Pour qui sonne le glas ? ...
… Pour quelque miséreux, à qui
le prêtre et un petit sacristain viennent d’apporter l’extrême onction. Le
Prince Salina s’agenouille, se signe, et reprend son chemin vers son château,
après une nuit passée dans une fastueuse réception … Et ce glas, c’est pas
seulement pour un péquenot du village qu’il sonne, il annonce aussi la fin d’un
certain monde, celui de Salina …Cardinale, Visconti & Delon
« Le Guépard », c’est
la masterpiece de Visconti, et le Luchino, c’est peut-être bien le meilleur
cinéaste italien (désolé Fellini, Antonioni, De Sica, et il reste encore du
boulot à Sorrentino s’il veut lui piquer la place) et « Le Guépard »,
c’est sa superproduction et par bien des points son film autobiographique …
D’ailleurs beaucoup de gens lui
disaient qu’en plus de réaliser, il devait prendre le rôle principal.
Finalement, après l’échec des pistes Brando et Laurence Olivier, c’est un
Américain pur jus, qui n’a jamais tourné avec un « étranger » qui
sera choisi. Choix a priori étrange que celui de Burt Lancaster pour incarner
un prince sicilien, lui qui ne parle qu’anglais et qui paraît-il ignorait
jusqu’à ce qu’ils se rencontrent (à New York), l’existence même de Visconti …
« Le Guépard », c’est
d’abord un bouquin, le seul du Prince de Lampedusa, paru en 1958. Pour la
petite histoire, « Le Guépard » est, c’est le moins que l’on puisse
dire, largement inspiré par le roman de Federico de Roberto, « Les Princes
de Francalanza ». Les deux romans situent l’action à partir de 1860 en
Sicile, et les principaux protagonistes font partie de l’aristocratie sur le
déclin de l’île … Ce déclin des aristos siciliens, fervents soutiens d’une
monarchie qui va être balayée par les Républicains (en gros Garibaldi le
militaire qui débarque une petite armée insurrectionnelle en 1860 en Sicile, et
Cavour le politique sur le continent, bien que les deux hommes se détestent).La famille Salina
Les éléments historiques sont présents
dans « Le Guépard ». Dans une des premières scènes, Tancrède (Alain
Delon), neveu du Prince Salina (Burt Lancaster donc), annonce au patriarche de
la famille qu’il va aller rejoindre les troupes de Garibaldi qui marchent sur
Palerme. Déjà se mettent en place les deux personnages principaux, le vieil
aristo lucide qui sent confusément que des siècles d’histoire vont être balayés
et son neveu qui entend se faire une place dans ce monde nouveau plus par
opportunisme que pour une conversion aux valeurs républicaines. Ce qui vaudra
cette réplique d’anthologie de Tancrède : « Si nous voulons que tout
reste pareil, il faut que nous changions tout ».
Le scénario du
« Guépard » aurait pu donner un film intimiste, genre théâtre filmé.
Sauf que Visconti est vénéré en Italie et il entend faire de son film quelque
chose de marquant. « Le Guépard » sera le plus gros budget jamais
engagé par une production italienne (la colossale somme pour l’époque de trois
milliards de lires) et va aller jouer dans la même cour que les superproductions
américaines. La version intégrale du film dépasse les trois heures, celles
distribuées par Pathé pour la France (Palme d’Or à Cannes) et la Fox pour le
reste du monde la raccourcissent d’à peu près un quart d’heure. Les dernières
éditions Dvd et Blu-ray proposent la version intégrale, dont notamment une
belle scène entre le régisseur / garde-chasse (excellent Serge Reggiani) et le
prince Salina. Ces scènes « supplémentaires » n’ont jamais été
doublées et sont donc en V.O. sous-titrée, on les reconnaît facilement …La bataille de Palerme
Alors oui, « Le
Guépard » est une superproduction avec son budget « no limit ».
Esthétiquement et par certaines scènes-clés, la comparaison qui me semble la
plus évidente est avec « Autant en emporte le vent ». Le chaos de la
bataille de Palerme à grands coups d’effets pyrotechniques en tout genre,
évoque les scènes de la bataille d’Atlanta, notamment le fuite de Rhett et
Scarlett dans la ville en flammes, et les deux films comportent chacun une
homérique (par la durée, les décors, les costumes, le grand nombre de
figurants) scène de bal.
Bon, je vais vous donner mon
avis, ferme, définitif, etc … « le Guépard » est trop long, à cause
justement de cette scène de bal qui n’apporte plus grand-chose à l’intrigue, et
est en grande partie là comme une démonstration virtuose pour en foutre plein
les mirettes du spectateur. L’histoire est déjà finie à ce moment-là, les
protagonistes principaux sont tous arrivés où leur destin les a conduits. Il
n’en demeure pas moins que « Le Guépard » est une réussite
magistrale.
Parce qu’il y a de grands
acteurs. Lancaster surprend, lui qui était plutôt cantonné au rôle de bon
soldat américain, forcément américain (« Tant qu’il y aura des
hommes » était jusque-là sa prestation la plus aboutie). Il est ici ce
patriarche écrasé par des siècles de prééminence qui comprend que le monde
change et que cette Italie en train de naître n’a pas besoin de gens comme lui
(superbe scène avec l’émissaire du gouvernement qui lui propose un poste de
sénateur, et qui donne lieu à une fulgurante réplique de Salina « Nous étions
les guépards, ceux qui nous remplaceront seront les chacals »). Il a
compris que malgré les honneurs que les villageois lui rendent encore (autre
superbe scène lorsque le cortège familial qui fuit en calèches Palerme en
insurrection pour son château à la campagne, est accueilli en grandes pompes
avec fanfare et messe immédiatement célébrée en leur honneur à laquelle ils
assistent tout poussiéreux du voyage dans leurs immenses sièges réservés), son
mode est en train de s’écrouler.
L’inexorable déclin de
l’aristocratie sicilienne va de pair avec celui des ecclésiastiques, montré à
travers la figure drolatique du prêtre de la famille, forcé de s’adapter aux
bouleversements politiques et moraux de l’époque. Le contexte historique est
bien saisi, avec les arrivistes, les profiteurs de révolution qui prennent à
toute berzingue ce que l’on n’appelait pas encore l’ascenseur social (Tancrède
bien sûr, qui passe aisément de républicain à royaliste « libéral »,
mais aussi le maire du patelin, autre personnage comique, paysan mal dégrossi
qui devient immensément puissant et riche).
Mais « Le Guépard »
n’est pas seulement politique ou social. Il y aussi une love story qui occupe
une grande part du film. Celle entre Tancrède (Delon a-t-il été plus beau,
mieux mis en valeur que dans ce film ?) et Angelica, la fille du maire
parvenu. Angelica, c’est Claudia Cardinale (elle a déjà tourné avec lui sous la
direction de Visconti dans « Rocco et ses frères »). Son apparition
(au bout de pile une heure de film, Visconti sait nous faire attendre) fait
partie de ces visions qui se doivent de provoquer d’étranges sensations chez
tout mâle normalement constitué (même si avec cinq ans de plus et quelques
kilos en moins elle sera encore plus belle dans « Il était une fois dans
l’Ouest »). Va donc se mettre en place une parade amoureuse au détriment
de l’ancienne promise, l’effacée Concetta, une des filles de Salina (un personnage
effacé, proche de celui qu’interprétait Olivia de Havilland dans, comme par
hasard, « Autant en emporte le vent »).Cardinale & Lancaster
Comme déjà dit quelque part
plus haut, il y a beaucoup du Guépard chez Visconti. Il est descendant d’une
illustrissime famille noble, très riche de naissance, et très respecté. C’est
lui, l’aristo qui a placé le premier le cinéma italien sur la carte du monde
avec « Ossessione » (« Les amants diaboliques » en
français), relecture noire et fauchée de « Le facteur sonne toujours deux
fois », inventant de toutes pièces dans une Italie qui commençait à être malmenée
militairement (le film est sorti en 1942) un genre de cinéma fait avec des
bouts de ficelle qu’on appellera le néo-réalisme. C’est Visconti qui a ouvert
la porte dans laquelle allaient s’engouffrer Rossellini et De Sica. Le temps et
la reconnaissance aidant, même si Visconti n’est pas un stakhanoviste des
tournages (moins de quinze films en plus de trente ans), c’est lui qui le
premier, inconsciemment sûrement, jettera les bases d’un cinéma européen, allant
chercher capitaux et acteurs hors de l’Italie. A ce propos, il faut voir un
Delon humble (pas fréquent tant le type a le melon) en 2003 ne pas tarir d’éloges
sur celui qui a le plus contribué à en faire une star …
« Le Guépard » aurait
dû avoir une suite. C’était pas difficile à envisager, parce qu’elle existait dans
le livre de Lampedusa, la dernière partie du bouquin étant située trente ans
après ce qui nous est montré dans le film. Visconti, quoique très handicapé (des
AVC à répétition l’avaient condamné au fauteuil roulant) était partant, Burt
Lancaster (même le Prince Salina était mort dans la suite du bouquin) aussi, et
Delon aussi. C’est Claudia Cardinale qui en refusant le scénario a entrainé l’abandon
du projet …
De l’avis de tous les
intervenants, Visconti était extrêmement exigeant avec son casting, mais aussi
toute son équipe. Le tournage de la scène dite du bal (en fait une réception avec
un bal) a duré un mois, toujours de nuit, et en lumière naturelle, au grand dam
des producteurs qui se faisaient livrer tous les deux-trois jours des
semi-remorques plein de chandelles pour éclairer un espace immense …
La bande-son et notamment le
thème principal, sont de Nino Rota. Même si c’est considéré comme un des
soundtracks légendaires du cinéma, c’est assez surchargé et pas à mon sens ce
que Nino Rota a fait de mieux …
Voilà, si vous avez trois
heures six minutes de disponibles, vous savez ce qu’il vous reste à faire :
revoir « Le Guépard ». Parce que venez pas me dire que vous l’avez
jamais vu …
Incontestablement un grand film, mais je pense que je ne l'ai jamais vu d'une traite depuis longtemps, à chaque fois on se dit, ouhla, trois heures dont la moitié avec des gens qui dansent... L'idéal serait qu'il ressorte au cinéma, pour vraiment apprécier. Dans le genre fresque monumentale, Ludwig et ses quatre heures se posent-là aussi.
RépondreSupprimerJe connais (moins bien) Ludwig ... c'est plus lourd, plus indigeste, plus plombant, plus noir ... et ça dure plus longtemps que "le guépard".
SupprimerMais force est de constater que le Visconti sait tenir une caméra, et aussi des acteurs. De la belle ouvrage ...