Noel Scott Engel (puisque c’est son vrai nom), c’est
un cas d’école dans le rock. L’archétype du bonhomme qui a fait tout ce qui
était en son pouvoir pour saborder sa carrière. Et comme il était doué, il a
réussi cet auto-sabotage méthodique.
Au début, dans les mid-sixties, il est un des trois
Walker Brothers. Aucun des trois ne s’appelle Walker et bien entendu ils ne
sont pas frères. Juste un groupe monté par le music-business américain en
réponse à la British Invasion. Dans cette politique protectionniste et un brin
nationaliste (on va pas se faire bouffer par les Anglais, on va pousser nos
talents, leur faire vendre du disque), beaucoup d’appelés, peu d’élus. Les
Walker Brothers seront parmi les rares à avoir des hits, et mieux, à vendre du
disque en Angleterre. Mais ce genre d’icônes bubblegum ne dure qu’un temps, et
de toute façon, à partir de 1967, les States allaient livrer au monde une
multitude de groupes majeurs. Exit donc les faux frangins Walker. Scott Walker
gardera son pseudo, et s’exilera en Angleterre.
Très vite, il sortira des disques solo (à succès),
bêtement numérotés, mais très exigeants artistiquement, bien loin de ses
premiers succès. Particularité des trois premiers (excellents, même si le
« 3 » est en deçà des deux autres), ils comportent chacun plusieurs
adaptations de titres de Jacques Brel. Ce qui confère à Scott Walker une aura
toute particulière. Brel, les Anglais le connaissent pas ou s’en tapent, ce qui
revient au même. Cet acharnement de Walker sur les titres du Belge le fera
passer, en plus d’un exilé, pour un excentrique. Depuis, ses débuts en solo ont
été cité par plein de gens assez disparates (de Radiohead à Pulp, en passant
par Nick Cave et Alex Tuner, liste non exhaustive). Mais surtout, en cette fin
des années 60, Walker a comme fan un jeune mod (David Jones, qui prendra
bientôt le pseudo de David Bowie) bien déterminé à se faire un nom dans le
rock, qui ira jusqu’à reprendre lorsqu’il aura atteint la gloire des titres de
Brel et imitera Walker dans sa façon de chanter dans les graves.
Problème, Walker n’en a rien à foutre de ses fans et
cette mini-reconnaissance l’agace. Il ne veut pas du succès, juste n’en faire
qu’à sa tête. « Scott 4 » va rompre avec les trois précédents et entrouvrir
la porte d’une des carrières et des musiques les plus étranges qui soient.
Dans « Scott 4 » plus de reprises de Brel.
Les dix titres sont signés Scott Engel. Par contre, tant sur le livret du Cd
que dans les recoins du Net, rien sur les types qui jouent avec lui. Et
pourtant, même si « Scott 4 » est un disque sobre, limite austère, il
n’est pas minimaliste. Derrière le chanteur, il y a souvent une formation rock
classique, à laquelle se rajoutent pianos, section de cuivres, de cordes, … qui
font passer l’aspect « rock » au second plan. S’il faut à tout prix
situer Walker par rapport à ses contemporains, je dirais qu’il est quelque part
du côté de Nick Drake et de Tim Buckley, tant musicalement (ce sens des
mélodies, des arrangements « compliqués ») qu’intellectuellement (rien
à foutre du succès). D’ailleurs, on se retrouvait dans la pochette intérieure
avec la photo et une citation prise de tête de Camus sur l’Art. Pas vraiment
destiné à l’amateur de Canned Heat, d’entrée …
Et le premier titre a de quoi faire détaler le
rocker de base. « The seventh seal » qu’il s’appelle.
Ben oui, comme
le film de Bergmann dont il est inspiré. Ouais, Bergmann, « Le septième
sceau », Max von Sydow qui joue aux échecs avec la Mort, ça devait laisser
perplexe les fans de Creedence à l’époque. D’ailleurs, c’est plus un poème mis
en musique qu’une chanson, et ce qu’on remarque d’entrée, c’est cette trompette
qui mène la danse (macabre). A priori repoussant mais très beau titre. De la
musique intello ? Non, même pas, tout semble couler de source sur ce
disque, tout semble évident. Il y a un gros boulot d’écriture et de production,
rien de grinçant pour l’oreille, au contraire (et c’est à peu prés la dernière
fois chez Scott Walker, la suite de sa carrière sera pour le moins
déstabilisante et hermétique).
Autre titre qui a beaucoup fait jaser, « The
old man’s back again (dedicated to the neo-stalinist regime) », inspiré
par les chars russes matant le Printemps de Prague (le old man, c’est à peu
près évident qu’il s’agit de Staline). Chanson « lyrique » (comme beaucoup
dans ce disque), et pas la meilleure idée pour se faire des amis communistes.
De toute façon, cocos ou pas, il s’en fera pas trop d’amis, Scott Walker avec
cette rondelle. Dommage, avec une voix pareille (« Angels of
ashes »), des arrangements de violons (« On your own again ») ou
de cordes (« Hero of the war »), des ballades pour chialer dans sa
bière (« Duchess »), Walker livre un disque majuscule, hors des
sentiers battus et rebattus du rock « traditionnel ». C’est
finalement et logiquement le titre où la guitare électrique est mise en avant
(« Get behind me », soul limite pompière) qui fait hors sujet.
Scott Walker avait tout lieu d’être satisfait de ce « Scott 4 ».
Il venait de ruiner sa carrière commerciale. C’est exactement ce qu’il voulait.
Mais quel beau sabordage …