TOM WAITS - RAIN DOGS (1985)

Encore plus près des étoiles ...
Tom Waits, parvenu à un âge canonique (c’est pas faute d’avoir essayé de mourir jeune et alcoolique) continue de sortir des disques plus ou moins intéressants. Et tous sont jugés et jaugés à l’aune d’un seul, ce « Rain dogs ». C’est peu de dire que c’est son meilleur, il est tellement excellent qu’il déborde très largement le cadre de son auteur, et de la musique que l’on y associe.
Parce que jusqu’au début des années 80, Tom Waits était un branquignol sympathique, mais pas vraiment un type sur les disques desquels on se précipitait, de quelque chapelle musicale qu’on vienne. Quand en 1985 paraît « Rain dogs », le Tom a plus d’une demi-douzaine de skeuds derrière lui, remplis à ras-bord de piano-bar déglingué et d’histoires plus ou moins extraordinaires et confondantes des gens de l’Amérique d’en bas, servies par une voix rocailleuse de pochetron. Le changement était déjà notable avec le précédent « Swordfishtrombones » dans lequel l’horizon de Waits s’élargissait considérablement. Rien à côté du pas de géant musical que représente « Rain dogs ».
Tom Waits, c’est un personnage presque caricatural, en tout cas une « gueule » (nombreux seront les réalisateurs qui auront recours à lui pour des rôles de types barrés, grandes asperges dégingandés aux prises avec un monde qui manifestement n’est pas fait pour eux). Un personnage jarmuschien avant que le peroxydé n’en fasse un de ses acteurs fétiches (jusque là, Waits n’avait eu que de petites apparitions chez Coppola). Tom Waits, c’est le pilier de bar, poivrot ronchon qui marmonne des histoires de comptoir racontées par des types de passage aussi bourrés que lui. Avec son éternel regard de type mal réveillé, sa longue silhouette, ses tenues chic dans les années 30, portées débraillées, sa barbichette et son galure élimé … Sa musique lui ressemble. Comme une discussion d’ivrogne, elle passe du coq à l’âne sans crier gare, elle cultive la nostalgie du « c’était mieux avant », elle se nourrit de peu, toujours titubante, bancale, …
Jusque là, Tom Waits se prenait dans le meilleur des cas pour un Nino Rota jazzy, maintenant il est un Captain Beefheart qui se la pèterait pas grand artiste, plutôt une épave des bas-fonds et des rades miteux de L.A. Le Tom Waits du milieu des 80’s n’a rien de moderne musicalement, mais sa façon de s’approprier et de traiter les sons qu’il aborde donne un rendu totalement neuf. Il faut être un peu plus que malin, c’est-à-dire avoir du talent pour pas se ringardiser avec des lamentos d’accordéon, des pickings de banjo, des extrapolations à partir de rythmes de polka, de valse ou de tango … Tous ces vieux machins ringards ne servent que de base à ses titres, Waits les emmène dans une autre dimension. Son monde sonore à lui est hésitant, titubant, à la limite de l’équilibre et du naufrage dans le n’importe quoi. Aussi baroque et lyrique, mais du baroque et du lyrique au ras du zinc de comptoir, on n’a pas de ces funestes envolée qui sont le fonds de commerce de, au hasard, Arcade Fire.
Tom Waits by Anton Corbijn
Avec « Rain dogs », Tom Waits n’y va pas de main-morte. Il dégaine en un peu plus de cinquante minutes dix-neuf titres sans fausse note, sans faute de goût. Bon, si, en chipotant, on peut dire que « 9th & Hennepin », parlé et pas chanté sur fond jazzy d’avant-garde est la seule concession à « l’ancien » Tom Waits et le plus dispensable du lot. Mais le reste, on peut y aller les yeux fermés. Et les oreilles grandes ouvertes. Faut juste être attentif, s’imprégner, se laisser infuser par ces morceaux minimalistes et dissemblables qui réussissent malgré tout à former un tout cohérent. En fait, Tom Waits a su créer un monde sonore inédit.
En partant de choses connues (du blues, de la country, du folk, du rock, …), avec une économie de moyens qui force le respect. Pour faire un blues rustique et râpeux (Gun Street girl »), pas besoin de s’appeler Clapton et d’un backing band pléthorique, un banjo, une basse et quelques percussions ça le fait aussi, et bien mieux … S’il faut faire du rentre-dedans sans des dizaines de pistes d’overdubs, faut juste aller à l’essentiel et savoir s’entourer. Et pour « Rain dogs », Waits s’est acoquiné avec rien moins que le Master of Riffs Keith Richards (sans doute croisé dans quelque bar un soir de biture) pour trois titres. Qui pour situer sont les trois meilleurs de Keith R. durant les 80’s (oui, je sais, dans les 80’s, les Stones sortaient aussi des disques, mais … sérieusement, vous les avez écoutés ?), « Big black Mariah », entre rhythm’n’blues et boogie, « Union Square » rock typiquement stonien (on le jurerait pompé sur « Neighbhoors », présent sur « Tattoo you »), « Blind love », country-rock gramparsonien avec backing vocaux à bout de souffle du Keith. Pour clore le chapitre Stones-Richards de l’affaire, il convient de noter « Hang down your head », ballade asthmatique à la Keith Richards mais sans cette fois-ci sans lui.
Tom Waits & Keith Richards
Mais la grande majorité des titres n’ont rien à voir avec les Stones et peu avec le rock au sens large. Il faut entendre le Farfisa azimuté sur fond de brouhaha de fête foraine de « Cemetary polka », l’espèce de tango « Rain dogs » et sa fanfare de manouches bourrés qui en disent autant que l’intégrale sonore de Kusturica, Beirut et autres tenants de la tzigane touch. Il faut apprécier pour ce qu’il est, juste un décalque direct, le seul du disque dans cette veine-là du Captain Beefheart (même voix, même rythme) des meilleurs jours (« Walking spanish »), les délires d’une fanfare de cuivres reprenant quasiment le thème de « Pink Panther » le temps d’un trop court mais rigolo « Midtown », …
Et puis, la grosse affaire de ce disque, le genre qui semble avoir été créé exprès pour Waits, en tout cas celui dans lequel il excelle, la ballade déglinguée, titubante, zigzagante, celle qu’on peut s’essayer à déclamer quand on se fait jeter d’un troquet à quatre heures du matin, parce qu’on est trop bourré et qu’on casse les couilles à tout le monde avec des histoires sans queue ni  tête. Ici, il y en a une de monumentale. C’est juste servi par une basse, une guitare et un accordéon, c’est crépusculaire et beau et chialer, ça s’appelle « Time » et Tom Waits ne fera jamais mieux. C’est pas faute d’essayer, pourtant, ce genre deviendra sa trademark, il y en aura sur tous ses disques. Ici, dans le même genre, on a « Downtown train » (tellement Springsteen qu’on sait pas si c’est un hommage ou s’il se fout de la gueule du sénateur du New Jersey), et celle qui clôture le disque, totalement hantée (Waits se projetterait-il dans le personnage de Renfield que lui fera endosser Coppola dans son « Dracula » ?), et accompagnée par une fanfare dixie totalement déprimée (« Anywhere I lay my head »).

« Rain dogs », c’est peut-être bien le meilleur disque de rock des années 80. Euh, « Rain  dogs », c’est pas du rock en fait. C’est du Tom Waits en état de grâce, un état dont il s’approchera parfois par la suite, mais qu’il ne retrouvera tout de même plus. Ecoutez-le, dégustez-le, … ou crevez idiots …

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Closing Time