JOHN CARPENTER - HALLOWEEN LA NUIT DES MASQUES (1978)

 

Eloge de la lenteur ...

Ça tombe raccord, c’est la période de cette fête à la con que les Amerlos nous ont refilé. L’occasion ou jamais de dire tout le bien que je pense du meilleur film de Carpenter et de l’inégalé chef-d’œuvre du slasher. « Halloween », c’est le film auquel on se doit de mesurer quand on veut jouer dans la même catégorie, et depuis 1978, c’est pas les candidats qui ont manqué …

Quand il met « Halloween » en chantier, Carpenter a trente ans, un way of life de babacool, mais un background « classique » pour qui veut faire carrière dans le cinéma (des études dans la plus prestigieuse fac de cinéma de Los Angeles). Un court-métrage de fin d’études, « Dark star » (qu’il rallongera plus tard pour le sortir en salles) et un premier film underground (« Assaut sur le Central 13 ») constituent sa carte de visite pour démarcher les producteurs. Evidemment, les chèques avec plein de zéros vont pas se multiplier, d’autant qu’il a avec sa compagne de l’époque, la scénariste Debra Hill, envie de tourner un film d’horreur. Irwin Yablans, un petit producteur indépendant lui file trois cent mille dollars avec une condition, il doit s’agir de meurtres de baby-sitters. Carpenter et Hill se mettent à écrire, sans résultat satisfaisant, jusqu’à ce que le décidément très inspiré Yablans leur suggère que l’action se passe le soir d’Halloween. Déclic de Hill et Carpenter (qui pose une condition, le film devra s’appeler « John Carpenter’s Halloween », ce qui sera le cas lors de sa sortie) couchent dès lors rapidement sur papier un scénario.

John Carpenter & Jamie Lee Curtis

Pas très épais le scénario. Un gosse qui sans raison apparente à tué sa sœur à coups de couteau un soir d’Halloween est interné et soigné comme une bête féroce. Il s’évade et retourne dans sa ville semer terreur et cadavres à nouveau un soir d’Halloween, coursé par le psychiatre qui s’occupait de son cas. En fait, beaucoup plus qu’une histoire, c’est un univers que Carpenter va créer.

Tout d’abord celui du serial killer fantomatique, qu’on aperçoit à peine, qui joue du couteau de cuisine et avec les nerfs de ses victimes. Ses victimes sont jeunes, priorité aux jeunettes délurées et peu farouches, et donc forcément leurs amoureux ont aussi bien du souci à se faire. Instant critique, quand on est sous la couette et qu’on vient de s’essayer à perpétuer l’espèce. Seul espoir de peut-être salut, être une jeune fille vierge et ne pas céder à la gaudriole facile. Tous ses éléments scénaristiques jetés dans « Halloween » un peu au hasard finiront par devenir des axiomes de base dans tous les films qui s’en inspireront, témoin le plus marquant, le quasi-plagiat qu’est « Vendredi 13 ». Autre passage obligé du genre, la naïveté confondante des futures victimes, qui une fois le danger aperçu, font tout pour se faire désosser, en dépit de toute prudence et bon sens …

Le génie de Carpenter qui le hisse au-dessus de tous ses suiveurs n’est pas seulement d’avoir rédigé les Tables de la Loi du slasher (d’ailleurs les historiens de cette sous-catégorie de film d’horreur citent comme premiers du genre « La baie sanglante » de Mario Bava et « Black Christmas » du Canadien Bob Clark), mais d’avoir réussi à faire un vrai film avec un scénario de court-métrage (tout « Halloween » tiendrait maintenant en dix minutes d’un film gore au montage épileptique). Plutôt que le choc des images, Carpenter joue sur l’ambiance, le suspense.

Tout petit, il aimait les grands couteaux ...

Par bien des aspects, « Halloween » est un film au ralenti. Et Carpenter l’avoue sans ambages, il a étiré toutes les scènes à la limite du raisonnable pour arriver à l’heure et demie syndicale. Et c’est ce qui fait fonctionner le film. Un seul exemple, lorsque l’héroïne Laurie traverse la rue pour aller à la maison voisine, on sait que ses copains y ont été tués et que le psychopathe y est. On la suit pas à pas dans la semi-obscurité, les synthés de Carpenter commencent à entrer en action (signe qu’il va se passer quelque chose, ils annoncent jusque là l’apparition du tueur), et pour parcourir vingt ou trente mètres la scène dure plus d’une minute. Pas d’effet jump scare facile, pas d’ouragan de violons, juste l’angoisse sourde qui monte inexorablement …

Et tout le long du film, c’est cette lenteur qui entretient la pression. Le tueur avance à la vitesse d’un zombie de Romero (dont le film éponyme vient de sortir), et semble aussi inarrêtable dans son allure léthargique qu’un Terminator. Carpenter peut se permettre les longues scènes parce qu’il utilise beaucoup (voire abuse) de la Panaglide, une caméra portée ancêtre de la Steadicam, qui permet des plans-séquence en mouvement, témoin la mythique scène d’ouverture en caméra subjective qui dure plusieurs minutes (même s’il y a un raccord, quand la main attrape le couteau dans un tiroir).

... et plus grand aussi.

L’inconvénient de cette lenteur, et qui quelquefois dessert le film selon ses détracteurs, les lentes montées en tension laissent le temps de tout observer minutieusement, et là on voit tout, les faux raccords, les effets spéciaux fauchés, les incohérences à tous les étages. La liste est longue. Quelques exemples. Des arbres bien verts à Halloween (normal, le film a été tourné au printemps 78, et pour faire couleur automnale, quelques feuilles mortes volent devant la caméra, sauf que quand le cadre s’élargit, il n’y a des feuilles mortes qu’au pied des acteurs), un interné classé extrêmement dangereux qui a dû apprendre à conduire dans sa cellule capitonnée parce qu’il fauche et conduit sans problème des bagnoles, le même qui a vachement de mémoire pour aller déterrer la pierre tombale de sa sœur mais qui reconnaît pas son toubib quand il lui passe à côté en voiture, des poignées de portes à droite à l’intérieur et à gauche à l’extérieur, des nuits qui tombent très vite (deux filles discutent en plein jour en roulant, changement de plan, elles ont fait quelques mètres et c’est nuit noire, de plus jamais personne regarde dans les rétros pour voir qu’on est suivi, on fume un joint portières fermées et quand on baisse la vitre devant le papa flic, il s’aperçoit de rien ; le tueur poursuit sa victime, il est à quelques pas derrière elle, et le plan suivant dans la continuité de l’action il est au moins à trente mètres, dans quelques scènes on voit l’ombre de la caméra sur les murs, … et que dire des face à face avec ce tueur dans le dernier tiers, tueur à qui on laisse toutes les chances de se remettre des coups portés (faut dire que les bestiau est solide, un chargeur de revolver en plein buffet ne suffit pas à le dézinguer, ce qui laisse une fin ouverte et la possibilité des multiples suites qui n’ont pas manqué d’apparaître, alors que c’était pas du tout le but au départ, là le coup de génie est involontaire, Mike Myers ne peut pas être tué, parce que selon Carpenter, il incarne le Mal )…

Jamie Lee Curtis

L’histoire de « Halloween » est certes simple pour ne pas dire simpliste, mais surtout parce qu’elle est exposée très méthodiquement. Premier acte, le jeune Michael Myers déguisé en clown espionne puis poignarde sans raison apparente sa sœur alors qu’elle vient de se faire sauter par son petit ami, et sort de la maison totalement hébété son gros coutelas à la main. Séquence suivante, son psychiatre le docteur Loomis part avec une infirmière le chercher dans son asile pénitentiaire pour l’amener devant les juges des années plus tard. L’occasion de nous montrer l’extrême dangerosité du Michael, qualifié de « mal absolu » par son toubib. Orage, pluie, éclairs, tonnerre, une entrée d’hôpital avec des types en camisole qui errent dans la nature. L’un d’entre eux malmène l’infirmière et pique sa bagnole (facilement identifiable grâce à son logo sur la portière). On devine qu’il s’agit de Myers. Troisième séquence, présentation de la jeune Laurie Strode et de ses copines, lycéennes le jour et baby-sitters le soir. Soit l’origine de la folie meurtrière du personnage, son évasion, et la présentation de ses victimes. D’une clarté scénaristique imparable, pas besoin de flashbacks, de personnages tiers qui racontent, lorsque apparaît Laurie, on connaît tous les tenants et aboutissants.

Et malgré ses trois cent mille dollars, Carpenter réussit à avoir une star, enfin un type connu, en la personne de Donald Pleasance (rôle principal dans un Polanski mineur, et un des Blofeld de la saga James Bond). Lequel Pleasance (c’est Carpenter qui le dit) a trouvé son personnage nul, le scénario navrant et n’a accepté le rôle que parce que sa fille avait adoré « Assaut … » et qu’elle l’a littéralement harcelé pour qu’il rejoigne ce casting d’inconnus. L’autre star du film est une débutante, Jamie Lee Curtis, fille du Tony du même nom et de Janet Leigh (l’inoubliable Marion Crane de « Psychose »). Rien ne laisse supposer que c’est grâce à la notoriété de ses parents que Jamie Lee a eu le rôle (d’ailleurs comme toute l’équipe, pinceau en main, elle a participé à la décoration et au blanchiment à la chaux de la maison des Myers pour la première scène). Et elle l’a accepté faute de mieux, parce qu’elle déteste les films d’horreur, et des années plus tard, alors qu’elle commente le film avec Carpenter elle est encore très effrayée par les scènes qu’elle a portant tournées, ce qui déclenche l’hilarité du réalisateur. Par contre elle avoue que malgré l’énorme succès du film (plus de 200 fois la mise) elle a eu beaucoup de mal à trouver d’autres rôles devant se contenter de la suite « Halloween II », de quelques autres rôles dans des nanars d’horreur avant la réorientation à succès vers la comédie topless (« Un fauteuil pour deux ») puis en soutifs (« Un poisson nommé Wanda »).

Donald Pleasance

Le succès de « Halloween » repose sur la lisibilité du scénario, la création du personnage de serial killer implacable et indestructible, et toutes les astuces narratives qui deviendront incontournables de tous les slashers qui ont suivi. « Halloween » doit être le film le plus cité nommément ou subliminalement dans « Scream », et il me semble bien que la scène dans la penderie de « Blue Velvet » est un copier-coller de celle de « Halloween », c’est dire si le film de Carpenter a rayonné bien au-delà de la classification étroite dans laquelle on a tendance à le cantonner.

L’autre touche de génie de Carpenter c’est la bande-son. Lors des premières projections du montage final sans partition musicale, juste les images et le dialogue aux distributeurs (la Twentieth je crois), Carpenter s’est entendu dire que son film était trop lent et surtout ne faisait pas du tout peur. Comme il avait pas les moyens de se payer un orchestre, (merci Papa Carpenter qui était prof de musique et a initié son fiston au maltraitage de gammes), Carpenter s’est fait son petit délire à la Tangerine Dream (ou plus vraisemblablement Mike Oldfield pour le thème de « L’exorciste »), tout composé avec des synthés lents et sinistres qui s’amplifient à mesure que la menace et la tension à l’écran augmentent. Un procédé certes pas inouï mais qui deviendra un incontournable des B.O. de tout film à suspens … A noter que maintenant, à un âge désormais vénérable, Carpenter a depuis longtemps renoncé à tourner des films, mais par contre il a enregistré des disques et monnaye très cher ses concerts pour un public de fans venus écouter le thème de « Halloween » …

Pour terminer, les cinéphiles savent certainement que le film préféré de Carpenter est « Rio Bravo », et que ceux que l’on voit sur la télé dans « Halloween » sont « The Thing » de Howard Hawks (dont Carpenter réalisera un assez bon remake), et « Planète interdite », honnête série B d’anticipation de l’oublié Wilcox (pas vraiment là par hasard je suppose, c’est un des premiers films sinon le premier à être doté d’une musique entièrement électronique … en 1956 !).

Si « Halloween » est un must absolu, assez logiquement ses très nombreuses suites ne vaudront pas tripette, même si par intermittences, Carpenter, Pleasance et Jamie Lee Curtis y reprendront du service …


FOO FIGHTERS - ONE BY ONE (2002)

 

La folie des grandeurs ...

Qu’est-ce qu’on fait quand on s’appelle Dave Grohl, qu’on sait pas quoi faire et qu’on est plein aux as ? C’est simple, on claque un million de dollars en séances de studio qui durent un an (merci Arista-BMG qui ont sorti le chéquier) pour préparer son prochain disque. Et puis, quand à tête reposée on écoute le résultat, on se dit que c’est de la daube, on efface tout et on recommence en trois semaines. Le résultat c’est « One by one », quatrième rondelle des Foo Fighters, kolossales ventes, quatre singles dans les charts … et quelques années plus tard, le Grohl lui-même dit que ce disque est pas du tout réussi. I agree …


Rembobinons. Grohl, c’est le meilleur batteur des années 90 (et forcément suivantes, maintenant c’est des machines qui remplacent la batterie, en attendant que l’AI nous ressuscite Bonham, Moon, Watts et d’autres …). C’est Grohl qui tient la baraque sonore chez Nirvana, qui fait de « Songs for the deaf » de son pote Josh Homme le meilleur disque des Queens of the Stone Age, qui rend écoutable Them Crooked Vultures (les Led Zep du pauvre). Dans les Foo Fighters, il a décidé qu’il jouerait de la guitare (rythmique, le Dave c’est quand même pas Hendrix six-cordes en main) et chanterait (comme il peut, c’est pas vraiment Sam Cooke, Jaaaaames ou Otis). Bon, après tout, il fait ce qu’il veut, c’est son groupe et il en est le Leader Maximo.

Avec ses trois premiers disques, les Foo Fighters étaient devenus un nom qui compte et fait tinter les tiroir-caisse, au moins aux States … D’où le million claqué en studio … Et même si leur troisième était jugé un peu inférieur à la doublette introductive … « One by one », c’est l’accident industriel, même si au pays des bouffeurs de burgers, ça s’est précipité par centaines de milliers chez les disquaires et dans les stades. Parce que « One by one », c’est le disque typique du stadium rock. Du gros son, de grosses guitares, de gros roulements de toms, des chansons comme des hymnes avec chœurs virils, des trucs à brailler tous ensemble dans les arenas …


Axiome vieux comme le rock : un mauvais disque a une pochette toute moche. Et de ce côté-là, Grohl et sa bande ont fait fort. Pourtant ce gribouillis cardiaque infect est signé Raymond Pettibon, maître plasticien et pointure dans le monde le l’art contemporain (pochette la plus marquante : celle de « Goo » de Sonic Youth), à se demander si on lui avait pas suggéré de la faire gratos celle-ci. Le livret est pas mieux foutu, quasiment zéro information, juste quatre photos signées par Anton Corbjin.

« One by one » offre un tracklisting facile, les quatre premiers titres sont sortis en singles, et le reste, ma foi, on a fait avec les moyens (musicaux) du bord. Par ordre d’apparition « All my life », considéré par les sourds comme le morceau emblématique des Foo Fighters. Ultra prévisible, on sent dès les premières mesures acoustiques et cool que ça va pas durer, que ça va bientôt bastonner. Et effectivement ça bastonne, une mélodie asthmatique noyée sous une pluie de décibels, le truc typique du rock mainstream pour stades. Suit « Low » sous influence assez évidente Nine Inch Nails – Ministry. Sauf que tout est policé, rien ne dépasse, c’est très linéaire, le titre pourrait durer trente secondes ou trois heures qu’il se passerait rien. « Have it all », c’est de la power pop bruyante, et s’il ne devait en rester qu’un de ces singles, c’est celui que je retiendrai. Parce que le suivant, « Times like these », intrinsèquement point trop moche, souffre en revanche des lacunes criantes de Grohl au chant.

Foo Fighters live at Reading 2002

On n’en a pas fini avec « One by one », loin de là, il reste encore sept titres (l’ensemble atteint quasiment l’heure, ça délaye beaucoup, aucun titre à moins de quatre minutes, et le dernier culmine à plus de sept).

De cette longue litanie de titres dispensables, je sauve « Lonely as you », la mélodie la plus marquante, la progression de gentille power pop à un final hurlant et saturé. Le reste est bien trop souvent problématique, du quasi-plagiat (dans la construction) de « Still loving you » des Scorpions (ici ça s’appelle « Tired of you »), ou de « Synchronicity Pt II » de Police (« Halo »). Une poignée de titres braillards avec un son qui fissure l’émail des dents complètent la rondelle, juste là parce qu’ils sont taillés pour éventuellement être repris en chœur par des gugusses dans des stades.

Quant on sait que c’est ce disque qui a fait passer les Foo Fighters du rang de gros groupe d’indie-rock à celui de tête d’affiche des festivals, on en arrive à se poser des questions sur le bons sens auriculaire de nos amis d’Outre-Atlantique …

En équilibre sur le bord de la poubelle … allez, repêché, parce que le Dave, en plus d’être un grand batteur (quand il daigne s’installer derrière un kit), ça m’a l’air d’un gars plutôt sympa, capable de reconnaitre que ce « One by one » il est vraiment pas terrible …


Des mêmes sur ce blog :

Foo Fighters
Sonic Highways





TOM WAITS - SWORDFISHTROMBONES (1983)

 

Rupture ...

En 1983, le cas Tom Waits semblait une affaire classée. Il a trente quatre ans, a déjà publié sept disques, s’est constitué son petit public, a tourné dans quelques films, a mis un peu de beurre dans ses épinards car certains de ses titres ont été repris (notamment « Ol’ 55 » de son premier disque par les Eagles, en attendant « Jersey Girl » par le Boss himself en 84, lors des sessions de « Born in the USA », face B du single « Cover me »).

Tom Waits, qu’on parle de lui ou de sa musique, y’a un mot incontournable : bar. A cause de son style musical, pour lequel piano-bar est le qualificatif le plus évident. Et puis bar, comme ici on dirait troquet ou bistrot, parce que c’en est un client assidu rayon boissons pour hommes (on n’obtient pas son grain de voix en carburant au Perrier-tranche), et parce que c’est dans cet univers alcoolisé de piliers de comptoir qu’il trouve l’inspiration pour ses textes, suffit d’écouter ce que racontent les compagnons de biture …

Tom Marcel Waits

Avec « Swordfishtrombones », changement de décor. Pas forcément au niveau des textes, on y retrouve pas mal de ces épopées déclamées toute langue pâteuse en avant quand il y a trois heures que promis, je bois le dernier et je me casse, allez remets la mienne et j’y vais … Par contre, question musique, changement radical.

Le genre piano-bar, on en trouve encore un (tout petit) peu. Sur quinze titres, deux peuvent être rattachés à « l’ancien » Tom Waits. « Soldier’s things » vers la fin et « Johnsburg, Illinois » (chanson sur la ville de naissance de Kathleen Brennan, il sera question d’elle un peu plus loin) vers le début. Tout le reste est, comment dire, totalement barré dans un univers jusque là inconnu. Allez faire un tour sur le net, et vous verrez les qualificatifs descriptifs les plus étranges attribués à ce disque. Celui qui revient souvent, parce que relativement neutre et vague, c’est rock expérimental, répondant à un besoin maniaque de coller une étiquette sur un disque.

Bon, je suis pas musicologue et j’ai pas assez de disques sur les étagères pour définir tous les tenants et aboutissants, mais la démarche de Tom Waits me semble assez inédite. Par sa concision (quinze titres en quarante deux minutes), et par son éclatement. Tom Waits n’a pas avec « Swordfishtrombones » défini un nouveau genre musical, il a pioché et extrapolé à partir de plusieurs. Et surtout, dans un contexte instrumental assez dépouillé (la plupart des titres ne font intervenir que deux ou trois instruments), il va chercher l’étrange, le contre-emploi. Sur quelques-uns des titres, il y a du Hammond B3. Chez l’immense majorité des types qui maltraitent cette armoire normande musicale, on essaie de sonner comme Jimmy Smith (enjoué, guide mélodique du titre). Chez Tom Waits, le B3 sonne comme un harmonium (d’ailleurs quand il y a un harmonium, on fait pas vraiment la différence), il soutient une mélopée le plus souvent triste, qu’il ne serait même pas exagéré de qualifier de funèbre. Un autre exemple, les marimbas sur le morceau-titre. Les marimbas, l’extraordinaire gimmick sonore amené par Brian Jones sur « Under my thumb » (de Led Zeppelin, faut parfois vérifier si les gens lisent). Bon, écoutez « Swordfishtrombones » le morceau, et dites-moi si ça vous fait penser à « Under my thumb ». En plus de sortir certains instruments du musée, Tom Waits a rajouté l’originalité de leur utilisation à leur rareté.

Tom Waits & Kathleen Brennan

Mais comment diable en est-on arrivé là ? J’ai ma petite idée, toute personnelle et surtout pas officielle. Tom Waits me semble victime du syndrome de Yoko Ono. Rappelez-vous, quand le chien fou binoclard des Beatles a rencontré Yoyo, il a changé son style d’écriture, est devenu plus adulte, a sorti plus de titres « marquants ». Avant de virer adorateur béat de sa muse et donner souvent dans le n’importe quoi pathétique et risible. La Yoko de Tom Waits, elle s’appelle Kahleen Brennan, il l’a rencontré sur le tournage d’un film, l’a épousée, et pas perdu une occasion de dire son influence sur sa vie et on écriture. D’ailleurs « Swordfishtrombones » lui est dédié. Alors la Kathleen, si elle est certainement pour quelque chose dans le virage musical à 180° de son mari, elle va finir par prendre une place de plus en plus croissante dans ses disques, et à partir de « Frank’s wild years » (1987) cosignera bon nombre de titres, plus souvent pour le pire que pour le meilleur …

Il y a donc de tout dans ce disque, mais pas n’importe quoi. La voix, le dépouillement, et des traces de blues au milieu de rocks concassés renvoient au Captain Beefheart (exemple le plus flagrant, « 16 shells from a 30.6 »), parfois Waits titille les ambiances jazzy (sans le verbiage instrumental et la démonstration technique) comme dans « Rainbirds » (final de disque en douceur) ou « Frank’s wild years », va piocher dans les ambiances tziganes que développera plus tard Kusturica (le titre d’ouverture « Underground »), insère des bribes celtiques (l’intro de « Town with no cheer »), plonge dans l’expérimental pur et dur (« Trouble braids »).


Waits pose aussi les jalons de ce que sera la suite, notamment son disque suivant et le meilleur de sa discographie (« Rain dogs »), à savoir des rocks plus ou moins cubistes ou déconstruits (« Down, down, down »), des ballades dévastées minimalistes (« In the neighbourhood » ou « Gin soaked boy », ce dernier est un peu son « Heartbreak Hotel »).

« Swordfishtrombones » est un foutoir sonore, une juxtaposition de pièces disparates, comme si le tracklisting avait été fait au hasard. Le genre de disques qu’on qualifie de « difficile ». Ça part dans tous les sens, il faut une grosse volonté ou un sens aigu de la compromission pour trouver tout excellent. C’est un peu le brouillon de ce que sera sa carrière par la suite, une fois qu’il aura recentré son propos autour de rocks à bout de souffle (pas un hasard si Keith Richards l’accompagnera sur trois titres de « Rain dogs ») et de ballades tristes. Il aura dès lors une nouvelle trademark Tom Waits. « Swordfishtrombones » assure seul la transition entre les deux « périodes » (comme on dit en parlant des peintres) de Tom Waits.

Alors oui, il peut parfois rebuter et ce n’est à mon avis pas la porte d’entrée idéale à sa discographie (plutôt « Blue Valentine » pour les précédents et « Rain dogs » pour les suivants), mais il montre une capacité de renouvellement et d’inventivité comme seuls les plus doués en sont capables.


Du même sur ce blog :

Closing Time
Nighthawks At The Diner
Asylum Years
Rain Dogs
Bad As Me




SAM MENDES - AWAY WE GO (2009)

 

Short Cuts ...

«Away we go » est un film low cost (et à empreinte carbone minimale, on y reviendra) de Sam Mendes. Qui pour son précédent film, le superbe « Les noces rebelles » a fait en plus un gros score commercial. Qui de plus réunissait Winslet et DiCaprio, le mythique couple de « Titanic » (en fait c’était pas très compliqué pour Mendes, Winslet et DiCaprio étaient potes, et Winslet était sa femme). Et le film que Mendes a réalisé après « Away we go » c’est rien de moins que « Skyfall », le meilleur et le plus rentable de toute la série des James Bond.

Krasinski, Rudolph & Mendes

Autant être clair, « Away we go » n’a les qualités ni de son prédécesseur, ni de son successeur. C’est une sorte de récréation, vite tourné (cinq semaines), petit budget, durée syndicale minimum (une heure et demie). Un peu logiquement, pas de nom de star qui clignote fort en haut du générique. Les deux rôles principaux sont tenus par des troisièmes couteaux, John Krasinski (des seconds rôles dans des films le plus souvent passés inaperçus) et Maya Rudolph (une des vedettes du show télé « Saturday night live », quelques apparitions sur grand écran, et pour l’état-civil fille de la soulwoman Minnie Ripperton, mais pas quelqu’un susceptible de drainer les foules sur son nom au générique).

« Away we go », c’est un peu un road-movie. Ou plutôt un plane-movie, on part du Wisconsin, on va dans l’Arizona, retour au Wisconsin, puis Montreal, Miami et retour à la case départ. « Away we go », c’est aussi un film choral. Pas exactement au sens strict du terme, car il y a les deux acteurs principaux dans toutes les scènes, mais à chaque étape sont introduits de nouveaux personnages qu’on ne reverra plus dans les étapes suivantes.


Le début du film nous montre Burt et Verona sur le point d’être parents (la scène d’introduction, un cunnilingus sous la couette et les dialogues qui en résultent, mérite une citation dans les grandes scènes d’humour obscène). C’est un couple bobo, enfin plus bohème que bourgeois (ils vivent dans un mobil home). Lui vend des contrats d’assurance, elle on sait pas et on s’en fout. Ils veulent bien être parents, mais n’ont pas envie de se faire bouffer la vie par le marmot. Ça tombe bien, les parents de Burt habitent dans le patelin à côté, et ils se feront un plaisir de garder le môme. Sauf que quand ils vont les solliciter, les vieux leur annoncent qu’ils partent voyager deux ans en Belgique.

Cette première scène avec deux couples introduit parfaitement ce qui va suivre dans le film. Des rencontres et des confrontations d’univers. Avec lors de la rencontre de Burt avec ses parents, un clin d’œil darwiniste amusant. Les deux sont totalement différents (le père bourgeois vieille école, le fils baba avec une nette prédilection pour de ridicules bermudas ou pantalons, à rayures et quadrillages bleus et noirs), mais se coiffent pareil, sont barbus et à lunettes, et au cours de la discussion ont les mêmes tics (ils ajustent la monture de leurs lunettes et se frottent les yeux) en même temps.

Chez les new age ...

Dès lors devant la « fuite » des parents, la recherche de famille ou d’amis qu’ils n’ont pas vus depuis longtemps pouvant aider Burt et Verona à s’occuper de leur gosse va virer à l’obsession. Première visitée : une amie de Verona, totalement disjonctée, destroy et alcoolo, mariée à un beauf à bière(s), un gosse limite autiste, et une gamine limite obèse. Un enchaînement de scènes magnifiquement drôles et pathétiques à la fois. Evidemment, s’installer à portée de ces gens-là n’est pas une bonne idée. Seront ensuite approchées la sœur le Verona, une ancienne copine de Burt, enseignante en fac mais qui suit des règles de vie très new age avec son compagnon, gourou militant. Le clash avec ceux-là sera forcément retentissant. De vieux potes québécois de Verona (qui adoptent compulsivement des gosses, elle a des tendances exhibo, lui est addict à des théories sociales absconses et au sirop d’érable) ne donnent pas plus envie de vivre à proximité. Dernier recours, le frangin de Burt à Miami, mais très mauvais timing, il vient de se faire larguer et à beaucoup de mal avec son fils.

L’épilogue est prévisible, c’est pas très loin de leur mobil home, dans la maison d’enfance de Verona, grande bâtisse ancienne dans un cadre bucolique, qu’ils trouveront l’endroit idéal pour fonder leur foyer et s’occuper de leur enfant.

Bon, je spoile pas vraiment, parce que la conclusion n’est pas le but du film. « Away we go » nous montre, dans le cadre d’une comédie douce-amère, tous ces gens broyés par l’american way of life, qu’ils en soient de parfaits représentants où qu’ils veuillent s’en écarter, ce grand pays un peu dingue les rend dingues à leur tour. C’est finalement le couple Burt – Verona, pourtant deux adulescents ayant du mal à s’assumer dans leur rôle de bientôt parents, capables des pires blagues de potaches, qui font figure au milieu de leur famille et de leurs connaissances de gens sérieux et responsables.

Janney & Rudolph

Le film renvoie bien évidemment au classique choral « Short cuts » de Robert Altman, à travers ces portraits et ses tranches de vie d’une Amérique pas forcément de carte postale. « Away we go » est un film plaisant, bien écrit (certains dialogues sont vraiment savoureux, à l’image de la scène d’ouverture), mais il a les qualités de ses défauts. La distribution manque de caractère et d’expérience, et on se dit souvent qu’avec des acteurs de comédie vraiment confirmés, beaucoup de scènes seraient bien bonifiées. Seule à mon sens Allison Janney (depuis oscarisée) dans le petit rôle de l’amie déjantée de Phoenix livre une performance vraiment hilarante, voire même burlesque. D’autres compositions de ce niveau auraient vraiment tiré le film vers le haut …

Un mot sur l’aspect « éco-responsable » du film. Ça part peut-être de bons et sincères sentiments, d’utiliser au maximum des matériaux recyclables, de soigner la propreté et le nettoyage des plateaux de tournage (une « consultante » a même été embauchée par la production pour surveiller tout çà), mais comment dire il est assez paradoxal qu’un film qui a sans cesse recours aux voyages en avion dans tous les coins du continent nord-américain soit « vendu » comme écolo. D’autant plus que les rares intervenants dans les maigres bonus sont pas très clairs, on arrive pas à comprendre (enfin moi j’y suis pas arrivé) si tout le film a été tourné dans le Wisconsin, ou bien dans les lieux cités à l’écran, ce qui du coup ferait pas un extraordinaire bilan carbone … Un peu comme dans tous les discours écolos, beaucoup dans la posture et la rhétorique, et ensuite pas grand-chose dans les faits …

Film sympa mais mineur, surtout venant de Mendes …


Du même sur ce blog : 

Les Noces Rebelles