuf (Schroeder), sa belle-sœur (Bulle Ogier), une amie de sa femme (Marie-France Pisier), organisent leur vie autour d’une gamine souffreteuse et pas très bien portante (la fille de Schroeder) aidés par une infirmière-bonne-femme de ménage. Contraste violent entre le way of life très seventies de Céline et Julie et le maniérisme très Nouvelle Vague de la grande bâtisse, où toutes les attitudes et émotions sont surjouées, et les dialogues dans un style très précieux. Un drame atroce semble s’y préparer, mais lequel ?

Céline et Julie se projettent à tour de rôle dans cet univers en prenant la place de l’infirmière, n’arrivent pas à démêler l’intrigue, puis emploient les grands moyens en s’y rendant ensemble. Je vais pas spoiler, mais la justification du titre trouve son explication dans la dernière scène où le trio fantomatique de la grande bâtisse réapparaît, genre neverending story …

Pour le peu que je connais de la filmo de Rivette, « Céline et Julie … » y tient à peu près la même place que « Ce jour-là » de son disciple Raoul Ruiz ou « Sourires d’une nuit d’été » dans celle de Bergman, la comédie vue par un austère. La partie écrite par Berto et Labourier est relativement décousue (c’est fait exprès), très Godard style (on écrit la nuit ce qu’on tourne le lendemain), et l’autre très écrite, très théâtralisée.

En route pour le trip ...

« Céline et Julie … » doit beaucoup à la Nouvelle Vague (le jeu théâtral évidemment, les extérieurs non « préparés », les gosses s’agglutinent sur les lieux de tournage, les passants se retournent, dévisagent acteurs et cameraman, …). Rivette, pourtant contemporain de Truffaut ou Godard, tournera peu dans les années 60, et comme Jean Eustache, sortira ses films les plus connus dans les seventies, alors que les « anciens » commencent à tourner en rond (pour être gentil). Les emprunts et références fourmillent (Alice au pays des Merveilles, Fritz Lang avec la trace de main ensanglantée sur l’épaule de Julie qui renvoie à « M le Maudit », Bresson par l’austérité et le côté désincarné des personnages de la bâtisse, « Rashomon » de Kurosawa par la répétition des scènes avec une vision différente, Feuillade pour les tenues très Musidora en patins à roulette (!) des deux filles…).

A l’opposé, il y en a au moins deux qui ont pioché des choses dans « Céline et Julie … ». Gus Van Sant pour « Elephant » avec les mêmes scènes vécues par des personnages différents et le grand David Lynch himself dont « Mulholland Drive » semble parfois un remake avec les deux actrices qui s’échangent les rôles et se dédoublent dans des univers parallèles. Fort à parier que le scénariste de « Un jour sans fin » a aussi vu le film …

Même s’il minimalise son importance, Rivette est évidemment crucial. Il assure la liaison entre les deux histoires, codifie chacune (exubérance vs rigueur) et derrière son approche je-m’en-foutiste, produit un vrai travail de réalisateur, avec des choix esthétiques forts.

Du côté des cinq acteurs principaux, on peut rester réservé sur les prestations de Barbet Schroeder et Dominique Labourier. Le premier fait assez piètre figure à côté de Pisier et Ogier, et Labourier fait beaucoup d’efforts trop voyants pour avoir l’air déjantée. Marie-France Pisier, hiératique et hautaine est excellente, tout comme Bulle Ogier en hémophile diaphane. C’est malgré tout Juliet Berto qui domine la distribution, parce que c’est la seule à ne pas avoir l’air de jouer, tant sa déjante paraît raccord avec son image. Après les « intouchables » Bardot et Deneuve des sixties, Berto (tout comme Bernadette Laffont) va être le prototype de l’actrice « différente », l’idéal d’un hédonisme sans limite. Celle qui vient d’inspirer un hit (mineur) à Yves Simon (« Au pays des merveilles de Juliet ») sera la première d’une liste de trop vite disparues, filles trop insouciantes pour la dureté de l’époque qu’elles traversaient façon tourbillon (comme par hasard des enfants de …, Pascale Ogier et Pauline Laffont).

Si « Céline et Julie … » accuse parfois son âge par certains tics de réalisation et de jeu des acteurs, il reste dans l’ensemble assez efficace, et en tout cas à ma connaissance sans équivalent dans la filmo ardue de Rivette. Superbe réédition en 2018 remastérisée avec plein de bonus de chez la maison Potemkine, qui donne pas dans la distribution du classique et du consensuel, mais qui fait toujours bien les choses (on est pas chez Canal ou TF1 Vidéo, si vous voyez ce que je veux dire).

Si vous avez trois heures et quart de disponibles …