Un festin ...
C’était peut-être au début de 1968, peut-être dans
la maison de Redlands de Keith Richards. Les Stones étaient là, faisaient le
point. Et franchement c’était pas la joie. Ils venaient de sortir, après leur
excellent disque de chansons « Aftermath », deux purges,
« Between the buttons » et « Satanic Majesties », deux
disques dans lesquels quelques rares bons titres avaient du mal à masquer la
misère créative ambiante. Les Stones voulaient se la jouer branché, dans l’air du temps, et ils étaient faits pour les
tourneries pop psychédéliques comme David Douillet pour la lecture de Kafka. En
voulant chasser sur les terres des Beatles, Beach Boys, Floyd ou Love, ils
s’aventuraient en terrain à peu près inconnu pour eux et hostile. Parce que les
Rolling Stones, rien qu’à leur nom, ils venaient de Muddy Waters, Chuck Berry,
Robert Johnson, et la musique de tous ces nègres américains qu’ils vénéraient.
La pochette après la censure ... |
C’est ce que devait se dire Keith Richards, occupé à
caresser les hanches d’Anita Pallenberg (qu’il avait piquée à Brian), ou celles
de Marianne Faithfull quand Jagger a le dos tourné. De toutes façons, Jagger
était trop occupé à essayer ses chemises de soie rose et ses pantalons en satin
moulant pour s’intéresser à d’autres choses, Bill Wyman pensait davantage à
faire la sortie des collèges pour pécho quelque jeune nubile, Charlie Watts
s’imaginait en nouveau Gene Krupa à la tête d’un big band de jazz, Brian Jones
était déjà bien ailleurs, et Ian Stewart, de toutes façons, il était même pas
« officiellement » dans le groupe …
Alors Keith prit une décision. Fallait arrêter toutes
ces couillonnades pop et revenir aux fondamentaux. One, two, three,
Abopbopaloobopalopbamboom, du blues et du rythme. Du rock, quoi. Et pas avec
des hautbois, des violoncelles ou que sais-je encore. Du rock basique, brut et
rustique. Et pour que ça ait l’air encore plus rêche, sauvage, pourquoi ne pas
mettre en avant ces accords ouverts qu’il commençait à maîtriser. Un titre, un
seul, suffirait à changer la donne, et faire entrer les Stones dans une
nouvelle dimension, celle qui allait faire leur légende. Ce titre sortira en
single au milieu du printemps 68. Il s’appelle « Jumpin’ Jack Flash »
et marque un retour fracassant au rock basique.
Les Stones et Jean-Luc Godard ... |
Les choses vont aller très vite, aidées par un
concours heureux de circonstances. « Jumpin’ Jack Flash » va grimper
dans tous les hit-parades, et même s’il y arrive à la fin de ce que les
bien-pensants appellent les « événements » de Mai 68, les Stones vont
s’y retrouver liés et symboliseront la révolte adolescente libertaire de
l’époque, eux qui sont pourtant à des lieues de toute considération politique.
Parallèlement, Godard, qui ne comprend et ne connaît absolument rien au rock,
prend les Stones pour ce qu’ils ne sont pas, les imagine en marxistes binaires,
les convainc de placer ses caméras dans le studio, où, en compagnie de leur
nouveau producteur Jimmy Miller, ils enregistrent des titres pour le prochain
album. Coup de bol pour le Suisse et aussi les Stones, le titre dont on suivra
les répétitions sur « One + One », sorte de manifeste
cinématographique bolchevique assez décousu (du Godard de l’époque, quoi),
c’est « Sympathy for the Devil », peut-être de tous les titres
mythiques des Stones leur plus emblématique.
Le titre et son crescendo de transe vaudou se
retrouvera en ouverture de « Beggars banquet », qui va inaugurer un
quarté de disques où rien n’est à jeter, même si l’Histoire et les musicologues
retiendront le violentissime « Street fighting man », les blues
« No expectations » ou « Parachute woman », le boogie de
« Stray cats blues » … Même « Jigsaw puzzle », le plus
« faible » du disque, inspiré par les cut-up littéraires de Burroughs
et construit avec des bribes de titres qui n’auront pas donné de morceaux
aboutis, est un truc grandiose.
L’Histoire va très vite s’accélérer. Quelques jours
après la sortie du disque, les Stones montent pour une émission de télévision
un projet délirant, le « Rock’n’roll Circus », qui marquera, par la
présence de Lennon sur scène et celle de McCartney dans le public, comme un
passage de témoin entre les Beatles au bord de l’implosion, et des Stones
soudés comme jamais dès lors qu’il s’agit du groupe, cimentés par Keith
Richards. Le nouveau plus grand groupe de rock du monde, c’est désormais les
Stones. Et rien, même pas la noyade du fondateur Brian Jones de toutes façons
depuis quelques temps déjà dans un autre monde, ne pourra dès lors entraver la
montée du groupe vers un Olympe, où, depuis plus de quarante ans, personne
d’autre n’est encore parvenu à se hisser, malgré les efforts louables de
quelques-uns, et risibles de quelques autres …
Des mêmes sur ce blog :
Aftermath
It's Only Rock'N'Roll
Blue & Lonesome