NICK CAVE & THE BAD SEEDS - TENDER PREY (1988)



La proie des ombres

Nick Cave est le genre de type qui a un but dans la musique. Et pas celui de vendre des disques. Nick Cave n’est pas un marchand, c’est un artiste qui veut laisser une œuvre. Une œuvre qui lui ressemble, qui vit avec lui. Bon, il finira pas en bermudas à fleurs et pataugas, en moulinant du ska à la viole de gambe, mais c’est un gars qui a évolué dans le bon sens du terme, qui n’a pas ressassé le même disque toute son existence, du moins à ses débuts…
Il y a chez Nick Cave une obsession, une fascination pour tout ce qui est noirâtre et crépusculaire, pour la dérive des gens et de leurs âmes. Cave n’est pas un joyeux, et quand il s’agit de musique, il va là aussi chercher le côté maléfique, malsain. Il sera toujours plus proche de Johnny Cash ou Townes Van Zant que de Carl Perkins et Gene Autry, il préfèrera Link Wray à Ricky Nelson … Les sombres, les maudits d’abord …
On verra à ses débuts son nom souvent accolé à ceux des Cramps et du Gun Club. Ce qui n’est pas faux, il y a chez lui, comme chez Ivy et Lux, ou Jeffrey Lee Pierce, cette fouille de toutes les poubelles culturelles, cette admiration des oubliés maudits. Mais alors que les Américains se cantonnent dans leur quête aux frontières de leur pays, lui, l’Australien émigré d’abord à Londres puis à Berlin, va en plus s’imprégner de toute la culture décadente des parias européens.
Ce « Tender prey » de 1988 est en grande partie enregistré aux studios Hansa de Berlin, où traînent encore les fantômes de Bowie et Iggy Pop (« Low », « Heroes », « Lodger », « The Idiot », « Lust for life »), et donc aussi un peu l’influence de leur inspirateur Scott Walker, lui aussi un autre émigré (des States vers l’Angleterre). C’est là, avec derrière lui la formation « royale » des Bad Seeds (Bargeld, Kid Congo, Wilder, Wolf et le vieux complice Mick Harvey), que Cave va vraiment entamer sa transmutation en crooner décadent, gothique, fortement influencé également par la scène Batcave londonienne (il y a du Bauhaus dans ce disque), ou le cinéma à tendance expressionniste et claustrophobe de son pote Wim Wenders …
L’ouverture, « The mercy seat », sublime plainte lancinante de couloir de la mort, toute en crescendo magnifique. Peut-être bien le plus grand titre de Cave. Dans la même veine incantatoire, le gospel désespéré de « Mercy », dans lequel Cave fait un grand numéro de Scott Walker héroïnomane. Parce que Cave est un junkie, ce qui a son importance dans cette fascination qui commence à s’exercer chez lui des latitudes tropicales, là où la chaleur du soleil aide à supporter les frissons du manque. Une nouvelle migration pour le Brésil s’annonce, non pas encore musicalement comme dans le suivant « The good son », mais les signes sont là, notamment la dédicace du disque au récemment décédé Fernando Ramos, le jeune acteur du « Pixote » d’Hector Babenco, un des premiers cinéastes à avoir retranscrit la cruauté misérable des favelas, bien avant Mereilles et sa « Cité de Dieu ».
Donc « Tender prey » est aussi un disque de défoncé, ces choses se ressentent dans le rockabilly décharné et flippant de « City of refugee » hommage au vieux bluesman oublié Blind Willie Johnson, avec son harmonica traité façon corne de brume qui vient hululer à la mort sur la fin du titre. Dans la chanson de fin de banquet triste de St Patrick neurasthénique « New morning », dans les rockabillies squelettiques et grinçants (Deanna » et son jungle beat ralenti), dans les lentissimes boogies caverneux à la John Lee Hooker (autre influence sombre assumée dans « Up jumped the devil », voire « Sugar, sugar, sugar »).
Et puis, Berlin oblige, tous les relents de la culture décadente de la République de Weimar, dans ces ballades gothiques de crooner crépusculaire, les « Watching Alice », « Slowly goes the night », « Sunday’s slave », …
« Tender prey » est un disque hanté par tous les fantômes et les frissons qu’on retrouve dans les plus grands disques de rock. « Tender prey » est un grand disque de rock intemporel. Pour moi le meilleur de Nick Cave …

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The Mercy Seat (version courte)