« La Bombe » n’est
pas un film (et encore moins sexuelle). Bon, faut pas déconner, c’est un truc
sérieux, « La Bombe ». Et dans une époque où ça rigolait pas tous les
jours (le milieu des années 60 dans l’Angleterre), où la vie était comme les
images dans les salles de cinéma, plutôt en noir et blanc … On n’en était pas
encore à serrer les fesses à cause de peurs millénaristes (qui se souvient
encore du risible bug de l’an 2000 et des prophéties apocalyptiques de Paco
Rabanne ?). Non, dans les années 60, et les quelques-unes qui ont suivi
(et d’ailleurs sont elles terminées …), ce qui faisait flipper grave, c’était
la guerre froide (rien que l’intitulé du truc, ça file des frissons). Et les
agitateurs de peurs avaient beau jeu de se répandre en scénarios catastrophes
(à cause des cocos évidemment, le monde était alors d’une effrayante simplicité
dichotomique). Et des choses comme le scénario de « Docteur
Folamour » faisaient rire jaune, surtout dans les élites censées nous
gouverner.
Peter Watkins crispé sur le tournage ... |
Peter Watkins n’est pas Stanley Kubrick. A
la limite, il en serait l’exact contraire. Un inconnu sans moyens derrière la
caméra. « La Bombe » (« The war game » en V.O.) dure 46
minutes. Financées par la BBC (on en reparlera de la Beeb …). « La
Bombe » est un documentaire. De fiction, on a appelé ce genre les
documenteurs. Sauf qu’ici, pas de mensonges, hormis le point de départ.
1964. Les deux blocs, comme on
disait, se regardent en chiens de faïence. Chacun dans son pré carré faisant
sentir toute sa puissance. Les Russes prompts à dégainer les chars en Europe de
l’Est, les Ricains s’embourbant au Vietnam. Tensions à Berlin. Emeutes.
Répression sanglante. Montée des tensions internationales. Et de fil en
aiguille, une bombe nucléaire « tactique » (tu parles d’une tactique)
est lâchée par l’OTAN. Riposte des Russkofs. Et où ça donc ? En Angleterre
(beaucoup d’aéroports, de bases militaires, et de fortes densités de population).
Les bombes thermonucléaires tombent sur le sol anglais … tel est le pitch,
mêlant images d’archives fictives, de « La Bombe ».
Maquillage à la suie ? |
Tout ce qu’il y a de sérieux
dans son sujet et son propos. Un propos étayé par des assertions scientifiques.
Et Watkins nous montre ce qu’est une région, ce que deviennent ses habitants
une fois qu’ils ont ramassé une bombinette nucléaire sur la tronche.
Destructions totales matérielles et humaines autour de l’épicentre, effet de
blast, onde de choc, radiations immédiates. Organisation des survivants et
création de nouveaux rapports politiques et sociaux dans les semaines qui
suivent. Plus que l’effet dévastateur instantané (des effets spéciaux à trois
shillings mais très « parlants »), c’est l’après qui est censé interpeller
le plus. Et Watkins n’y va pas avec le dos de la cuillère, nous montrant une
population zombifiée en état de choc, effrayée, dont la préoccupation
principale devient de manger tout simplement. La situation médicalement
ingérable (les cadavres brûlés, les blessés achevés), les émeutes de la faim,
la police devenant une milice paramilitaire, armée et flinguant du civil
affamé, le tout conduisant à une désintégration totale de ce qu’il reste de
rapports humains dans une société jusque-là savamment organisée.
Les images, filmées caméra sur
l’épaule, genre reportage, entrecoupées d’explications scientifiques en voix
off, d’interviews des protagonistes et de véritables déclarations (celle de
l’évêque plus terrifiante que si elle avait été mise en scène) sont d’un noir
et blanc austère. Ça coûte moins cher et les maquillages excessifs à grands
coups de peinture sombre passent comme une lettre à la poste. Le plus effrayant
n’est pas ce qu’on voit, mais ce qu’on comprend. Pas besoin d’être devin pour anticiper
les enchaînements de situations de plus en plus noires et glauques qui se
profilent. « La Bombe » est d’un réalisme terrifiant. Et bien
évidemment sans aucune star qui vient nous faire un numéro d’Actors Studio. Les
acteurs de « La Bombe » ne sont même pas des amateurs, juste des
locaux (les images ont été tournées dans quatre bleds du duché de Kent) qui
sonnent encore plus vrai que tous les Brando de la Terre pour le coup parce
qu’ils y vont à fond, on est persuadé en les voyant en faire des tonnes qu’ils
viennent réellement de s’en ramasser une de bombe atomique, sur le coin de la
gueule … Et pour secouer encore plus les consciences, beaucoup d’enfants
participent au tournage et s’en donnent à cœur-joie (enfin, façon de parler …).
Emeutes de la faim |
Rien de ce scénario catastrophe
n’est laissé de côté, ignoré. Watkins n’évite aucune extrapolation terrifiante.
Pas un hasard si le tournage s’est fait en 1964, qui voyait déjà les espoirs
fondés en Harold Wilson (premier d’une longue série de politiques de gauche qui
ont trahi leurs électeurs, comme quoi y’a pas que chez nous, hein, …) se
déliter à grande vitesse. Et nombreux sont ceux à voir en Watkins un précurseur
de tous les Ken Loach à venir …
« La Bombe », il a
bien fallu une fois le montage terminé, montrer ça à la BBC, puisque c’est elle
qui finançait. La vénérable institution, qui était censée n’avoir de compte à
rendre à personne prit peur. Ses cadres organisèrent des projections secrètes à
des membres de différents cabinets ministériels, qui goûtèrent fort peu la vision
décadente post apocalyptique qu’ils voyaient à l’écran. Et la BBC qui s’était
engagée à diffuser « La Bombe » à la télévision fit marche arrière.
Du coup, le court-métrage sortit en salles de cinéma. Le public le bouda, la
critique s’étripa comme prévisible à son sujet, et « La Bombe »
remporta l’Oscar (trois ans après sa sortie, les Américains ont parfois de
l’humour) du meilleur « documentaire » (les Américains ont parfois de
l’humour, bis …).
« La Bombe » mérite
parfaitement sa réputation d’électrochoc en images. Ça secoue effectivement
très fort et ça fait réfléchir …
Evidemment, un truc de 46
minutes, ça laisse de la place sur un Dvd. Et là, putain de bonne pioche, les
gens de chez Doriane Video ont eu la bonne idée de coupler à « La
Bombe » l’œuvre précédente de Watkins, « Culloden ». Que je
connaissais pas du tout et qui est un autre très gros choc en images. Autour de
la bataille de Culloden, dans les Highlands, qui a vu s’affronter en 1746 des
Ecossais à velléités indépendantistes avec une armée de mercenaires royalistes
anglais. Ça peut paraître grotesque a priori, parce que filmé avec encore moins
de moyens que « La Bombe », toujours avec des acteurs amateurs
complets, et toujours façon reportage TV (les belligérants qui parlent dans le
feu de l’action à un journaliste qu’on ne voit pas, totalement surréaliste). Et
bien croyez-moi, c’est encore plus fort que « Les sentiers de la
gloire », « Braveheart » et « Barry Lyndon » réunis. A
se demander si ces deux derniers ne s’en sont pas fortement inspirés …
Malheureusement, bon courage
pour essayer de voir ça … faudra scruter attentivement les programmes des
tréfonds du câble, ou dégotter le Dvd sous-titré en français, plutôt rare …