CROWDED HOUSE - WOODFACE (1991)

 

Une affaire de famille ...

Tout commence en Nouvelle-Zélande … Le pays des rugbymen tout en noir, des Maoris tatoués (qui jouent aussi au rugby) et des millions de moutons (qui a priori ne jouent pas au rugby). Joli pays mais un peu rude. Tout le contraire d’un endroit où l’on verrait se développer un groupe de sunshine pop. Eh bien c’est ce qui est arrivé avec Split Enz, co-formé par un dénommé Tim Finn. Succès local. L’affaire prend une dimension supérieure quand le frère cadet Neil Finn rejoint la bande. Le succès s’amplifie et gagne l’Australie à la fin des années septante. Puis Tim se barre, les autres continuent, émigrent en Australie, changent plusieurs fois de nom, avant de se stabiliser sous la forme d’un trio baptisé Crowded House.

Tim & Neil Finn

Premier album éponyme et premier (petit) succès international grâce au titre « Don’t dream is over ». Le deuxième disque restera beaucoup plus confidentiel. Mais les deux frangins sont restés en contact et finalement se retrouvent pour mettre en chantier une troisième rondelle, qui sera ce « Woodface » dont il est question.

Premier point. Ne pas se laisser rebuter par la pochette, très moche (au moins autant que celle du « Roots » de Sepultura paru quelques années plus tard). Ne pas non plus accorder trop d’importance à l’atypique premier titre (« Chocolate Cake »), plutôt funky et qui par son refrain a de faux airs du « Kinky afro » des Happy Mondays, et donc du « Voulez-vous coucher avec moi ce soir » de Patti Labelle et de son Lady Marmalade. De près ou de loin, Crowded House n’a rien de funky, même si ce « Chocolate cake » est plutôt plaisant.

Non, on se refait pas, les Finn Brothers et leurs deux potes sont irrémédiablement marqués par la pop, et tant qu’à faire celle des plus grands, celle de ces p’tits gars de Liverpool des années 60, qui s’appelaient, euh comment déjà, ça me reviendra …

Crowded House 1991

On est avec « Woodface » dans le classicisme absolu, trois minutes, des mélodies, des couplets, des refrains, des ponts, et des harmonies vocales (tous les quatre donnent de la voix, mais le chant lead est le plus souvent assuré par les deux frangins à l’unisson, école Everly Brothers). Il y a quatorze titres dans « Woodface » (plus un caché, on en recausera). Deux ou trois auraient pu être zappés, parce qu’ils manquent de punch mélodique (« Whispers and moans », « She goes on »), ou parce qu’ils ont laissé le batteur écrire un titre (« Italian plastic »), ce qui n’était pas une bonne idée …

Les Crowded House excellent dans un genre tout particulier, la ballade mid-tempo. Et là, ils se contentent pas de bien faire, ils torchent de petites merveilles. La plus connue (au moins en Gaule), elle passait en radio, c’est « Fall at your feet », et ça ressemble à ce qu’a fait de mieux Sir McCartney avec ses Wings, du côté de « Band on the run ». Même similitude qualitative avec « Four seasons in a week ». La meilleure du lot, c’est le dernier titre « How will you go », c’est juste parfait. A noter qu’à la fin du titre, après une minute de silence, on a un court machin hurlant (les guitares, les voix) sur un tempo très Black Sabbath, le genre de gag totalement inutile …

Quelques autres ballades sont dans la même veine, bien qu’un ton en dessous (« It’s only natural », « As sure as I am »). Bon, avant de l’oublier, il convient de citer le cinquième membre officieux de Crowded House (il a jusque là produit tous leurs disques), le sieur Mitchell Froom, qui sera un des tout grands rats de studio des années 90 et qui a déjà sur son CV des gens comme Roy Orbison (pour son ultime et excellent « Mystery girl »), ou  … tiens, comme c’est bizarre … McCartney (pour le dispensable « Flowers in the dirt »). Froom concocte ici un son basique, « boisé », sans artifices superflus. Et quand par hasard, il se hasarde à surcharger quelque peu, ça passe beaucoup moins bien (« All I ask » avec ses violons too much, comme de l’Elvis Costello des mauvais jours).


Tiens l’Elvis anglais. Quand chez Crowded House, le rythme s’accélère (« Woodface », bien que dominé par les ballades et les mid-tempos, n’est pas un machin soporifique), on pense au Costello des seventies, ou à son équivalant-rival Joe Jackson (le plutôt rock « Tall trees »). Une petite escapade sur les terres cultivées par R.E.M alors en pleine gloire (« Weather with you ») est là pour faire un clin d’œil aux amateurs d’indie-rock, et quelques riffs de guitare bien sentis de ci de là entraînent quelques titres vers le rock FM, ou middle of the road, ou tout ce que vous voulez.

Grâce à la qualité des compositions et de la production intemporelles, « Woodface » supporte ma foi plus que bien l’épreuve des décennies. C’est pas un chef-d’œuvre absolu, juste une belle réalisation d’artisans de la pop à leur meilleur niveau. Parce que ce soit ensemble ou séparément, dans Crowded House ou pas, les frangins Finn, s’ils resteront toujours de bons trousseurs de mélodies, ne retrouveront jamais la qualité de de « Woodface ».

 


SERGUEÏ PARADJANOV - LES CHEVAUX DE FEU (1965)

 

Tristan et Iseut revisited ...

Peut-être (certainement ?) parce qu’y tourner des films était plus compliqué qu’ailleurs, l’URSS a engendré deux réalisateurs hors normes, Tarkovski et Paradjanov. Tarkovski est parti d’une certaine forme de classicisme (« L’enfance d’Ivan ») pour atteindre son apogée avec « Solaris » et « Stalker » où s’enchevêtrent réel et irréel, métaphysique et mysticisme. Des films compliqués, ardus mais qu’on peut « suivre ». Tarkovski bouscule les thématiques habituelles, mais respecte les « codes » techniques du cinéma.

Sergueï Paradjanov

Paradjanov, c’est à ma connaissance un cas unique. Au moins pour ses deux films les plus connus, chronologiquement « Les chevaux de feu » et « Sayat Nova » (« La couleur de la grenade » en français). Ces deux films, il faut les voir une fois dans sa vie, et on est sûr de ne jamais les oublier. Rien ne ressemble de près ou de loin au cinéma de Paradjanov.

Vous croyez avoir tout vu sur un écran résultant du maniage savant de caméra, ben oubliez. Oubliez Gance, Welles, Kubrick, le tout numérique de Cameron, et tous leurs semblables … Première scène des « Chevaux de feu ». Un enfant avance dans la neige. Cut. Dans une forêt de pins gigantesques, un bûcheron est en train d’abattre un arbre à la hache. Cut. Le gosse s’approche, il apporte un casse-croûte au bûcheron. Cut. L’énorme pin vacille et s’abat. Cut. L’enfant lève la tête et voit qu’il est sur la trajectoire de la chute. Cut. Le bûcheron (son frère ? son oncle ?) se précipite et projette l’enfant sur le côté. Cut. C’est lui qui se fait écraser par le pin. Cut. Cet enchaînement de séquences a duré, quoi, trente secondes. Vous vous dites, mais Lester, qu’est-ce que tu racontes, on a vu ça des centaines de fois. Ben non. Parce que quand l’arbre tombe, la caméra est en haut du branchage, y’a une image vertigineuse de la chute du pin. Et comme on est au milieu des sixties, c’est pas du numérique avec un écran vert sur le fond. Je préfère pas savoir dans quel état ils ont retrouvé la caméra … Et pendant l’heure et demie qui suit, on va avoir sur l’écran des trucs totalement fous.


Et pas parce que le type qui tient la caméra (en l’occurrence le chef-opérateur Youri Illienko) serait un épileptique qui filmerait comme s’il était dans un wagon sur un manège de montagnes russes. D’ailleurs les montagnes du film, elles sont pas russes, mais ukrainiennes. Ce qui, même à l’époque, signifiait pas mal de choses. Brejnev (pourtant natif d’Ukraine) et ses potes du Parti à chapka ont pas aimé le film, mais alors pas du tout. Pour plusieurs raisons, parce qu’il est tourné en ukrainien et pas en russe. Parce que la religion, le mysticisme, et à la fin la « sorcellerie » paganique y tiennent une immense place. Et parce que rien, même pas en filigrane, n’y exalte les glorieuses vertus du socialisme. Paradjanov le paiera cher, il fréquentera pas mal les prisons soviétiques, et quand il en sortira, ce sera généralement pour tourner un film qui le lui renverra direct, en prison, sans passer par la case départ et sans toucher vingt mille roubles …

« Les chevaux de feu » se passe dans les Carpathes ukrainiennes, on sait pas quand, en tout cas avant l’apparition des engins à moteur. Les Carpathes de Paradjanov, c’est pas celles de Dracula ou de la Hammer. Ce sont les Carpathes des immensités montagneuses perdues, où vivent des communautés villageoises hors du temps, dominées par des rituels religieux ou mystiques (une bonne moitié du film se passe lors d’enterrements, de mariages, de fêtes votives, …).

Unis pour la vie ?

Le gosse qui a failli se faire écrabouiller par le sapin, il s’appelle Ivan(ko). Lors de l’enterrement de son sauveur, il quitte la procession pour aller jouer avec une gamine, Maritchka. Sauf que leurs familles respectives se détestent depuis des générations. Et l’enterrement vire encore plus au drame quand le père de Maritchka tue le père d’Ivan à coups de hache (avec, paraît-il pour la première fois à l’écran, le sang qui ruisselle sur l’objectif de la caméra). Ce qui n’empêchera pas les enfants devenus ados, en se planquant de leurs familles, de jouer ensemble, puis de flirter, et de se promettre de se marier. Mais voilà, Ivan est pauvre, et avant d’épouser Maritchka, il doit aller gagner sa vie chez un berger. Le jour prévu de son retour, Maritchka part à sa rencontre, et en voulant sauver un agneau, glisse d’une falaise et se noie dans un torrent. On n’en est pas à la moitié du film.

Et on en a pris plein les yeux. Parce qu’il y a dans « Les chevaux de feu » un énorme travail sur l’image et les couleurs, notamment grâce aux tenues traditionnelles des paysans lors des fêtes et cérémonies, aux couleurs vives, dominées par le rouge. Et puis le montage qui va alterner gros plans sur les visages, dont les expressions en disent plus que de longs discours, et cadrages millimétrés sur des paysages immenses, dans lesquels l’homme apparaît minuscule.

En fait, dès la mort de la bien-aimée, on s’aperçoit que les couleurs vives qui tendaient même vers la saturation, vont tout à coup disparaître. Quelques scènes au milieu du film sont tournées en noir et blanc à gros grain, avec des contrastes très atténués, tout semble gris … comme l’état d’esprit d’un Ivan inconsolable. Et quand les couleurs reviennent sur l’écran, c’est parce qu’Ivan vient de rencontrer une autre fille, Palagna. Mais les couleurs ne sont pas aussi vives qu’au début, le souvenir de Maritchka est encore et toujours présent, il pense à elle, la voit dans l’encadrement d’une fenêtre … La aussi, j’ai pas le souvenir d’avoir vu un film où le traitement des couleurs est raccord avec l’état d’esprit du personnage …  Même s’ils finissent par se marier, on sent pas Ivan très concerné par la vie matrimoniale. Palagna aura beau l’aguicher, Ivan est « ailleurs ». Même  des rites païens entrepris par Palagna (dont des déambulations nocturnes dénudées suivies de prières et d’incantations) n’y changeront rien.

Pire, comme elle est jeune et belle, elle va attirer l’attention d’une sorte de sorcier du village et tomber dans ses bras. Dès lors, la tension va monter entre le mari et le mage de pacotille, pour culminer lors d’une explication finale dans une auberge. Evidemment à coups de hache, puisqu’on en région forestière. Bon, je spoile (quoiqu’ayant évoqué Tristan et Iseut au début, pas besoin d’être grand devin pour savoir qui va ramasser un coup de hache). Une fois Ivan mortellement blessé, le rouge orangé envahit l’écran (comme le sang qui ruisselle sur le visage et devant les yeux), jusqu’à la saturation complète de l’image. Quand les couleurs redeviennent vives, c’est pour assister aux préparatifs de l’enterrement d’Ivan …


On est avec « Les chevaux de feu » beaucoup plus dans l’allégorique et le symbolique (quand le sorcier besogne la femme d’Ivan, un grand arbre isolé explose et se consume, quand Ivan pense à Maritchka, une étoile se met à beaucoup briller dans le ciel) que dans le réalisme pur. Le film est un poème en images (très peu de dialogues, beaucoup de musiques traditionnelles, le film s’inspire des us et coutumes d’une petite communauté ethnique). Paradjanov jongle avec les contre-jours, multiplie les contre-plongées (y compris dans l’eau), au milieu de mouvements de caméra insensés (la procession filmée à travers les taillis par une caméra – ou un cameraman – tournant à toute vitesse autour d’un axe, c’est du psychédélisme en accéléré …), de décors naturels noyés par un brouillard très impressionniste. Quelques plans à la Terrence Malick où des lichens sur des rochers ou des écorces d’arbres sont filmés en très gros plans, font aussi des « Chevaux de feu » une ode à la nature d’autant qu’il est décomposé en douze séquences précisées par de gros intertitres, censées évoquer la succession des douze mois (l’histoire elle se déroule sur plusieurs années). Le film se conclut par un énigmatique plan fixe sur huit enfants qui regardent chacun à un carreau de fenêtre …

J’en ai dit beaucoup, mais je répondrai pas à la question ultime : pourquoi « Les chevaux de feu » ?

Un dernier conseil : j’ai écrit plus haut qu’il faut absolument voir ce film et « Sayat Nova ». Ne commencez pas par « Sayat Nova », au moins aussi beau, mais totalement déroutant, « Les chevaux de feu » sont la porte d’entrée prioritaire et la plus « simple » à l’œuvre toute particulière de Paradjanov …