GASPAR NOE - IRREVERSIBLE (2002)

 

Le temps détruit tout ...

En 2020, Noé a remonté son film à « l’endroit ». Alors certes ça facilite sa compréhension (ça ressemble à une version branchouille arty et gore de « Un justicier dans la ville », autre référence revendiquée de Noé, ce qui explique le parcours vengeur de Cassel et Dupontel au milieu de la faune interlope des nuits parisiennes à la recherche du Ténia). A propos du Ténia, on voit alors qu’il est bien dans la boîte, en compagnie du type qui se fait fracasser la tête. Lors de cette « Inversion Intégrale » le film dure six minutes de moins (il me semble que certaines scènes dans la boîte, le métro ou la teuf sont plus courtes, ou il s’agit d’autres prises), gagné en clarté sonore (remixage de la bande-son ?), mais perdu en chocs sonores et visuels. D’un exercice de style brillant et suffocant, c’est devenu une banale série B … Un peu le problème de tous ces remakes qui n’arrivent pas à la cheville de la version originale …

Au cœur du Rectum

On remonte ainsi la chronologie des événements pour finir-commencer par une scène de couple complice entre Cassel et Bellucci, pas très vêtus dans leur lit ou leur appartement, la caméra a arrêté de tourner dans tous les sens, plus de rouge, les couleurs deviennent plus chaudes, et un plan tournoyant, aérien et bucolique de Bellucci en train de lire un bouquin dans un parc au milieu de gens qui se prélassent et bronzent au milieu des enfants qui jouent, précède une décharge stroboscopique de lumière blanche finale…

Ce qui implique que quasiment aucun dialogue n’était écrit. Ce qui donne parfois lieu à un pain, Cassel disant « Moi c’est Vincent » lors de la soirée à laquelle il est convié avec Alex et Pierre (la coke n’en est pas mais l’alcool c’est du vrai et après quelques prises, y’a des choses étranges qui peuvent se faire ou se dire), ou à un quasi fou rire involontaire de Bellucci lors de la discussion très portée cul dans la rame de métro, discussion d’ailleurs à peu près incompréhensible (le bruit de la rame bouffe la prise de son).

« Irréversible » est un travail collectif. Le point de départ est de Noé, qui avait écrit un scénario de trois pages. C’est avec ça qu’il a récupéré Cassel et Bellucci. « On va faire un « Eyes wide shut » qui serait pas raté » (Noé est fan ultime de Kubrick, y’a d’ailleurs une affiche de « 2001 … » dans la piaule de Marcus (Cassel) et Alex (Bellucci). La minceur du scénario n’a pas effrayé non plus Dupontel, toujours partant pour des trucs zarbis (il est Pierre, pote de Marcus et ex d’Alex). Ces trois pages ont aussi suffi à Lescure et De Greef pour sortir le chéquier de Canal+. Imagine-t-on les comptables de Bolloré faire aujourd’hui de même ?

Bellucci & Prestia

Parce que, c’est pas un secret, il y a beaucoup plus de treize plans-séquence. Chaque scène a été tournée en moyenne une demi-douzaine de fois, plusieurs prises différentes ont parfois servi au montage final. Sans compter les centaines de raccords et retouches numériques (pour les transitions entre les scènes, pour « effacer » tous les reflets, regards, objets, qui traînaient dans l’objectif de la caméra à cause de ses mouvements tournoyants et épileptiques). Le montage et la post-production ont nécessité beaucoup plus que le tournage qui n’a duré que six mois, avec un misérable budget d’à peine plus de trois millions d’euros.

Il s’en est gâché du papier sur cette scène ultra-violente. Et d’un réalisme impressionnant. Le violeur, le fameux Ténia (Jo Prestia), est un ancien champion pro de boxe thaï, les coups de pieds et de poings s’arrêtent à quelques millimètres du visage de Bellucci, le reste est du trucage « à l’ancienne » (la poche de faux-sang préinstallée sur le sol). Et pour renforcer le côté glauque et sordide, l’image d’un type qui entre dans le souterrain et en ressort sans s’être interposé, ainsi que le sexe de Presta (« mais si, je t’assure, il faisait pas semblant, c’était pas simulé », on a entendu ça entre autres bêtises) ont été rajoutés numériquement.

Dupontel Bellucci & Cassel

Et la violence chez Noé, elle est pas hors champ. Il y aussi une scène d’agression, puis de viol et enfin de tabassage commise sur Monica Bellucci. Filmée en temps réel (dix minutes) avec toujours un fond rouge (celui d’un passage souterrain repeint pour l’occasion), et là, une caméra fixe au ras du sol pour filmer le viol. Ce qui a suscité moult émois, hurlements, vomis (il paraît), et départ de salle de nombreux spectateurs. Une scène inspirée, nous dira Noé, de celles de « Délivrance » et « Les chiens de paille ». Un rôle loin de l’image glamour de la sublime Bellucci. Que Noé ne nous montre qu’au bout d’une demi-heure (chronologie inversée oblige), d’abord le visage tuméfié par les coups, et ensuite longuement de dos, alors qu’elle sort d’un immeuble, cherche un taxi, puis s’engage dans le passage souterrain.

Un procédé narratif sinon unique, du moins original. Et du fait que « Irréversible » a évité tout juste l’interdiction aux moins de 18 ans, on a très vite une scène choc. Un cassage de bras suivi d’un écrabouillage de tête à l’extincteur. Réaliste et plutôt gore (un mix entre images réelles, images de synthèse, et trucages à l’ancienne avec une tête en latex), après une visite dans les trois niveaux de la boîte, avec caméra portée et tournant dans tous les sens, avec décor genre cavernes de luxure sado-maso, images subliminales de films pornos homos, lumières rouges, infrabasses signées Bangalter, la moitié du duo Daft Punk. Au bout de même pas dix minutes, on a une scène d’une violence inouïe, et totalement gratuite a priori, parce qu’on comprend rien à ce qui se passe …

Déjà on remarque trois choses. Un éclairage à base de rouge (les gyrophares), une caméra tournoyante, ondoyante, en dépit des règles élémentaires du cadrage, et un bruit sourd d’infrabasses, qui tape sur le plexus. Troisième plan-séquence, on voit Cassel et Dupontel arriver dans la boîte homo (le Rectum) très excités et à la recherche d’un type, le Ténia. Chercher le Ténia dans le Rectum, fallait oser … c’est à peu près le seul calembour du film. Là, on comprend (si on était coupé du monde jusque-là, tant on en avait causé de ce film) que « Irréversible » est monté et présenté à l’inverse de sa chronologie.

Philippe Nahon est de la première scène du film. A poil sur un lit de chambre miteuse, il rumine sur son existence en compagnie de Stéphane Drouot (la réalisation d’un seul court-métrage à son actif, mais révéré par Noé, ce qui explique sa présence au casting d’« Irréversible »). Sirènes et reflets sur les murs de gyrophares de police (« c’est chez les tarlouzes de la boîte en bas » dixit Nahon). Le plan suivant nous montre Cassel sortir sur une civière et un Dupontel hébété encadré de flics et conduit dans un fourgon.

« Irréversible » commence par le générique qui défile à l’envers, avec un lettrage bizarre, façon miroir (des lettres inversées, il faut généralement lire de droite à gauche). Pourquoi pas …

Gaspar Noé

Second film de la soirée. « Irréversible » de Gaspar Noé. Un peu plus d’un heure et demie aussi, là aussi en plans-séquence. Pas un, mais treize. A la sortie, le plus gros scandale cinématographique du festival depuis « La grande bouffe » de Marco Ferreri vingt-neuf ans plus tôt. Responsable, Gaspar Noé. Qui n’a qu’une poignée de courts-métrages et un seul film à son actif (« Seul contre tous »). Le tout dans le genre coup de pompe dans les roubignolles du spectateur. « Seul contre tous » c’est schématiquement, l’histoire d’un garçon-boucher incestueux. Le rôle principal y est tenu par Philippe Nahon (une multitude de seconds rôles dans des films que l’on qualifie généralement d’auteur ou de genre).

Festival de Cannes, 22 mai 2002, compétition officielle. Premier film de la soirée, « L’Arche Russe » d’Alexandre Sokhourov. Un film fou. Un plan-séquence de plus d’une heure et demie, offrant une visite du musée de l’Ermitage à travers les siècles avec des centaines de figurants. Un sommet de virtuosité et accessoirement un grand film.


Du même sur ce blog :

Enter The Void