FEDERICO FELLINI - AMARCORD (1973)

 

Auto-biopic ...

« Amarcord », ça veut dire quelque chose entre « il était une fois » et « je me souviens » dans le dialecte de la région de Rimini. Rimini étant comme par hasard la ville où est né et a grandi Fellini.

Et le Maestro déroule avec « Amarcord » le dernier volet de ce qu’on a qualifié de trilogie mémorielle. Après le faux documentaire « Les clowns » (Fellini a toujours été attiré par le cirque et les bohémiens, voir son insurpassable « La Strada »), et « Fellini Roma » sur ses années romaines (où le génial côtoie le foutraque complet), Fellini centre « Amarcord » sur son adolescence boutonneuse à Rimini.

Fellini et son harem ...

Enfin, à Rimini, façon de parler. Tout a été tourné aux studios Cinecitta à Rome. L’histoire se déroule sur une année, du printemps au printemps. Et parler d’histoire est aussi un non-sens. Comme un peintre, Fellini joue sur les impressions, les couches superposées. Il l’a dit et répété, bien peu de son film repose sur des faits réels et avérés, un souvenir fugace amène une scène. Et s’il y a une chronologie, des personnages récurrents, il n’y a pas d’histoire, au sens scénaristique du terme.

Le personnage central de « Amarcord » est Titta (un ersatz de Fellini donc), joué par le jeune débutant Bruno Zanin. Qui ne fera guère parler de lui par la suite, Fellini recherchant pour ses personnages des « gueules » plutôt que des stars. Au milieu de cette brochette d’anonymes, un second rôle qu’il a déjà fait tourner à deux reprises est attribué à Magali Noël (celle qui a chanté les joies du SM avec « Fais moi mal Johnny », paroles de Boris Vian). Elle sera la Gradisca, femme du coiffeur et pin up locale qui affole tous les mâles de la ville. Et parmi tous les personnages « felliniens » du casting, une aura son quart d’heure warholien de gloire, Maria Antonietta Beluzzi (la buraliste à la poitrine démesurée dans laquelle finira par se perdre le jeune Titta).

Repas de famille ...

Il y a dans « Amarcord » toute la démesure de Fellini qui voisine avec l’intimisme de la cellule familiale, tendrement caricaturée (le père maçon, le grand-père pétomane et lubrique, l’oncle silencieux et fourbe, un autre qu’on sortira de l’asile pour un pique-nique homérique, la mère qui essaie d’arrondir les angles, la bonne qu’à peu près tous les mâles de la maison essaient de tripoter, …).

Dans ces polaroids de la fin des années 30, Fellini nous montre avec tendresse cette sorte d’interzone (on n’est pas à la campagne, mais pas non plus dans une grande ville), en butte avec ses traditions (on commence par un feu de joie pour fêter l’arrivée du printemps, rite païen, mais les curetons veillent et font la loi dans les âmes, voir la libidineuse séquence de confessions à la chaîne), mais rattrapée par l’histoire qui s’écrit ailleurs (la montée du fascisme, ses parades grotesques, mais aussi ses arrestations arbitraires et ses interrogatoires « musclés »).

Dans cette petite ville de province, tout ce qui sort de l’ordinaire devient – lapalissade – extraordinaire. On voit tout le village s’embarquer sur de frêles rafiots pour attendre au large le passage du Rex (paquebot gigantesque mis en chantier et symbole de la puissance économique de Benito et ses sbires, Fellini a fait construire pour cette seule scène une maquette de cent mètres, on est pas loin de Cameron et « Titanic »), on voit tous les hommes du village suivre avec des yeux gourmands, forcément gourmands, le dernier arrivage de « beautés » à destination du bordel de la ville.

Magali Noel, la Gradisca

On sent toute la tendresse de Fellini pour cette Italie « d’en bas ». Le sourire est bonhomme. Que ce soit pour décrire la misère sexuelle des collégiens et leurs concours de branlette, leur fascination pour le derrière moulant et rebondi de la Gradisca ou l’hypertrophie mammaire de la buraliste. Que ce soit pour les fantasmes de la Gradisca, férue de cinéma et qui rêve de donner la réplique à Gary Cooper. Que ce soit le narrateur du film, bourgeois distingué et précieux qui n’est en fait qu’un mytho affabulateur. Que ce soit les dimensions imposantes du Grand Hotel, fierté touristique de la ville, et les évènements fantasmatiques qui y ont eu lieu (la Gradisca y aurait été la maîtresse d’une nuit d’un prince de passage, le simplet du village y aurait honoré tout le harem d’un sultan, qui donne lieu à une scène pastiche des ballets aquatiques des Ziegfield Folies). Les simplets sont montrés avec compassion (la souillonne prostituée, le tonton aliéné qui monte tout en haut d’un arbre immense et réclame une femme, …).

Par contre, comme Indiana Jones qui n’aime pas les nazis, on peut pas dire que Fellini porte les fascistes dans son cœur. Mise en scène grandiose et caricaturale lors d’une parade des leaders locaux du parti dans un village tout acquis à leur cause avec scènes d’hystérie à la Beatlemania devant les deux chefs (un nain et un paralytique !) et leurs affidés qui défilent en trottinant avant qu’une immense composition florale à l’effigie du Benito se mette à parler. Un grotesque compensé quand un type joue « L’Internationale » à la clarinette du haut du clocher du village. Le père de Titta (ancien ouvrier maçon donc « forcément » communiste aux yeux des fascistes) est arrêté, menacé, et subit un interrogatoire « musclé » à base de larges rasades d’eau de ricin. Ces séquences de Fellini sont peut-être ce qui s’est fait de mieux en matière de dénonciation par la farce des régimes dictatoriaux nationalistes de l’époque.

Zanin et Beluzzi 

Collaborateur attitré de longue date du Maestro, Nino Rotta livre dans « Amarcord » ce que beaucoup (dont Alexandre Desplat) considèrent comme sa meilleure B.O.

Avec « Amarcord », Fellini, quelque peu empêtré dans la surenchère symbolique démesurée depuis quelques années (au hasard « Satyricon ») signe son dernier grand chef-d’œuvre. Deux films acclamés par la suite lui doivent beaucoup. « Le tambour » de Volker Schlöndorff (un faux biopic, la frustration sexuelle, un nain comme dignitaire nazi, …) et peut-être plus encore « Underground » de Kusturica. Avec ses personnages en vase clos, la musique de Bregovic plus Rotta tu peux pas, et sa dernière scène (le mariage sur l’île qui dérive du Serbe, celui de la Gradisca dans un bord de mer triste chez Fellini).

S’il fallait n’en retenir qu’une poignée de Fellini, « Amarcord » en fait partie (allez comme je suis de bonne humeur je vous fais mon Top 5 du Federico, les quatre sont dans le désordre « La Strada », « Les nuits de Cabiria », « Huit et demi », « La dolce vita », et « Juliette des esprits ». Oh, ducon, ça fait six… Ben oui, en plus d’être de bonne humeur, je suis généreux …


Du même sur ce blog : 


DEEE-LITE - WORLD CLIQUE (1990)

 

Victime de la mode ...

Tel pourrait être son nom de code à Deee-Lite. Parce que trois petits (33) tours et puis s’en vont …

Ils furent pourtant les rois des airplays radio de l’année 90. Parce que ce qu’ils produisaient était ce que le public attendait (ou on leur a fait croire, au public, que ce qu’on leur faisait écouter était ce qu’ils avaient envie d’entendre).


A cette époque-là, la demi-décennie charnière fin 80’s – début 90’s où ce qu’on pourrait qualifier du vocable généraliste grand public de musiques dansantes électroniques passait de l’underground (les vinyles white labels à destination des DJ’s pressés à quelques dizaines d’exemplaires) au succès de masse (les bien nommés Massive Attack par exemple), ce qu’il fallait c’est se faire remarquer, sortir du troupeau d’anonymes. Et quoi de mieux que d’avoir une chanson qui passe à la radio et un clip à la télé ?

En 1988, ce fut Lisa Stansfield avec « All around the world ». Qu’on ne peut taxer d’opportuniste, c’était une vraie bonne chanteuse, qui grouillotait depuis quelques temps avec des joueurs de disquettes (Coldcut en l’occurrence). 1989 consacra Yazz, longiligne peroxydée amatrice de fringues fluo en plastoc qui fit la farce avec « The only way is up ». Yazz et Stansfield, deux Anglaises, et le continent apprécia.

Les Américains, jamais les derniers lorsqu’il s’agit de faire tinter le tiroir-caisse, obtinrent leur revanche en 1990 avec Deee-Lite et « Groove is in the heart ». Deee-Lite, c’est censé être un groupe (ils sont plus de deux). Dont la figure de proue est Lady Miss Kier (Kierin Magenta Kirby pour l’état-civil). Look Kate Pierson (la rousse à choucroute des B-52’s) revisitée par un couturier psychédélique (les fringues à motifs bucoliques). Fréquentant assidument les clubs dance newyorkais et s’acoquinant avec des DJ’s pour essayer de se faire remarquer. Au début des 80’s, ça avait donné Madonna. Lady Miss Kier est bien des tons en dessous, aujourd’hui on la qualifierait d’influenceuse, avec tout le côté péjoratif accolé au vocable.

Lady Miss Kier, toute en discrétion ...

Son « groupe », c’est elle et deux DJ’s. Exotiques. Un Russe, Dmitry et un Japonais, Towa Tei. Qui pour ne pas être en reste avec leur chanteuse, s’habillaient bariolé et fluo, avec un mauvais goût que les camions portugais devaient leur envier. Deee-Lite, c’est avant tout la réunion de trois fashionistas. Bo Diddley chantait deux points ouvrez les guillemets « don’t judge a book by its cover ». Ben y’a des fois que si. Livrés à eux-mêmes, les trois Deee-Lite accouchent de quelques machins sans le moindre intérêt, vaguement dans l’air du temps electro-dance-house-etc …, qui constituent la matière première de « World Clique », leur premier disque.

Et dans cette mélasse, on se surprend parfois à dresser l’oreille, et clignote quelque part le nom de James Brown (oui, on parle bien du même). Alors on feuillette le livret du Cd pour voir si le Godfather of Soul est crédité quelque part. Que nenni. Mais par contre, dans les intervenants de quelques titres, on voit apparaître le nom de Bootsy Collins. Et aussi ceux de Fred Wesley et Maceo Parker. Soit un tiers des mythiques JB’s, excusez du peu. Pourquoi traînent-ils là ? Apparemment Bootsy Collins fréquentait beaucoup les clubs newyorkais et comme vestimentairement (sans parler des binocles) il passe pas lui non plus vraiment inaperçu, la Kier l’a sollicité, il a dit banco et a amené ses deux vieux poteaux … Alors on se repasse la rondelle et bingo, c’est bien ça.

Deee-Lite, Bootsy Collins  et un DJ

Les trois ex-JB’s sont pas très souvent présent, unfortunately. Ils contribuent, et pas qu’un peu au hit « Groove is in the heart » (pour ceux que ça intéresse, le passage en rap dans le titre est de Q-Tip, le leader des concernés et militants A Tribe Called Quest, vous savez ceux qui avaient samplé la ligne de basse de « Walk on the wild side » pour leur hit « Can I kick it »). Collins, Wesley et Parker sont aussi présents sur « Try me on », le vrai meilleur titre du disque.

Sinon, pour être juste, faut reconnaître que les Deee-Lite ont fait tout seuls comme des grands « Power of love », un truc dance bêtement efficace quoiqu’un peu longuet. Et qu’ils se sont inspirés (pour pas les accuser de plagiat) de Kid Creole & The Coconuts pour « Smile on ». Le reste mérite pas qu’on s’y attarde …

Sur la lancée du méga-succès de « Groove is in the heart », ce « World Clique » se vendra bien. La suite confirmera les vides artistiques qu’il contient. Deux successeurs suivront, dont tout le monde a oublié le titre. Avant la débandade finale (quand Kier et Dmitry ne feront plus chambre commune disent ceux qui s’y connaissent en potins de plumard). On ne sait ce que les DJ’s sont devenus, Kier a elle continué un peu dans la musique (Djette), et évidemment, on l’a beaucoup aperçue dans les gradins des défilés de mode. Mission accomplie ?


HAYAO MIYAZAKI - PRINCESSE MONONOKE (1997)

 

Mother's Nature Son ...

« Princesse Mononoke » c’est le film au retentissement mondial qui révèlera et Miyazaki et les productions de sa (co-)création, les studios Ghibli. Et plein de cinéphiles ou au moins d’amateurs de films d’animation s’aperçurent qu’il existait autre chose dans ce domaine que les studios Disney et ses productions. Tiens, suffit de comparer « Princesse Mononoke » avec le winner toutes catégories (et surtout financière) du genre, « Le Roi Lion » sorti trois ans plus tôt. « Le Roi Lion » c’est pour les enfants ou pour ceux qui font l’effort de rétropédaler dans le temps et retrouver des émotions de gosse, les personnages sont peu nombreux et les « saines » valeurs sont développées, le malheur, la souffrance, la résilience, avant le triomphe final. « Princesse Mononoke » a de quoi faire flipper les chères têtes blondes.

Hayao Miyazaki

L’intrigue est complexe et protéiforme, les personnages secondaires nombreux et surtout, c’est un film violent (voir l’affiche du film, plutôt soft par rapport à de nombreuses scènes). Le sang gicle de partout, l’amour et le « camp du bien » ne triomphent pas forcément. Et comme dans la plupart des films de Miyazaki, les héros se trouvent confrontés à des forces maléfiques et des mondes parallèles.

Point de départ, en des temps immémoriaux, le jeune prince Ashitaka, affronte la charge d’un monstre géant qui menace son village. Il tue le bestiau mais est blessé. Une vieille chamane du village lui révèle que sa blessure se révèlera mortelle (car le monstre est un sanglier « contaminé » et mutant), sauf à gagner les bonnes grâces d’une entité, l’Esprit de la forêt, qui seule a théoriquement le pouvoir de guérir la blessure. Voici donc notre héros chevauchant sa monture (un élan rouge) en route pour des contrées lointaines. Où il rencontrera un moine trop malin pour être honnête, une reine de la sidérurgie locale, des samouraïs belliqueux, forcément belliqueux, une jeune princesse (Mononoke) qui vit en compagnie de loups géants, une immense harde de sangliers géants, une foule de petites entités mignonnes et gentilles (les Sylvains, un peu le pendant des Ewoks de la saga Star Wars), et finalement l’Esprit de la forêt (un Dieu-Cerf qui marche sur l’eau le jour, et qui la nuit se transforme en créature immense semi gazeuse).

Mononoke & Ashikata

Le monde (ou plutôt les mondes) décrits par Miyazaki font référence à d’obscures légendes nippones, le Bien et le Mal s’affrontent perpétuellement et les personnages sont complexes, ambivalents (les amitiés et alliances sont de circonstance et ne durent pas toujours). Et puis des intrigues vont bien au-delà de l’histoire elle-même. On finit par comprendre que l’équilibre séculaire entre les humains et les forces naturelles (symbolisées par les bestioles géantes) a été rompu et que les animaux doivent tuer les hommes « mauvais » pour rétablir cet équilibre. Le principal point d’achoppement est représenté par Dame Eboshi qui règne sur une sorte de phalanstère de parias (lépreux, anciennes prostituées), fournit des métaux transformés (acier et ferrailles diverses) à l’Empereur, et pour entretenir ses hauts fourneaux, déforeste à tout-va, ce qui entraîne la révolte des entités animales. Ce qui fait de « Princesse Mononoke » un film écolo militant avant que l’écologie militante devienne à la mode. L’activité de Dame Eboshi étant cruciale, elle doit la défendre en mettant au point des armes innovantes (des arquebuses hyper puissantes) et faire face à la convoitise de ses clients (l’Empereur qui envoie ses samouraïs conquérir le village-usine).

Mononoke représente elle les humains qui ont choisi de prendre fait et cause pour les animaux et l’équilibre ancestral qu’ils défendent. Pas vraiment dans l’esprit babacool, elle mène des raids violents à la tête de ses loups géants contre tous les agresseurs de la nature. Ces trois personnages principaux (Ashitaka, Eboshi, Mononoke) vont passer le film à s’observer, se jauger, s’allier, se combattre, tout en n’étant jamais ensemble dans le même « camp ». Et quand la cupidité des hommes (l’Empereur qui veut la tête du Dieu-Cerf censée lui conférer pouvoir suprême et immortalité) ira crescendo, la riposte de la Nature sera proportionnelle (l’espèce de lave qui s’écoule de la divinité décapitée va tout emporter sur son passage) … on meurt beaucoup dans « Princesse Mononoke » et pas seulement les méchants …

Dame Eboshi

Par rapport aux précédents succès des studios Ghibli, notamment la triplette inaugurale de ses productions, « Le château dans le ciel », « Mon voisin Totoro » (dont le gentil monstre sert de logo aux studios), « Le tombeau des lucioles », « Princesse Mononoke » est beaucoup plus sombre, plus « engagé », plus « militant ». La fin est positive a minima, on ne peut pas parler de happy end. Et de tous ceux que je connais de l’immense Miyazaki, « Princesse Mononoke » est de loin le plus sanglant, le plus violent.

Esthétiquement, on est dans la ligne du parti des studios Ghibli. Tons pastel à la limite de la transparence, décors de fond invariables quand l’action se passe au premier plan. Ce qui n’empêche pas les prouesses graphiques des armées d’animateurs. Les bases scénaristiques sont aussi intangibles, de jeunes héros évoluent dans des mondes parfois parallèles peuplés de créatures aux pouvoirs surnaturels face auxquelles ils doivent se surpasser, sortir de leurs zones de confort …

« Princesse Mononoke » n’est pas la porte d’entrée la plus facile de l’œuvre (qui accumule quand même une flopée de grands films) de Miyazaki. Mais c’est certainement son film le plus adulte, le plus dense (plus de deux heures sans temps mort), en un mot le plus magistral. Cauchemars garantis pour petites têtes blondes non averties …


JACQUES RIVETTE - CELINE ET JULIE VONT EN BATEAU (1974)

 

Deux en un ...

Bon, on rentre dans le dur là … Parce que Rivette, comment dire … il a ses fans, certes, un peu moins nombreux que ceux des Tuche, mais comment expliquer … t’images pas un dating généré par Tinder où un des deux proposerait à l’autre avant de passer aux choses sérieuses, d’aller voir un film de Rivette.

Déjà, parce que les films de Rivette, ils durent au moins trois plombes (une fois en version ciné parce que le director’s cut, il fait généralement le double), et c’est du cinéma d’auteur pour ciné-club ou pas d’heure la nuit sur Arte.

Berto, Rivette & Labourier

« Céline et Julie … » c’est la comédie de Rivette, alors qu’a priori comédie et Rivette ça rime pas du tout, mais vraiment pas du tout. « Céline et Julie … », c’est un film accidentel. Après « Out 1 » qui durait une douzaine d’heures (!), le futur film que le Jacquot met en chantier est « Phénix », relecture « à la Rivette » du mythe du Fantôme de l’Opéra, avec dans les deux rôles principaux Jeanne Moreau et Juliet Berto. Des problèmes d’agenda de Jeanne Moreau lui font abandonner le projet que Rivette ne concevait pas sans elle. Mais Juliet Berto lui annonce qu’avec une de ses connaissances, Dominique Labourier, elles écrivent des choses qui pourraient faire un scénario. C’est pas tant l’idée de ce scénario qui intéresse Rivette, mais beaucoup plus de faire se confronter devant la caméra une actrice post soixante-huitarde libérée (Berto), avec une qui vient du théâtre classique (Labourier). D’ailleurs de scénario il n’y a guère, plutôt un enchaînement de situations, de sketches …

Rivette dit banco, mais bon, on se refait pas, il faut contrebalancer l’effet potache amené par les deux actrices-scénaristes. Il fait donc appel à Eduardo de Gregorio, scénariste argentin fada de Nouvelle Vague, pour qu’il écrive « autre chose ». De Gregorio s’inspire d’une nouvelle de l’auteur anglo-américain Henry James et la retravaille avec un trio d’acteurs choisi par Rivette, sa « muse » Bulle Ogier , Marie-France Pisier, Barbet Schroeder (celui qui mettait la musique de Pink Floyd en films, « More » et « La vallée »).

Il y a juste une faille spatio-temporelle dans cet étrange attelage des deux groupes antinomiques. Berto et Labourier sont dans le contemporain, et les quatre autres adaptent une œuvre de la fin du XIXème siècle. Choc des cultures à prévoir …

Rivette réussit le tour de force d’assembler ces deux univers dans la même histoire. En reprenant le pitch de « Alice au pays des merveilles ». Et bizarrement, ça fonctionne. Pas de quoi avoir une révélation cinématographique majeure, mais « Céline et Julie … » se laisse voir.

Pisier, Shroeder, Ogier

A condition d’avoir le temps. Trois heures et quart. Ce qui fatalement ne va pas sans quelques redondances. Dont certaines sont voulues et nécessaires, mais bon, trois heures et quart …

« Céline et Julie … » commence donc comme le bouquin de Lewis Caroll. Julie (Dominique Labourier) est assise sur un banc dans un square parisien (le film est aussi une visite de Paris) et bouquine un fort imposant traité de magie. Surgit Céline (Juliet Berto), look gypsy délurée qui traverse le square. Julie la remarque, la suit du regard, voit qu’elle tombe de son sac une paire de lunettes de soleil, court les ramasser, et se lance à sa poursuite telle Alice suivant le Lapin Blanc, dans un étrange ballet où l’une ne veut pas se laisser rattraper mais s’attache à ne pas semer sa poursuivante, et où l’autre préfère suivre que rattraper. Le lendemain, les rôles s’inverseront, et c’est Céline qui attendra Julie dans l’escalier de son immeuble avant de squatter chez elle. Julie est bibliothécaire férue de magie, et Céline fait des numéros de magie dans un cabaret minable. Forcément, les deux deviennent des amies inséparables.

Un jour, Céline se rend dans une grande bâtisse bourgeoise (au 7 Bis rue du Nadir aux Pommes, cherchez pas, la rue n’existe pas) où il se passe des choses étranges. Comment se rendre à cette adresse et voir ce qui s’y passe ? En suçant des bonbons. Parenthèse. Rivette assure que toute ressemblance avec des trips après avoir gobé des acides est involontaire, certains acteurs du film des années plus tard affirment le contraire. Fin de la parenthèse. Et que se passe t-il dans cette baraque ? Un veuf (Schroeder), sa belle-sœur (Bulle Ogier), une amie de sa femme (Marie-France Pisier), organisent leur vie autour d’une gamine souffreteuse et pas très bien portante (la fille de Schroeder) aidés par une infirmière-bonne-femme de ménage. Contraste violent entre le way of life très seventies de Céline et Julie et le maniérisme très Nouvelle Vague de la grande bâtisse, où toutes les attitudes et émotions sont surjouées, et les dialogues dans un style très précieux. Un drame atroce semble s’y préparer, mais lequel ?

Céline et Julie se projettent à tour de rôle dans cet univers en prenant la place de l’infirmière, n’arrivent pas à démêler l’intrigue, puis emploient les grands moyens en s’y rendant ensemble. Je vais pas spoiler, mais la justification du titre trouve son explication dans la dernière scène où le trio fantomatique de la grande bâtisse réapparaît, genre neverending story …

Pour le peu que je connais de la filmo de Rivette, « Céline et Julie … » y tient à peu près la même place que « Ce jour-là » de son disciple Raoul Ruiz ou « Sourires d’une nuit d’été » dans celle de Bergman, la comédie vue par un austère. La partie écrite par Berto et Labourier est relativement décousue (c’est fait exprès), très Godard style (on écrit la nuit ce qu’on tourne le lendemain), et l’autre très écrite, très théâtralisée.

En route pour le trip ...

« Céline et Julie … » doit beaucoup à la Nouvelle Vague (le jeu théâtral évidemment, les extérieurs non « préparés », les gosses s’agglutinent sur les lieux de tournage, les passants se retournent, dévisagent acteurs et cameraman, …). Rivette, pourtant contemporain de Truffaut ou Godard, tournera peu dans les années 60, et comme Jean Eustache, sortira ses films les plus connus dans les seventies, alors que les « anciens » commencent à tourner en rond (pour être gentil). Les emprunts et références fourmillent (Alice au pays des Merveilles, Fritz Lang avec la trace de main ensanglantée sur l’épaule de Julie qui renvoie à « M le Maudit », Bresson par l’austérité et le côté désincarné des personnages de la bâtisse, « Rashomon » de Kurosawa par la répétition des scènes avec une vision différente, Feuillade pour les tenues très Musidora en patins à roulette (!) des deux filles…).

A l’opposé, il y en a au moins deux qui ont pioché des choses dans « Céline et Julie … ». Gus Van Sant pour « Elephant » avec les mêmes scènes vécues par des personnages différents et le grand David Lynch himself dont « Mulholland Drive » semble parfois un remake avec les deux actrices qui s’échangent les rôles et se dédoublent dans des univers parallèles. Fort à parier que le scénariste de « Un jour sans fin » a aussi vu le film …

Même s’il minimalise son importance, Rivette est évidemment crucial. Il assure la liaison entre les deux histoires, codifie chacune (exubérance vs rigueur) et derrière son approche je-m’en-foutiste, produit un vrai travail de réalisateur, avec des choix esthétiques forts.

Du côté des cinq acteurs principaux, on peut rester réservé sur les prestations de Barbet Schroeder et Dominique Labourier. Le premier fait assez piètre figure à côté de Pisier et Ogier, et Labourier fait beaucoup d’efforts trop voyants pour avoir l’air déjantée. Marie-France Pisier, hiératique et hautaine est excellente, tout comme Bulle Ogier en hémophile diaphane. C’est malgré tout Juliet Berto qui domine la distribution, parce que c’est la seule à ne pas avoir l’air de jouer, tant sa déjante paraît raccord avec son image. Après les « intouchables » Bardot et Deneuve des sixties, Berto (tout comme Bernadette Laffont) va être le prototype de l’actrice « différente », l’idéal d’un hédonisme sans limite. Celle qui vient d’inspirer un hit (mineur) à Yves Simon (« Au pays des merveilles de Juliet ») sera la première d’une liste de trop vite disparues, filles trop insouciantes pour la dureté de l’époque qu’elles traversaient façon tourbillon (comme par hasard des enfants de …, Pascale Ogier et Pauline Laffont).

Si « Céline et Julie … » accuse parfois son âge par certains tics de réalisation et de jeu des acteurs, il reste dans l’ensemble assez efficace, et en tout cas à ma connaissance sans équivalent dans la filmo ardue de Rivette. Superbe réédition en 2018 remastérisée avec plein de bonus de chez la maison Potemkine, qui donne pas dans la distribution du classique et du consensuel, mais qui fait toujours bien les choses (on est pas chez Canal ou TF1 Vidéo, si vous voyez ce que je veux dire).

Si vous avez trois heures et quart de disponibles …