« Le samouraï » est un film hors du temps
et des modes. Même s’il se passe à Paris dans les années 60. Mais peu importent
le lieu de l’action et son époque, « Le samouraï » vient d’ailleurs.
De cet « âge de platine » du cinéma comme le dit Melville lui-même dans
les bonus du film, à savoir le film américain de gangsters des années 30 (pour
ceux que ça intéresse, l’âge d’or du cinéma selon Melville, c’est le cinéma
muet).
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Delon & Melville sur le tournage |
Donc avec « Le samouraï », Melville transpose
dans le Paris contemporain son fantasme en matière de cinéma. Melville est un
austère, c’est pas un partisan du « spectacle ». Pour lui, un film
doit raconter une histoire. Le plus simplement et le plus clairement possible.
Point barre. C’est cette épure (dans les lumières, la photo, le décor, les dialogues,
…) qui est remarquable. Et puis Melville, c’est pas le bagout latin. Melville
est un taiseux. Et son personnage principal joué par un Alain Delon des grands
jours est aussi forcément un taiseux. Beau et ténébreux, mais avant tout
taiseux.
Delon est Jef Costello (référence évidente à Frank
Costello, le plus grand ponte de la Cosa Nostra new-yorkaise pendant 40 ans,
qui établira tous les codes de la « loi du milieu », et dont
s’inspirera aussi Coppola pour « Le Parrain »). Jef Costello est un
tueur solitaire, dont la seule compagnie durable est celle d’un bouvreuil, le
petit volatile dans sa cage intervenant aussi dans le scénario. Il a bien une
maîtresse (Jane Lagrange, jouée par Nathalie, officielle Madame Delon),
amoureuse de lui (alors que l’inverse semble beaucoup plus problématique, lui
ne la concevant que comme alibi), connaît parfaitement Paris, son métro, et
tous les petits trafiquants qui lui permettent d’obtenir fausses plaques
d’immatriculation, faux papiers et flingues, mais Costello est un homme seul.
Réglo d’une façon rigide pour son boulot, qui ne supporte pas les entourloupes,
ce qui amènera sa perte.
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Alain Delon est le samouraï. Il vous en prie ... |
« Le samouraï » fait évidemment référence
également au rigorisme des guerriers japonais et le film est introduit par
l’incrustation d’une maxime tirée du Bushido, le livre du Code d’Honneur des
samouraïs. Pour l’anecdote, cette maxime (« Il n’y a pas de plus profonde
solitude que celle d’un samouraï, si ce n’est celle d’un tigre dans la jungle …
peut-être. ») est un fake. Mais il y a dans le minimalisme (apparent, on y
reviendra) du film bien des choses qui renvoient à l’ascétisme expressionniste
du nô et à la lenteur des danses macabres du buto.
Il y a dans « Le samouraï » toute la
fascination de Melville pour les gangsters (il en fréquentait réellement, tout
en restant un « honnête citoyen »), qu’il idéalise et fantasme
quelque peu, l’imper mastic, le feutre, le code d’honneur. L’univers du
jeu (rappelons que le premier grand
classique de Melville s’appelle « Bob le flambeur ») est aussi
récurent chez lui, c’est une table de poker qui sert en partie d’alibi à
Costello après son contrat. Melville est également fan de jazz (pfff….), et
donc une grande partie de l’intrigue se déroule dans une boîte de jazz et y
trouvera son épilogue, à côté du piano de la troublante et équivoque Cathy
Rosier. Et puis, qui dit gangsters dit flics. Les deux parties de cette
complémentarité bicéphale (flics et gangsters n’ont de sens que quand ils sont
confrontés, théorie melvillienne de leur relation) sont également importantes
dans le film, et l’obstination des flics menés par François Périer pour coincer
Costello fait pendant à celle de Costello à leur échapper tout en se vengeant
de son commanditaire.
« Le samouraï », c’est aussi l’éloge de la
lenteur. Tous les personnages sont froids, calculateurs, déterminés,
implacables. Pourtant l’action est resserrée, tout se passe en trois nuits et
deux jours. Sans flash-back, sans types qui racontent leur passé. On prend
l’histoire en cours, jusqu’au gunfight final. Ce qui permet d’apprécier le
boulot de Melville question scénario et dialogues pour nous faire suivre
l’intrigue, performance rendue compliquée par le personnage mutique de Delon.
Même si l’histoire n’est guère vraisemblable, quelques fois limite incohérente.
Elle n’est en fait là que pour servir de cadre dans lequel évoluent les
personnages, particulièrement celui de Delon.
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Nathalie Delon & François Périer |
« Le samouraï » est un film minimaliste.
Ce qui n’empêche pas le perfectionnisme, la scène du début où Delon met son
chapeau en en lustrant le bord a nécessité une journée de prises ! Tout
est minutieusement écrit, pensé, réfléchi, ce qui fait du film, l’antithèse
d’un « A bout de souffle », de ses dialogues en roue libre et de ses
prises de vue bâclées, Melville, bien que contemporain de la Nouvelle Vague et
souvent rattaché au mouvement, est beaucoup plus « classique » et
n’apprécie guère Godard ou Truffaut. Melville stylise les caractères de ses
personnages, mais aussi leur environnement. L’appartement de Delon est
disproportionné en hauteur, meublé a minima, mais le sens du détail de Melville
lui a fait rajouter une vue de Manhattan en second plan derrière les fenêtres
(le genre de détails totalement gratuit qu’on ne distingue pas même sur les
copies numériques, mais qui en dit long sur le perfectionnisme maniaque du
réalisateur).
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Cathy Rosier |
« Le samouraï » repose énormément sur la
performance de Delon. C’est la première collaboration des deux hommes, avant
« Le cercle rouge » et « Un flic », ce dernier maltraité
par la critique occasionnant une brouille artistique entre les deux hommes,
même s’ils resteront très amis jusqu’à la mort de Melville l’année suivante. La
légende (ou Delon, ce qui revient au même) prétend qu’il a accepté le rôle de
Costello sur la seule foi de la lecture des premières scènes (« Dix
minutes de film et pas un mot prononcé ? Je le fais ! »). Et
c’est vrai que le début du film est fabuleux, un Delon allongé sur le lit de
cet appartement quasi vide, en pleine méditation et concentration avant de
passer son imper, mettre son chapeau, faucher dans la rue une DS, aller dans un
garage sordide de banlieue changer les plaques, récupérer faux papiers et
flingue, sans prononcer une parole, échanger un mot avec le garagiste. Un Delon
hiératique, qui trouve dans ce film un de ses quatre ou cinq meilleurs rôles.
Il faut voir dans les bonus du DVD un Delon très sûr de lui, majestueux, cabot
comme pas deux genre le meilleur acteur du monde s’adresse à vous, répondre
dans une émission de télé d’époque (« Monsieur Cinéma ») à un Pierre
Tchernia bafouillant son français (un peu bourré ?) que « Le
Samouraï » est le meilleur film qu’il ait tourné, et Melville le plus
grand réalisateur avec qui il ait travaillé. Hum … et « Le Guépard »,
« Rocco et ses frères », « L’éclipse », « Mélodie en
sous-sol », c’est des navets ? Et Visconti, Antonioni et Verneuil,
des réalisateurs de série B ?
Malgré tout, et en dépit de son aspect étriqué et
terne, ce jeu du chat et de la souris dominé par la morale d’un code d’honneur
tragique (la fin de Costello est une forme de suicide, même si ce n’est pas par
le seppuku rituel), filmé en noir et blanc juste amélioré (les choix de photo
privilégient l’obscurité, une sorte de flou pisseux, aucune couleur chaude dans
les décors ou les vêtements), reste une référence majeure du polar français,
jouée par un Delon irréprochable et dirigée par un Melville qui signe pour moi
sa masterpiece.