Le temps détruit tout ...
En 2020, Noé a remonté son film à « l’endroit ».
Alors certes ça facilite sa compréhension (ça ressemble à une version
branchouille arty et gore de « Un justicier dans la ville », autre
référence revendiquée de Noé, ce qui explique le parcours vengeur de Cassel et
Dupontel au milieu de la faune interlope des nuits parisiennes à la recherche
du Ténia). A propos du Ténia, on voit alors qu’il est bien dans la boîte, en
compagnie du type qui se fait fracasser la tête. Lors de cette « Inversion
Intégrale » le film dure six minutes de moins (il me semble que certaines
scènes dans la boîte, le métro ou la teuf sont plus courtes, ou il s’agit d’autres
prises), gagné en clarté sonore (remixage de la bande-son ?), mais perdu en
chocs sonores et visuels. D’un exercice de style brillant et suffocant, c’est
devenu une banale série B … Un peu le problème de tous ces remakes qui n’arrivent
pas à la cheville de la version originale …
Au cœur du Rectum |
On remonte ainsi la chronologie des événements pour
finir-commencer par une scène de couple complice entre Cassel et Bellucci, pas
très vêtus dans leur lit ou leur appartement, la caméra a arrêté de tourner dans
tous les sens, plus de rouge, les couleurs deviennent plus chaudes, et un plan tournoyant,
aérien et bucolique de Bellucci en train de lire un bouquin dans un parc au
milieu de gens qui se prélassent et bronzent au milieu des enfants qui jouent, précède
une décharge stroboscopique de lumière blanche finale…
Ce qui implique que quasiment aucun dialogue n’était
écrit. Ce qui donne parfois lieu à un pain, Cassel disant « Moi c’est
Vincent » lors de la soirée à laquelle il est convié avec Alex et Pierre (la
coke n’en est pas mais l’alcool c’est du vrai et après quelques prises, y’a des
choses étranges qui peuvent se faire ou se dire), ou à un quasi fou rire
involontaire de Bellucci lors de la discussion très portée cul dans la rame de
métro, discussion d’ailleurs à peu près incompréhensible (le bruit de la rame
bouffe la prise de son).
« Irréversible » est un travail collectif. Le point de départ est de Noé, qui avait écrit un scénario de trois pages. C’est avec ça qu’il a récupéré Cassel et Bellucci. « On va faire un « Eyes wide shut » qui serait pas raté » (Noé est fan ultime de Kubrick, y’a d’ailleurs une affiche de « 2001 … » dans la piaule de Marcus (Cassel) et Alex (Bellucci). La minceur du scénario n’a pas effrayé non plus Dupontel, toujours partant pour des trucs zarbis (il est Pierre, pote de Marcus et ex d’Alex). Ces trois pages ont aussi suffi à Lescure et De Greef pour sortir le chéquier de Canal+. Imagine-t-on les comptables de Bolloré faire aujourd’hui de même ?
Bellucci & Prestia |
Parce que, c’est pas un secret, il y a beaucoup plus
de treize plans-séquence. Chaque scène a été tournée en moyenne une demi-douzaine
de fois, plusieurs prises différentes ont parfois servi au montage final. Sans compter
les centaines de raccords et retouches numériques (pour les transitions entre
les scènes, pour « effacer » tous les reflets, regards, objets, qui
traînaient dans l’objectif de la caméra à cause de ses mouvements tournoyants et
épileptiques). Le montage et la post-production ont nécessité beaucoup plus que
le tournage qui n’a duré que six mois, avec un misérable budget d’à peine plus
de trois millions d’euros.
Il s’en est gâché du papier sur cette scène ultra-violente. Et d’un réalisme impressionnant. Le violeur, le fameux Ténia (Jo Prestia), est un ancien champion pro de boxe thaï, les coups de pieds et de poings s’arrêtent à quelques millimètres du visage de Bellucci, le reste est du trucage « à l’ancienne » (la poche de faux-sang préinstallée sur le sol). Et pour renforcer le côté glauque et sordide, l’image d’un type qui entre dans le souterrain et en ressort sans s’être interposé, ainsi que le sexe de Presta (« mais si, je t’assure, il faisait pas semblant, c’était pas simulé », on a entendu ça entre autres bêtises) ont été rajoutés numériquement.
Dupontel Bellucci & Cassel |
Et la violence chez Noé, elle est pas hors champ. Il
y aussi une scène d’agression, puis de viol et enfin de tabassage commise sur
Monica Bellucci. Filmée en temps réel (dix minutes) avec toujours un fond rouge
(celui d’un passage souterrain repeint pour l’occasion), et là, une caméra fixe
au ras du sol pour filmer le viol. Ce qui a suscité moult émois, hurlements,
vomis (il paraît), et départ de salle de nombreux spectateurs. Une scène
inspirée, nous dira Noé, de celles de « Délivrance » et « Les
chiens de paille ». Un rôle loin de l’image glamour de la sublime Bellucci.
Que Noé ne nous montre qu’au bout d’une demi-heure (chronologie inversée
oblige), d’abord le visage tuméfié par les coups, et ensuite longuement de dos,
alors qu’elle sort d’un immeuble, cherche un taxi, puis s’engage dans le
passage souterrain.
Un procédé narratif sinon unique, du moins original.
Et du fait que « Irréversible » a évité tout juste l’interdiction aux
moins de 18 ans, on a très vite une scène choc. Un cassage de bras suivi d’un
écrabouillage de tête à l’extincteur. Réaliste et plutôt gore (un mix entre
images réelles, images de synthèse, et trucages à l’ancienne avec une tête en
latex), après une visite dans les trois niveaux de la boîte, avec caméra portée
et tournant dans tous les sens, avec décor genre cavernes de luxure sado-maso,
images subliminales de films pornos homos, lumières rouges, infrabasses signées
Bangalter, la moitié du duo Daft Punk. Au bout de même pas dix minutes, on a
une scène d’une violence inouïe, et totalement gratuite a priori, parce qu’on comprend
rien à ce qui se passe …
Déjà on remarque trois choses. Un éclairage à base de
rouge (les gyrophares), une caméra tournoyante, ondoyante, en dépit des règles élémentaires
du cadrage, et un bruit sourd d’infrabasses, qui tape sur le plexus. Troisième plan-séquence,
on voit Cassel et Dupontel arriver dans la boîte homo (le Rectum) très excités et
à la recherche d’un type, le Ténia. Chercher le Ténia dans le Rectum, fallait
oser … c’est à peu près le seul calembour du film. Là, on comprend (si on était
coupé du monde jusque-là, tant on en avait causé de ce film) que « Irréversible »
est monté et présenté à l’inverse de sa chronologie.
Philippe Nahon est de la première scène du film. A poil
sur un lit de chambre miteuse, il rumine sur son existence en compagnie de Stéphane
Drouot (la réalisation d’un seul court-métrage à son actif, mais révéré par
Noé, ce qui explique sa présence au casting d’« Irréversible »). Sirènes
et reflets sur les murs de gyrophares de police (« c’est chez les
tarlouzes de la boîte en bas » dixit Nahon). Le plan suivant nous montre
Cassel sortir sur une civière et un Dupontel hébété encadré de flics et conduit
dans un fourgon.
« Irréversible » commence par le générique qui défile à l’envers, avec un lettrage bizarre, façon miroir (des lettres inversées, il faut généralement lire de droite à gauche). Pourquoi pas …
Gaspar Noé |
Second film de la soirée. « Irréversible »
de Gaspar Noé. Un peu plus d’un heure et demie aussi, là aussi en plans-séquence.
Pas un, mais treize. A la sortie, le plus gros scandale cinématographique du
festival depuis « La grande bouffe » de Marco Ferreri vingt-neuf ans
plus tôt. Responsable, Gaspar Noé. Qui n’a qu’une poignée de courts-métrages et
un seul film à son actif (« Seul contre tous »). Le tout dans le
genre coup de pompe dans les roubignolles du spectateur. « Seul contre
tous » c’est schématiquement, l’histoire d’un garçon-boucher incestueux. Le
rôle principal y est tenu par Philippe Nahon (une multitude de seconds rôles dans
des films que l’on qualifie généralement d’auteur ou de genre).
Festival de Cannes, 22 mai 2002, compétition
officielle. Premier film de la soirée, « L’Arche Russe » d’Alexandre
Sokhourov. Un film fou. Un plan-séquence de plus d’une heure et demie, offrant
une visite du musée de l’Ermitage à travers les siècles avec des centaines de
figurants. Un sommet de virtuosité et accessoirement un grand film.
Du même sur ce blog :
Bon, ben j'en avais causé de mon coté sur mon blog, donc je ne vais pas me répéter, mais un p'tit peu quand même. Je vois ça comme un diptyque. Tu dis "film brillant" pour l'un (le 1er montage) et banale série B pour l'autre (alors que constituée à 98% de la même matière !). Je pense que ce n'est pas inintéressant de voir les deux, à quelques mois d’intervalles, la perception n'est pas la même.
RépondreSupprimerDéjà, dans la version remontée à l'endroit, on sait que Dupontel tabasse le mauvais gars au Rectum. Et ça change tout. Ca donne une autre dimension, un côté encore plus vain, une virée sanglante inutile. Dans le montage à l'envers, pas sûr que le spectateur fasse le lien (Ténia, pas Ténia) puisqu'on est tout de suite pris à la gorge par la violence, il fait sombre, sans comprendre les tenants et aboutissants.
Je trouve que le film a un peu vieilli, techniquement il a été dépassé (par Noé lui même dans ses suivants) et je ne supporte pas le jeu de Cassel, le côté Lelouch, on improvise et la caméra capte tout... Les personnages ne sont pas très intéressants... Mais c'est un "geste de cinéma" assez inédit, ce que recherché Noé, qui est tout de même un des mecs les plus intéressants depuis 20 ans. Pas vu son dernier, sur ses parents et Alzheimer, qui affiche 2h30, en split screen avec Dario Argento... La longueur et le sujet me rebute un peu.
Le côté "on comprend tout", c'est ce que je reproche à la version chronologique ... ça devient un film banal.
RépondreSupprimerQui je trouve ressemble beaucoup par la forme à "Audition" le chef-d'œuvre (?) de Takashi Miike, 2/3 de sitcom limite telenovela et le dernier tiers d'une violence et d'une sauvagerie absolues ...
Le montage initial est beaucoup plus déstabilisant, c'est agressif d'entrée et on essaie de comprendre ... sans toujours y arriver... c'est plus exigeant ... après est-ce qu'un film doit être une œuvre exigeante, c'est un autre débat ...
Concernant Noé lui-même, je le situe au-dessus du troupeau, mais je suis fan de tout ce qu'il fait ou a fait ... toujours flirter avec toutes les limites, il me semble que ça les a aussi, ses limites ...
Manque un mot qui change tout
Supprimerje suis PAS fan de tout ce qu'il fait ou a fait
C'est un type qui a les mêmes exigences qu'un Léos Carax, c'est un pur, qui croit au grand écran comme au Messie ! Noé est très intéressant à écouter en interview, grand cinéphile, j'aime bien son côté chercheur de forme, dommage qu'il en oublie le fond, souvent.
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