Des films musicaux, il a bien
dû y en avoir en France avant « Les Parapluies … ». Mais quand on
voit que les acteurs-chanteurs de la préhistoire cinématographique par ici
c’étaient Maurice Chevalier et l’improbable Fernandel, je préfère ne rien avoir
vu de tout çà.
Demy, c’est différent. Il fait
en gros partie de la Nouvelle Vague, et son inspiration artistique vient de
tous les musicals américains, où là, depuis l’avènement du parlant, il y a
quand même eu du lourd. Des chansons chorégraphiées par Busby Berkeley dont une
seule vaut l’intégrale des clips de Miley Cyrus et consœurs, en passant par les
superstars Astaire et Kelly, jusqu’au récent remake version gangs newyorkais de
Roméo et Juliette par le génial touche-à tout Robert Wise, Demy avait de sacrés
challenges à relever.
Deneuve, Castelnuovo & Demy |
Non content de se lancer dans
un genre peu prisé par ici, il va pousser le bouchon encore plus loin en
faisant des « Parapluies … » un film dont tous les dialogues seront
chantés. Une entreprise un peu folle, surtout qu’il faut faire doubler tous les
acteurs par de vrais chanteurs (quiconque a en mémoire les
« chansons » interprétées par Deneuve, qu’elles soient de Gainsbourg
ou de Malcolm McLaren, mesure l’ampleur de la tâche qui attendait Demy).
Résultat logique des courses, alors que comme tout le monde (enfin, ceux de la
Nouvelle Vague), il se tourne vers de Beauregard pour le financement, il va se
faire rembarrer par ce dernier et ne trouvera son salut que dans les (moins
nombreuses) pépettes de la productrice Mag Bodard qui se lance quasiment dans
le métier à cette occasion.
« Les Parapluies de
Cherbourg » multipliera les paradoxes. Pour commencer celui d’un film
totalement désuet lors de sa parution (un mélo provincial chanté avec des
personnages qui semblent sortir des romans courtois du Moyen-Age), et qui ne
prendra pas une ride, allant même jusqu’à se bonifier avec le temps.
La Reine Deneuve |
Paradoxe également d’un film
totalement kitsch (‘tain, ces décors font vraiment mal aux yeux, genre maison
de poupées) et politiquement contemporain (la guerre d’Algérie et ses
conséquences humaines et sociales). Rappelons qu’on était en plein gaullisme
triomphant, arrogant et méprisant (les « veaux » de De Gaulle valent
bien les « casse-toi pauv’ con » ou les « sans-dents »),
maintenant la France sous une chape de plomb, avec un général au pouvoir, un
ministère de l’Information (sous-entendu de la censure). Rappelons pour en
rester dans le domaine cinématographique que « Les sentiers de la
gloire » fut interdit suite à des « pressions diplomatiques »
pendant vingt ans, sans parler de « La bataille d’Alger ». Rappelons
aussi que c’est de cette époque et des pantins qui nous gouvernaient dont
« l’écrivain » Zemmour (philosophe de comptoir, penseur de chiottes,
historien de cour de récréation et sociologue de club de vacances), est
nostalgique. Tout çà pour dire qu’en 1964, coller à l’actualité est plus que
rare, et le traumatisme durera des siècles (alors que les Ricains par exemple
sont totalement décomplexés par leur Histoire récente et pas toujours glamour,
et n’hésitent pas à la mettre en scène, les Français à de très rares exceptions
ne le font pas de la leur, et à plus forte raison si elle a moins de cent ans).
Tout ça pour dire que « Les Parapluies … » est aussi un film
politique … subtil, raison pour laquelle il a évité les coups de ciseaux …
Paradoxe d’une distribution de
quatrièmes couteaux dont sortira Catherine Deneuve, l’une des plus grandes, si
ce n’est notre plus grande actrice, qui crève l’écran du haut de ses vingt ans,
et qui vieillit quand même nettement mieux que sa quasi contemporaine Bardot.
Et qui doit faire face dans « Les Parapluies … » à des comédiens
que pour être gentil on qualifiera de très moyens.
Autre paradoxe, ce film
qu’aujourd’hui on qualifierait d’indépendant, et qui est par moments de façon
un peu trop voyante une publicité pour Esso. Certes les pétroliers ont du
mettre quelques biftons dans la prod, mais Castelnuovo (le premier amoureux de
Deneuve-Geneviève dans le film), travaille dans un garage de la marque avant
l’armée, y revient à son retour, s’installe à son compte sous leur enseigne, et
son fils vers la fin joue du tambour sur
un bidon … Esso. Ca fait beaucoup …
Vernon & Deneuve |
L’histoire des
« Parapluies … » est pour l’époque subversive en bien des
points. Une jeune mijaurée se fait mettre en cloque avant de se marier, et une
fois la fille de cette union née, épouse un riche bellâtre falot, se
désintéressant de son premier amour qui ne l’a pas oubliée. Et celui-ci, soldat
plus ou moins valeureux (même si le contenu de ses lettres n’est pas vraiment
un modèle de patriotisme), quand il revient d’Algérie, sombre dans la bibine,
envoie chier son patron, et fréquente les bars à putes. Tout ça vingt cinq ans
avant « Né un 4 Juillet » d’Oliver Stone …
« Les Parapluies … »
est un film fauché. Qui ne s’en cache pas, ce qui le rend encore plus
sympathique. Les contrastes sont voulus et exacerbés par Demy (comment
pourrait-il en être autrement), entre les couleurs vives et criardes des
intérieurs et l’aspect pisseux des rares scènes filmées en extérieur (y’a des
excuses, on est à Cherbourg, c’est la Bretagne en pire)… Parce que Demy a,
sinon du talent, au moins de bonnes idées, et on s’en rend compte dans la
première scène qui voit défiler le générique, avec ce plan en plongée sur ce
parapluies qui se hâtent sous l’averse.
En plus d’avoir des idées, Demy a aussi de la suite dans celles-ci.
« Les Parapluies … » est pour lui le second volet d’une trilogie
commencée avec « Lola » (évoquée par le bellâtre Marc Michel comme
son premier amour, et par un court plan d’une cour intérieure où ont lieu des
scènes déterminantes de ce premier film). Le troisième volet sera l’oublié
« Model shop » (et non pas comme beaucoup le croient « Les
demoiselles de Rochefort »). Tiens, et tant qu’à vouloir faire mon malin,
on a souvent affirmé que « Les parapluies … » se démarquait de toute
influence des autres films musicaux déjà parus. Il y a quand même une scène,
filmée en plongée, quand Deneuve se fraye un passage parmi les danseurs du
Carnaval, qui me semble un copier-coller parfait d’une de « Orfeu
Negro » de Marcel Camus …
Deneuve & Michel |
Et pour en finir, puisque
« Les Parapluies … » est un film musical, deux mots sur la musique.
Signée du suffisant Michel Legrand. A force d’entendre dire à droite et à
gauche qu’il était génial, il a fini par le croire et c’est devenu une
évidence. Bon, moi il m’a toujours gavé avec ses ritournelles molles, et celles
des « Parapluies … » risquent pas de me faire changer d’avis. On
craint même au début avec le premier morceau de devoir se fader un truc genre big
band de jazz. En fait non, le gimmick suprême du film, c’est de répéter ad
nauseam le leitmotiv d’une unique phrase musicale, plutôt mignonne, mais assez
loin de Mozart ou Chopin … D’un autre côté, les pointures françaises de
musiques de film, on les cherche encore (qui a dit Eric Serra ?)…
Curieusement, alors qu’à partir
des années soixante le film musical disparaît quasiment des écrans (sauf à
Bollywood), Demy va obtenir l’autre succès de sa carrière avec « Les
Demoiselles de Rochefort ». Encore un autre paradoxe qui touche à la
carrière de ce grand artisan quelquefois oublié du cinéma des 60’s.
Conclusion : « Les Parapluies
de Cherbourg » c’est bien, voire plus, mais ça vaut pas « Saturday
night fever » …