De la série des Indiana Jones ? De Spielberg ?
Des films d’action et d’aventure ? Si on veut, et même si on veut pas d’ailleurs,
tant on a affaire à un film hors-norme …
Spielberg, Lucas & Ford : tiercé gagnant
Qui a mis à l’écran un personnage créé de toutes
pièces pour les besoins d’un film, l’archéologue-aventurier Indiana Jones (entendez
par là que c’est pas un héros de bande dessinée type Marvel, ou de romans d’espionnage
à la James Bond). Non, Indiana Jones est né si l’on en croit la légende d’une
discussion sous les palmiers à Hawaï entre George Lucas et Steven Spielberg,
même pas soixante dix ans à eux deux au moment des faits, et déjà un passé bien
rempli niveau succès au box office …
Le résultat, pour moi, c’est mater une page blanche
sur le traitement de texte … Qu’est-ce que vous voulez bien que je raconte sur
ce film qui n’ait pas été dit ou écrit des centaines de fois et en mieux à la
télé, sur des journaux, dans les recoins du Net ? Même E.T. ou l’Alien
doivent avoir donné leur avis …
Eux, il les aime pas ...
Moi, ce qui me scotche, c’est passé le pré-générique
en incrustation sur trois types qui avancent en sueur dans la jungle, les dix « vraies »
premières minutes du film (jusqu’au coup du serpent dans l’hydravion). Il se passe
un truc exceptionnel au sens littéral du terme toutes les dix secondes. Ces dix
minutes-là, des types connus et reconnus derrière la caméra n’en ont même pas
rêvé comme le final d’un film, et Spielberg l’a fait, jeté là en guise d’amuse-gueule
... Moi c’est bien simple je vois que deux trucs qui approchent (sans l’égaler)
ces premières scènes. Le début de « GoldenEye » (James Bond chez les Soviets)
qui se termine par cette cascade surréaliste de Bond balançant une moto dans le
vide pour l’abandonner, continuer en chute libre et s’assoir aux commandes d’un
avion sans pilote en piqué dans le même ravin. Et le début de « Game of
Thrones », à l’opposé, tout en lenteur glaciale et glaçante, sans
quasiment un mot, au milieu de paysages enneigés avant que les Marcheurs Blancs
(les zombies de George RR Martin) commencent à décapiter du patrouilleur de la
Garde de Nuit … En fait, le cinéma c’est comme le rock, si t’as une bonne
intro, t’es quasiment sûr que le morceau va être réussi (l’occasion de signaler
que John Williams a pondu un thème aussi évident qu’un titre de Chuck Berry) … Et
« GoldenEye » est un des meilleurs James Bond, et « GoT »
est peut-être bien le phénomène culturel de ce début de siècle, une odyssée qui
oblige à repenser le terme de « série » … et « Les aventuriers
de l’Arche perdue » enterre toute concurrence passée, présente et future
dans son genre, et Moïse et ses Tables de la Loi doivent le savoir, c’est pas
faute d’impétrants qui s’y sont essayés dans le genre …
Eux non plus ...
« Les aventuriers … » c’est le film qui
rend le surnaturel naturel … et je suis pas vraiment fan des nuages de fumée maléfiques
(le « Dracula » de Coppola, « Ghostbusters », « The Thing »
de Carpenter, etc … enfin « The Thing » mauvais exemple, le film est
bon). « Les aventuriers … » ce sont les scènes improvisées qui
deviennent culte (l’Arabe en noir avec un grand sabre qui se prend une balle,
au départ ce devait une baston avec Indy et son fouet, Harrison Ford avait la
gastro, pouvait pas jouer une scène de combat et a donc suggéré que la
confrontation soit expéditive)… Tiens, Harrison Ford, en voilà un qui a intérêt
à dire du bien de Lucas et Spielberg, jouer Hans Solo chez l’un et Indiana
Jones chez l’autre, ça t’évite quand même d’aller sur le simulateur de retraite
du gouvernement, pour voir quel cercueil tu vas pouvoir te payer quand t’auras
fini de bosser, si t’es pas déjà mort avant …
« Les aventuriers … » est un film parfait,
un rythme qui ne faiblit jamais, c’est drôle quand il n’y a pas d’action, et
même quand il y en a (Indiana Jones n’est pas Jason Bourne ou Rambo), ses
exploits sont souvent accidentels, parce qu’il se retrouve pris dans l’imprévu
et qu’il improvise. Sous cet aspect-là, il est un peu le père de John
McLane-Bruce Willis dans la série « Die Hard », et le fils de
Belmondo dans « L’homme de Rio » (l’influence revendiquée de
Spielberg, alors que tout le monde a cru que le modèle d’Indiana Jones c’était
Tintin, raté, Spielberg connaissait pas les BD d’Hergé …)
Elle, il l'aime bien ... quand il a le temps ...
Le scénario (Lucas et Spielberg pour la genèse,
Lawrence Kasdan et Philip Kaufman pour l’écriture, c’est quand même une putain
de Dream Team tout ça) prend le temps (mais où l’ont-ils trouvé le temps) de
poser le personnage d’Indiana Jones, parce que dès le départ, si le premier marchait
(il a un peu marché, rapporté vingt fois la mise, un des films les plus
rentables des années 80), une ou plusieurs suites étaient prévues. Quand il est
pas casse-cou à la recherche de bibelots antiques, Mr Jones est un type assez
compliqué dans ses rapports familiaux et amoureux (son ancienne promise Marion,
bien interprétée par Karen Allen, traverse le film à cent à l’heure, encore
plus speed que son (ex)mec), il aime pas les serpents et les nazis, deux espèces
particulièrement dangereuses qu’il croisera souvent dans les autres épisodes de
la série, qui seront bons, mais pas autant que l’inaugural (malgré des séquences
encore plus folles, Spielberg et son héros ne retrouveront pas le rythme effréné
du premier).
Donc, pour répondre à mes trois questions à la con
du début, « Les aventuriers de l’Arche perdue » est le meilleur de la
série, le meilleur film d’action et d’aventure des cent trente dernières années
… et le meilleur de Spielberg ? Pas loin pour moi. Pour faire mon malin, je
vais vous dire que je préfère le plus atypique des ses films, « Lincoln »,
tout en lenteur et tons sombres, avec (comme toujours) une prestation extraordinaire
de Daniel Day-Lewis …
Y’a des façons de commencer
plus mal derrière une caméra. « 12 hommes en colère » est le premier film
de Sidney Lumet. Qui aura sa décennie de gloire dans les roaring seventies,
avec Pacino (« Serpico », « Un après-midi de chien »), ou pas (« Network »),
et qui, la chose est suffisamment rare pour être soulignée, terminera sa
carrière cinquante ans après ses débuts par un autre grand film (« 7h58 ce
samedi là »). Lumet, c’est en gros le type qui filme l’envers du décor,
les histoires tout sauf glamour, où des héros en papier viennent se fracasser
sur les murs des réalités. Les personnages de Lumet, c’est souvent des
anti-héros Marvel …
Fonda, Lumet & Cobb
« 12 hommes en colère »
est un chef-d’œuvre, un classique … avec plein de défauts, cependant emportés
par le souffle épique et la tension du film. Bon, évacuons ce qui peut piquer
aux yeux. Des raccords plus qu’approximatifs, ainsi des cendriers pleins avant
d’être à moitié, des auréoles de transpiration grandes comme des ballons de
foot qui ont disparu la scène suivante, …, c’est assez couillon quand on filme
un huis-clos dans la continuité. Et puis, le revirement assez inattendu et
plutôt irrationnel des derniers partisans de la culpabilité …
Bon, il aurait peut-être fallu
que je sois moins bordélique et commencer par l’histoire. « 12 hommes … »,
c’est un film de tribunal, et pour être encore plus précis, un film sur la
délibération d’un jury. Amené à se prononcer sur la culpabilité ou pas d’un
minot basané accusé d’avoir poignardé son père. Il a tout contre lui, l’ado,
des menaces publiques envers son vieux, un stiletto qu’il exhibait devant ses
potes et qu’on retrouvera dans la poitrine du macchabée, des témoins visuels du
meurtre et de sa fuite, pas d’alibi, un casier déjà épais comme un bottin, et j’en
passe…
Tout ça, on l’apprend très vite
après un plan d’exposition sur un Palais de Justice à New York (on situe), et
un laïus du juge qui explique aux jurés comment ça se passe une délibération. Soit
unanimité pour la culpabilité (et dans ce cas-ci, c’est chaise électrique),
soit unanimité pour la non-culpabilité (on relâche le prévenu). Si les avis
sont partagés, délibération du jury nulle et on rejugera avec un nouveau jury …
Les jurés se lèvent (tous des hommes, en ce temps-là, aux USA comme ailleurs,
les femmes faisaient le ménage et la bouffe et n’avaient pas à s’occuper de « choses
sérieuses », pas un Black ni un « coloured » non plus, on est en
1957 dans une Amérique qui n’a pas encore « digéré » l’affaire Rosa
Parks), et le regard perdu de l’ado les accompagne quand ils rejoignent la
salle de délibérations (c’est la seule fois où on le verra, d’ailleurs il est même
pas crédité au générique).
Premier vote du jury ...
Dès lors (et hormis la courte
scène finale à la sortie du Palais de Justice, où les deux premiers à avoir mis
en doute la culpabilité s’échangent leurs noms), tout le film va se passer dans
cette salle de délibérations, quasiment en temps réel. Atmosphère suffocante,
en plus de la tension qui très vite s’installera entre les douze, c’est aussi
la journée la plus chaude de l’année, et c’est pas le gros orage qui surviendra
qui rafraîchira l’ambiance …). Le temps que les débats commencent, les discussions
entre jurés montrent clairement la tendance, le gosse est coupable sans aucun
doute possible, et les personnalités en présence se dessinent. Pourtant, lors
du premier vote, un juré se prononce pour la non-culpabilité. C’est un
architecte, qui n’a aucune certitude, mais se pose des questions. Ce juré est
interprété par le grand Henry Fonda, habitué des personnages « positifs »
(même si son rôle le plus connu sera une décennie plus tard l’inoubliable
salopard de « Il était une fois dans l’Ouest »). Son voisin de
chaise, un retraité et le plus âgé du groupe, le rejoindra au vote suivant et tous
deux devront affronter le mépris, l’incompréhension, voire la haine des plus virulents
du groupe.
Le génie du film, en plus d’une analyse psychologique et sociologique des gens présents, sera aussi de refaire l’enquête
(le coup du même stiletto acheté par Fonda, la reconstitution du trajet du
témoin boiteux dans son appartement), de pointer du doigt les questions
légitimes pesant sur les deux témoins oculaires du meurtre, et petit à petit, d’instiller
le doute chez les autres jurés. Dès lors les tenants de la non-culpabilité
deviennent plus nombreux au fil des votes, certains par leur vécu ou leur
expérience, amenant de nouveaux éléments à décharge …
Reconstitution tendue entre Fonda & Cobb
L’issue est prévisible, l’intérêt
étant de montrer quel va être l’argument qui fera basculer les votes
successifs. Ça se complique scénaristiquement quand ils ne sont plus qu’une poignée
(la versatilité du publiciste et du gars qui veut pas rater le match de
baseball, ouais, un peu limite quand même). Le coup des lunettes avec l’assureur
qui ne transpire jamais est discutable (si la femme témoin est presbyte et pas
myope, l’argument de la « défense » ne tient pas), le speech du
raciste se tient, sa « capitulation » morale beaucoup moins (quand on
est raciste, c’est pour la vie, on devient pas un bisounours sous le simple
poids du regard des autres), et l’effondrement du plus véhément partisan de la culpabilité
(énorme prestation de Lee J. Cobb) qui transfère sur le basané accusé la haine
que lui-même voue à son fils avec lequel il est plus qu’en froid, c’est quand
même de la psychanalyse à deux balles …
Ce qui est aussi fabuleux,
comme c’est souvent répété, c’est que si de nombreux éléments peuvent permettre
de disculper l’accusé et d’installer un « doute raisonnable », rien n’indique
cependant que le minot ne puisse pas être coupable … C’est aussi à ma
connaissance le premier film « de tribunal » à se concentrer
uniquement sur la délibération du juré.
Deux remarques pour finir. Il y
a parmi les jurés un horloger qui intervient plusieurs fois sur la thématique
de l’Amérique pays de la liberté et de la démocratie. Faut regarder le film en
V.O. pour comprendre. Le type parle avec un accent étranger, c’est le plus tatillon
pour défendre les valeurs du pays qui l’a accueilli. Dans la version française,
il n’a pas d’accent, du coup ses sorties sont pas aussi clairement explicables …
Ensuite le publicitaire, assez distant et imbu de sa personne. Il ne m’étonnerait
pas que son look (costard-cravate, clope au bec, cheveux gominés et raie
impeccable sur le côté) ait servi d’inspiration aux créateurs de la série « Mad
Men » (pour les Hommes de Madison Avenue, lieu des agences publicitaires
new-yorkaises au début des 60’s) pour leur personnage principal de Don Draper …
« 12 hommes en colère »
est aujourd’hui reconnu et célébré comme un immense classique du cinéma. Un peu
à l’image de toute l’œuvre de Lumet, la reconnaissance ne sera pas immédiate et
malgré les merveilles qu’il a sorties, la « profession » ne le
couvrira jamais de louanges, ne le récompensera pas beaucoup (juste un Oscar d’honneur
tardif pour l’ensemble de sa carrière) …
Robin des Bois, un type qui
apparemment n’a jamais existé a été moultes fois adapté au cinéma. Passons sur les
cartoons Walt Disney, les films russes et de Bollywood, reste un gros paquet de
versions anglo-saxonnes du personnage. Avec pour interpréter celui qui vole aux
riches pour donner aux pauvres, quelques grosses stars, Douglas Fairbanks,
Russell Crowe, Kevin Costner, Sean Connery entre autres. L’interprète le plus
emblématique restera sans doute Errol Flynn. Pour deux bonnes raisons :
parce que sa vie est encore plus rocambolesque que celle de son personnage, et
parce que « Les aventures de Robin des Bois » laisse assez (ou très)
loin derrière toutes les autres versions du noble malandrin de la forêt de
Sherwood.
Olivia de Havilland & Errol Flynn
« Les aventures de Robin
des Bois » est pensé pour être un gros succès. Et une prise de risque pour
la Warner, société de production d’une quinzaine d’années et qui jusque-là
s’était cantonnée (avec bonheur) à des comédies musicales (Prologues »,
« 42nd Street ») ou des films de gangsters (« L’ennemi
public », « Le petit César »), et qui avait sa star, James
Cagney. C’est Cagney qui est au centre de tous les projets de
« diversification » de la Warner. Mais voilà, des histoires
contractuelles à base de paquets de billets verts entraînent une tension entre
l’acteur et les gros cigares, et il refuse systématiquement tout ce qu’on lui
propose. Sauf que la Warner trouve facilement un remplaçant pour son adaptation
de Robin Hood. C’est un gars qui vient de se faire remarquer dans un de ses
films d’aventures, ayant dépassé populairement les attentes du studio. Le film,
c’est « Capitaine Blood » et l’acteur c’est Errol Flynn.
Il y a quand même un os. Errol
Flynn n’est pas le genre de gars à se mettre béatement au garde-à-vous devant
ses patrons. Il est plutôt du genre ingérable, bourré en permanence à la vodka,
et toujours prêt à baiser tout ce qui lui passe à portée (hommes, femmes, peu
importe …). D’un autre côté, il a l’avantage d’être un charmeur né, beau gosse
baraqué et sportif. A une paire de prises près, il fera les cascades du film.
Et comme on ne change pas une équipe qui gagne (et qui rapporte), le premier
rôle féminin de « Robin des Bois » sera confié à sa partenaire dans
« Capitaine Blood », la jeunette (22 ans) Olivia de Havilland.
Parenthèse. Olivia de Havilland décèdera à 104 ans, sera nominée cinq fois aux
Oscars de meilleure actrice, en remportera finalement deux, et entretiendra une
relation compliquée, parfois haineuse avec sa sœur Joan Fontaine. Olivia de
Havilland sera une actrice d’une précision de jeu diabolique, toujours d’une
justesse remarquable, évitant d’en faire trop. Contrairement à Errol Flynn, qui
a toujours tendance à en rajouter devant la caméra …
Cooper, Rathbone & Rains : les méchants
Les scénaristes de la Warner se
mettent au boulot, piochant personnages et situations dans les versions
précédentes, et en créant de nouveaux (personnages et situations). L’objectif
est clairement défini : faire du film un divertissement à grand spectacle,
basé sur la traditionnelle opposition entre les bons et les méchants. Et en
utilisant toutes les techniques de pointe de l’époque. « Les aventures de
Robin des Bois » est souvent présenté comme la première référence majeure
en terme de Technicolor (format 1,37 :1) et couleurs criantes pour ne pas
dire criardes. Les collants vert moule-burnes de Flynn deviendront aussi
célèbres que lui, quasiment toutes les scènes en extérieur sont vraiment en
extérieurs (dans un parc naturel californien).
Au centre, Curtiz & Rains
Pour l’histoire il faut faire
dans le basique. Les gentils sont très gentils et un peu cons, les méchants
sont très méchants et très cons. Le trio de méchants est constitué de deux
grandes figures de méchants de l’époque, Claude Rains et Basil Rathbone, auquel
se rajoute le méchant comique, Melville Cooper. Un peu comme dans les cartoons,
le but du jeu est de capturer Robin des Bois, en utilisant des pièges
invraisemblables, dans lesquels Robin se jette à pieds joints, et s’en échappe
d’une façon encore plus invraisemblable (genre dans une baston à un contre
cent, et pas une égratignure). Il y a dans le film tout ce qu’il faut pour
faire du populaire, au sens noble du terme : de l’action, de l’amour, des
trahisons, des rebondissements, pour un résultat couru d’avance … Et tant pis
si rien n’est vraisemblable. Voire pire, tant pis s’il faut réécrire
l’Histoire. L’action est censée se passer alors que Richard Cœur de Lion est
prisonnier à son retour de croisade, et que son frère Jean Sans Terre tente de
se faire proclamer roi d’Angleterre, sur fond de frictions entre Anglais
(descendants des envahisseurs Normands) et Saxons (les populations originelles
de l’île). Dans le film, le retour de Richard précipite le dénouement. Dans les
faits, il est tué en France (siège de Châlus) et Jean sans Terre règnera une
quinzaine d’années… Passons aussi sur les scènes de bataille à l’épée, celles
d’époques étaient le double, et dans le film les acteurs ne frappent pas
d’estoc et de taille, ils font de l’escrime …
Par contre, sur d’autres
points, le réalisme est poussé à l’extrême. Robin de Bois est censé être un
archer d’exception et Flynn est doublé au tir à l’arc par Howard Hill, plus
grand archer de son temps (c’est lui que l’on voit opposé à Robin dans le concours
de tir à l’arc). Plus fort, c’est Hill qui tire sur les figurants (une plaque
en fer surmontée de balsa dans lequel de vraies flèches se plantent est sous
leurs vêtements) … Sacrés risques, ils devaient serrer les fesses, les
figurants …
Grands décors (en carton) et costumes
Il n’y a pas que des scènes de
baston qui en foutent plein les yeux. La scène du sacre de Jean (beaucoup de
figurants en costume d’apparat) est grandiose et réglée au millimètre. Le
prestige du film rejaillira sur son réalisateur. Sauf que si Michael Curtiz
voit son nom écrit en gros, c’est un peu comme pour « Autant en emporte le
vent » l’année suivante, un film auquel plusieurs réalisateurs ont mis la
main à la pâte. Un habitué de la Warner, William Keighley commence le tournage,
prend son temps, lambine, et finit par se faire éjecter au profit de Curtiz.
Qui n’avance pas assez vite, et une partie des scènes d’action sera tournée par
un troisième réalisateur qui n’a pas vu son nom passer à la postérité (un petit
contractuel de la Warner ?). En fait, « Les aventures de Robin des
Bois », beaucoup plus qu’un projet de scénariste et de réalisateur, c’est
un projet de studio avec cahier des charges très écrit préalable…
Résultat au-delà des espérances
(gros succès populaire planétaire à la clé), et film d’un charme et d’une
qualité kitsch remarquables. Sans parler de ses remakes et déclinaisons, un modèle
et une référence pour des décennies de films d’action et d’aventure …
On va commencer par la fin … le
support. Apparemment une version de 2021 d’un Blu-ray plus ancien, distribué
par Studio Canal via Universal. Studio Canal, ils sont souvent coupables de
rondelles bâclées genre service minimum. Cette version du « Lauréat »
est tout bonnement somptueuse. D’après une restauration du film en 4K (c’est
juste du 1K sur le Blu-ray, mais ça suffit, les films vieux de plusieurs
décennies supportent pas toujours très bien la très haute résolution), son 5.1
DTS en V.O… Et au moins six ou sept heures de bonus, dont trois commentaires
intégraux du film (Mike Nichols & Steven Soderbergh, Dustin Hoffman &
Katharine Ross, et un prof de cinéma (?) allemand). Commentaires pas toujours
captivants sur la durée (notamment celui du prof allemand, qui fait du
commentaire audio stricto sensu, nous décrivant ce qu’on voit à l’image, mais
c’est une joie de l’entendre prononcer dans sa langue natale des « Mizzizz
Robinnzzzonn »). Se rajoutent quasi une heure d’interview de Mike Nichols
(sur l’ensemble de sa carrière, mais « Le lauréat » y tient une place
importante), un exposé sur la place du film dans le cinéma des 60’s, des
interventions de personnalités pour qui il a vraiment compté (avec notamment un
Henry Rollins, théoricien du punk hardcore et tous tatouages en avant, qu’on ne
s’attendait pas forcément à retrouver là), un laïus sur la musique dans le film
(par là aussi une Allemande, filmée chez elle devant sa bibliothèque dans
laquelle on voit des milliers de bouquins, mais pas un seul vinyle ou Cd, d’où
une intervention farcie de clichés, d’approximations et d’inexactitudes), le
screen test d’une longue scène entre Hoffman et Ross qu’on ne retrouvera pas
dans le film, des interviews d’acteurs et de gens qui ont participé à
l’élaboration du film, et j’en passe … Le tout intégralement sous-titré en
français, ce qui là aussi est suffisamment rare pour être souligné …
Hoffman, Bancroft & Nichols
« Le Lauréat » c’est
d’abord un bouquin. De Charles Webb, paru en 1962, écrit alors qu’il n’avait
que 21 ans, et inspiré par le milieu étudiant californien dont il faisait
partie. Les droits du bouquin sont quasi immédiatement rachetés par un petit
producteur, Lawrence Turman, qui y met toutes ses économies (1000 dollars). Il
donne le bouquin à lire à son copain Mike Nichols, les deux compères décident d’essayer
de l’adapter au cinéma. Ce sera le premier film de Nichols. Un premier
scénariste, Calder Willinghan bosse sur le projet, rien de bon n’en sort, et
c’est finalement un quasi inconnu, Buck Henry qui reprend le boulot. Contrats
léonins hollywoodiens, c’est Willingham (qui n’y est pour rien) qui voit son
nom cité en premier dans les crédits du film. Buck Henry aura cependant une
contrepartie, c’est lui qui interprète le réceptionniste hilarant du Taft Hotel
dans le film, ce qui lui vaudra d’entamer une carrière intéressante de seconds
rôles et d’écriture de scénarios.
Le réalisateur, c’est donc Mike
Nichols. D’origine allemande (il a fui avec ses parents le régime nazi),
parcours à l’Actor’s Studio, connu des initiés pour son duo comique à succès
avec Elaine May, il se tourne à New York vers la mise en scène théâtrale, où
son boulot est remarqué et reconnu, et c’est un pote de Robert Redford.
D’ailleurs dès que le projet « Le Lauréat » est mis en chantier, le
quatuor d’acteurs envisagé se compose de Robert Redford, Candice Bergen (Benjamin
et Elaine), Ronald Reagan (!) et Doris Day (?) pour les parents Robinson.
Problème, la préparation du film prend trois ans, et entre-temps Nichols va
tourner son premier long-métrage. Pas exactement n’importe lequel, puisqu’il
s’agit de « Qui a peur de Virginia Woolf ? » avec le couple
Burton-Taylor recréant dans un huis-clos les engueulades avinées qui étaient
leur quotidien dans la vraie vie. Pluie d’Oscars et de nominations à la clé, et
donc les choses peuvent s’accélérer pour la mise en chantier du
« Lauréat ».
« Qui a peur … » a
été tourné en noir et blanc. « Le Lauréat » sera aussi en noir et
blanc, mais en couleurs … Je m’explique. Grâce au génie (mot parfois vite utilisé,
mais qui ici prend tout son sens) du directeur photo Robert Surtees, doyen de
l’équipe du film. Des images en couleurs donc mais tout en contrastes
clair/obscur, noir/blanc. Colossal boulot sur les éclairages pour obtenir ces
contrastes, grosse imagination pour les costumes (la mère de Benjamin, jouée
par Elizabeth Wilson, actrice de théâtre, connaissance Nichols, et personnage
le plus drôle du film, est toujours habillée en noir et blanc). Avant toute
autre considération, « Le Lauréat » est un chef-d’œuvre visuel. Un
plan génial toutes les dix minutes, en gros. Les plus remarquables, la caméra
subjective d’un Ben en tenue de plongée à travers son masque, les personnages
filmés dos au soleil quand Ben est dans la piscine, la jambe de Mrs. Robinson
en train de remettre ses bas au premier plan avec Ben au second plan (le visuel
de beaucoup de supports vidéo), l’arrivée de Mrs. Robinson lors du premier
rendez-vous à l’hôtel que l’on voit se refléter dans la table en verre, la même
dans l’entrebâillement de la porte lors de l’aveu de Ben à Elaine, … et le plus
beau de tous, ce plan en légère contre plongée des deux amoureux à l’hôtel avec
cadrage à l’oblique (déjà vu dans « Citizen Kane », et dont Welles
(ab)usera dans « La soif du mal »).
Les belles images, ça flatte
les pupilles, mais si ça donne de belles scènes, c’est encore mieux. De ce
côté-là, ça se bouscule aussi. Ça se bouscule tellement, qu’il n’y a
pratiquement rien à jeter pendant une heure trois-quarts. Certes, Nichols est
un metteur en scène maniaque et les scènes étaient très écrites. On apprend
cependant que quelques-unes parmi les plus mémorables sont dues à des
improvisations. Deux exemples. Quand Benjamin ramène Mrs. Robinson chez elle et
qu’elle commence salement à l’allumer assise au bar, lorsque Benjamin est en
face d’elle mais pas dans l’axe de la caméra, Anne Bancroft pose une jambe sur
un tabouret, dévoilant à Dustin Hoffman ses sous-vêtements, c’était pas dans le
script, et ça n’a fait que rajouter un vrai trouble à celui qu’il jouait.
Retour de manivelle, lors de la première rencontre dans la chambre d’hôtel,
Hoffman n’était pas bon. Au bout de quelques prises, Nichols le prend à part,
et lui dit de se comporter comme la première fois qu’il a touché une fille. Et donc
quand Bancroft enlève son chemisier, il lui pose gauchement la main sur le
sein. Elle est surprise, on le voit une fraction de seconde dans ses yeux, elle
improvise en frottant son chemisier comme si elle enlevait une tache ou de la
poussière. Là Hoffman disjoncte, sent le fou-rire le gagner, tourne le dos et
va se cogner la tête contre un mur pour évacuer le fou-rire. Bancroft croit que
la scène va être coupée, c’est très visible par son relâchement, Hoffman
revient, enchaîne sur le dialogue écrit, et elle le suit. Ce morceau de scène
improvisé a été gardé et ce flottement dans le jeu des deux acteurs bien apparent
participe pourtant à sa réussite.
Esprit d'Orson Welles, sors de ce corps ...
Le casting du
« Lauréat » va se révéler exceptionnel. Il va lancer la carrière de
Dustin Hoffman, choisi sur une intuition inspirée de Nichols et Turman. Hoffman
est un acteur de théâtre new-yorkais qui commence à faire parler de lui. Il
vient de prendre une agent, qui lui conseille de tenter l’audition à Los
Angeles. Il y va sans conviction, ne reçoit pas un bon accueil de Nichols, qui
lui fait cependant faire un bout d’essai avec une autre quasi débutante,
Katharine Ross. Toutes les parties concernées l’avouent, ils sont tous les deux
choisis un peu par défaut, étant jugés moins mauvais que les autres acteurs
castés. Anne Bancroft, l’autre sommet du triangle majeur du film était elle un
des premiers choix des producteurs, et livre une fantastique performance de
garce intégrale. Autre anecdote, l’acteur quasi débutant qui devait jouer Mr.
Robinson avait été choisi depuis quelque temps. Voyant que les débuts du
tournage étaient sans cesse reportés, il a rendu son contrat et est allé
tourner un autre film. Ce choix, vu le succès qu’a rencontré « Le
Lauréat », aurait pu lui être fatal. Il faut croire que pour lui les
planètes étaient bien alignées. Cet acteur c’est Gene Hackmann et le casting
qu’il a rejoint c’est celui de « Bonnie & Clyde » …
De belles images, des scènes
d’anthologie, des acteurs magnifiques, c’est déjà beaucoup. Mais « Le
Lauréat » a connu un immense succès parce qu’il raconte une histoire qui
fait exploser les codes convenus et puritains du cinéma hollywoodien. Avec un
autre film « scandaleux », « Bonnie & Clyde », il va
poser les jalons de ce qu’on appellera par la suite le Nouvel Hollywood, quand
au début des années 70, de nouveaux réalisateurs (Scorsese, Coppola, Spielberg,
…) et de nouveaux acteurs (De Niro, Dunaway, Pacino, Redford, Nicholson,
Streep, …) viendront à leur tour bousculer l’establishment … L’histoire du
« Lauréat » est ancrée dans son époque, ces années soixante où tous
les codes moraux et sociaux établis commencent à voler en éclats. La trame
générale n’est pas forcément originale au cinéma. « Le Lauréat »,
c’est Dustin Hoffman, fils de famille CSP+ comme on dirait aujourd’hui qui
vient brillamment de finir un cycle d’études lui assurant à l’avenir une belle
réussite professionnelle. Lors de la réception donnée en son honneur par ses
parents, il se fait brancher violemment par une de leurs amies, Mrs Robinson,
et va entamer avec elle une liaison purement sexuelle. Jusqu’à ce que la fille
des Robinson, Elaine rentre à la maison quelques semaines plus tard et
impressionne rapidement le puceau maintenant dévergondé. La mère-amante va
devenir jalouse et rivale, et la fille ne va évidemment pas apprécier la
situation.
Le point de départ, l’histoire d’amour
avec une grande différence d’âge n’est pas nouvelle. « Lolita » bien
sûr, mais même le couple Scarlett O’Hara – Rhett Butler dans « Autant en
emporte le vent » avaient labouré avec succès (et scandale) le même
terrain. « Harold et Maude » explorera de façon plus sensible et
poétique le même sujet, et tout le monde s’y mettra par la suite, même en
France (Cayatte avec « Mourir d’aimer » sur l’affaire Gabrielle
Russier, jusqu’au douteux Brisseau avec « Noce blanche »). « Le Lauréat »
ne se contente pas d’un point de départ, il nous montre aussi le cheminement
des personnages. Ce qui pousse Mrs. Robinson a jouer les cougars, l’évolution
de Benjamin qui s’extrait peu à peu de son rôle d’objet et d’esclave sexuel,
l’évolution des relations entre Ben et Elaine, du mépris sordide affiché par le
premier au début, jusqu’à l’enlèvement final … Ce film dans lequel tout est
permis, et surtout ce qui relève de l’interdit bien-pensant s’ancre
parfaitement dans les bouleversements qui secouent la Californie de la seconde
moitié des sixties (les hippies de San Francisco, la drogue, l’amour libre, la
contre-culture surtout musicale, …).
Et bien avant que ça vienne à
l’idée de Mylène la Fermière, la génération désenchantée, elle est dans
« Le Lauréat ». De la seconde scène, plan fixe sur un Dustin Hoffman
raide sinon rigide sur un tapis-roulant d’aéroport pendant que défile le
générique et qu’il y a en fond sonore « The sounds of silence »
(« Hello darkness my old friend, I’ll come to talk with you again
… »), jusqu’à la dernière, avec Hoffman et Ross qui une fois les rires et
l’adrénaline de leur escapade retombés, fixent du fond du bus l’objectif de la
caméra et qu’on voit l’inquiétude poindre dans leur regard. Et la question se
pose : peut-il y avoir une happy end, de l’avenir et de l’espoir dans un
monde dans lequel on se sent étranger ?
Un des rares reproches faits à
Nichols c’est d’avoir zappé voire sous-estimé ces éléments contemporains à son
scénario. Oui et non, le bouquin a été écrit en 62 et adapté fidèlement, mais
Nichols le raccroche à 66-67 avec le personnage du logeur de Benjamin à San
Francisco (extraordinaire second rôle de Norman Fell) et son questionnement
répété et suspicieux à Benjamin pour savoir s’il ne fait pas partie de ces
jeunes étudiants « agitateurs ». Sur le tournage, l’équipe du film s’est
retrouvée en connexion avec l’actualité, les étudiants du campus de Berkeley où
ont été tournées des scènes, se montrant réservés voire hostiles à l’arrivée
des caméras et des acteurs … Et puis Nichols s’est raccroché à l’actualité musicale
de son époque, en confiant l’essentiel de la bande-son à Simon et Garfunkel, on
y reviendra … Autre ratiocination de comptables dénigreurs, l’âge des
protagonistes, précisé dans le bouquin et cité dans le film. Ben a 21 ans
(Hoffman en a 30), Elaine aussi (Ross en a 26), Mrs. Robinson 42 ans (Bancroft
en a 35). Le jeu des acteurs (et aussi le talent des maquilleuses) gomment ces
différences d’âge …
Des cathos aussi ont vu rouge.
La base de l’histoire (une femme mariée qui débauche le fils de ses amis)
n’était pas faite pour leur plaire, mais le final du film les a … crucifiés.
Généralement, dans toutes les comédies romantiques, le mariage est arrêté avant
le « oui » fatidique. Ici, il a été prononcé et le mariage vole en
éclats quelques secondes plus tard. Les forces de la bien-pensance sont
repoussées par Hoffman qui se sert d’une croix comme d’un épée, avant
d’utiliser cette croix pour condamner la porte de l’église et s’enfuir avec la
mariée consentante … ça a fait tousser dans les évêchés … pour l’anecdote, une
autre controverse est purement fortuite. La scène a été tournée dans une vraie
église louée pour l’occasion. D’après le scénario Hoffman devait frapper
violemment la cloison de verre à coups de poing. Le pasteur du cru, resté pour
surveiller le tournage, a pris peur pour son carreau géant, et menacé
d’expulser toute l’équipe si la scène était tournée de cette façon. D’où un
Hoffman obligé de frapper le grand carreau avec les paumes de ses mains, bras
écartés. Ceux qui en avaient envie ont vu un nouveau blasphème dans cette pose
christique, ce qui n’était pour le coup pas prémédité …
Dans la même lignée, on a eu
droit à quelques gloussements des ligues bien-pensantes à cause de l’apparition
de façon subliminale du nombril et des seins d’Anne Bancroft, quand Benjamin la
raccompagne chez elle et qu’elle s’offre à lui. Le scandale a failli être
évité. Anne Bancroft avait refusé d’apparaître seins nus. Nichols dépêcha des
assistants dans des clubs de strip-tease pour trouver une professionnelle
présentant à peu près les mêmes caractéristiques morphologiques. Pas de chance,
la première amenée sur le plateau refusa d’être filmée et il fallut de nouveau
courir les clubs pour en ramener une autre, juste avant que Nichols ne se
décide à abandonner ces plans fugaces. Par contre, aucune remarque concernant
la strip-teaseuse (en fait une étudiante en médecine) qui effectue son
effeuillage façon burlesque et vient faire tourner ses plumes sur les épaules de
Katharine Ross. Le fait qu’une soit dans le film une bourgeoise mère de famille
et l’autre une danseuse de cabaret provoquerait-il chez les ligues de vertu des
réactions différentes ?
« Le Lauréat » est
également novateur dans la façon d’utiliser la musique. Il est présenté comme
le premier film ayant utilisé une majorité de musique pop (donc récente et
contemporaine) dans sa bande son. Je veux bien, si on considère que
« Quatre garçons dans le vent » de Richard Lester n’est pas un film,
ce qui reste malgré tout à démontrer. Mais soit. Dans « Le Lauréat »
les transitions musicales sont signées Dave Grusin que l’on retrouvera souvent
sur les musiques des films de Pollack. Le reste est de Paul Simon (et
Garfunkel). Le duo pop-folk commençait à percer sur la côte Est et en bon
new-yorkais Nichols avait acheté leur disque (il n’apparaît pas très
connaisseur en matière de pop-rock-folk-machin cela dit) « The sound of
silence » qu’il écoutait tous les jours selon ses dires. Il a pris contact
avec la Columbia pour les droits (et un peu avec Paul Simon). La Columbia les
lui a accordés (et même ceux du suivant « Parsley, sage, rosemary &
thyme »), Paul Simon devant même fournir pour l’occasion une chanson
originale. Ce qu’il avait plus ou moins oublié et que Nichols lui a rappelé
lors d’une rencontre de travail. Simon a profité de l’occasion pour quasiment
se débarrasser d’une ébauche de titre (il n’y avait de finalisés qu’une mélodie
et un couplet, pour une durée d’une minute et demie), initialement baptisé
« Mrs Roosevelt » et qu’il a transformé en « Mrs
Robinson ». On entend trois fois ce titre, une fois sifflé, une fois en
instrumental et une fois avec les paroles existantes à ce moment-là. Le succès
du film et la mélodie entêtante du morceau ont conduit Paul Simon à en terminer
l’écriture et c’est devenu un des incontournables du duo …
Après des heures d’avis
d’intervenants sur les bonus, un point reste en suspens. Si les influences du
« Lauréat » sur des films à venir paraissent indiscutables, d’où
vient « Le Lauréat » au niveau cinématographique ? Nichols dit
que son film préféré est « Un tramway nommé Désir », ce qui peut se
comprendre, Nichols vient du théâtre et le film de Kazan est l’adaptation de la
pièce de théâtre, et notamment grâce à Brando, dégage une sensualité voire une
sexualité implicites. Un intervenant nous dit que Nichols aimait la Nouvelle
Vague française. Manque de bol, on a droit à un bout d’interview hallucinant où
Nichols, jusque-là mais également ensuite très calme, modéré, courtois, so
british pourrait-on dire, se lâche contre les critiques français toujours aussi
nuls, parlant de ces « froggies qui n’y comprennent rien ». On
s’explique pas trop ce mépris quasi insultant, quand on sait que les critiques
français, notamment ceux des Cahiers du Cinéma sont devenus des Truffaut ou
Godard … Alors, la Nouvelle Vague et Nichols ? Ben je vais vous donner mon
avis …
Qu’il le reconnaisse pas, que
des gens s’en soient aperçus ou pas, il me semble que « Le Lauréat »
doit pas mal au « Mépris » de Godard. Pour deux raisons. La première est
un détail visuel. La voiture offerte par ses parents à Benjamin pour son
diplôme et qu’on voit dans beaucoup de scènes est un cabriolet Alfa Roméo
Spider rouge. Exactement le même modèle couleur comprise que celui que conduit
Jack Palance dans « le Mépris » … Coïncidence troublante. Mais la
similitude la plus flagrante vient de la plus longue scène du
« Lauréat » située au milieu du film. On y voit dans une chambre
d’hôtel Ben et Mrs. Robinson avoir une longue discussion parfois très tendue où
tous les ressorts psychologiques des personnages sont explorés. On comprend
pourquoi elle l’a branché, les relations inexistantes avec son mari, celles de
quasi haine pour sa fille, et on voit Ben en train de se débarrasser de sa
timidité complexée et de vouloir rompre avec son unique rôle d’objet sexuel. On
passe de disputes et de paroles blessantes échangées en réconciliations, de
faux-départs en vrais retours, d’habillages puis de déshabillages. Si c’est pas
un quasi copier-coller de la scène d’une demi-heure entre Bardot et Piccoli
dans « Le Mépris », je veux bien passer le reste de l’hiver à regarder
l’intégrale des Tuche en boucle …
Happy end ?
Tous ceux qui ont participé au
« Lauréat » seront les stars de l’année 68. Plus dure sera la chute
pour beaucoup. Seul Dustin Hoffman deviendra une énorme star hollywoodienne.
Ross n’aura droit qu’à un autre second rôle populaire (dans « Butch
Cassidy et le Kid ») avant de disparaître du haut des castings, Anne
Bancroft ne retrouvera plus également de succès équivalent. Et Mike Nichols, de
demi-succès publics en critiques pas trop mauvaises (mais jamais en même temps)
aura au terme de ses deux premiers films fini son parcours en haut du
box-office…
Et puisqu’on est entré depuis
longtemps dans la longueur de chronique vraiment déraisonnable, tant qu’à faire,
un mot sur Hoffman et #metoo. Il a été souvent cité comme au mieux ayant eu des
comportements déplacés envers des femmes (actrices ou pas) du milieu du cinéma.
Et les histoires pas toujours drôles le concernant commencent avec « Le
Lauréat ». C’est lui qui le dit dans une interview solo donnée à
l’occasion de la restauration et de la sortie du film en Blu-ray et que l’on
trouve dans les bonus. Il a selon ses termes « pincé » les fesses de
Katharina Ross lors d’une prise, pour selon lui, la motiver pour la scène. Il
reconnaît qu’une fois la prise terminée, elle était folle de rage de ce geste
et le lui a fait savoir sans ménagement. Selon lui, c’est oublié et ils sont
devenus bons amis … Il n’empêche que lorsqu’ils commentent tous les deux le
film (une quarantaine d’années après sa sortie), il lui tient des propos assez équivoques,
proches d’une drague lourdingue, et au son de sa voix, et surtout de ses
silences, on sent que Katharina Ross est loin d’apprécier ses compliments
douteux …
Ceci étant, vous l’aurez
compris, film indispensable …
« California dreaming » est la plus belle
chanson des 60’s (avis ferme, définitif et incontestable) et donc forcément aussi
des décennies suivantes. Alors si elle est dans la B.O. d’un film, j’ai tout de
suite un a priori très favorable, c’est comme ça … Dans « Fish tank »,
on l’entend trois fois. Bon, dans la version de Bobby Womack, qui vaut pas l’originale
des Mamas & Papas, mais qui est très bien tout de même. Et si « California dreaming » était pas
dans la B.O., « Fish tank » serait quand même un putain de grand film
…
Un grand film … ouais, mais je sais même pas si « Fish
tank » est ce que l’on a coutume d’appeler un film. C’est une tranche de
vie. On sait pas vraiment ce qui s’est passé avant, et on n’a pas la moindre
idée de ce qui va se passer après la dernière image. Peu importe …
Andrea Arnold & Katie Jarvis
On voit souvent cité à propos de « Fish tank »
le nom de Ken Loach, le grandmaster du cinéma social anglais. Ce qui n’est pas
stupide. Sauf que dans « Fish tank », y’a pas de message, ni directement,
ni en filigrane … Plus rarement, on évoque le « Rosetta » des
frangins Dardenne. Comparaison pertinente également, surtout si on n’oublie pas
de mentionner Emilie Dequenne. Parce que Emilie Dequenne, pour son premier
rôle, crevait l’écran et portait « Rosetta » à elle seule …
Dans « Fish tank » y’a encore plus fort.
Une parfaite inconnue (repérée par une copine de la réalisatrice alors qu’elle
se disputait avec son copain sur un quai de gare) est l’héroïne du film et
présente dans toutes les scènes, et sur sa seule prestation fait de ce qui
aurait été un film sympa mais un peu plombant un pur bijou. Elle s’appelle Katie
Jarvis, et a totalement disparu des radars une fois le tournage terminé. Elle n’était
pas au Festival de Cannes où « Fish tank » a récolté le Prix du Jury
(elle avait une excuse, elle était enceinte jusqu’aux yeux) et n’est jamais
réapparue devant une caméra. Un cas à peu près unique …
La réalisatrice de « Fish tank » c’est
Andréa Arnold, adepte du cinéma vérité. Par les thèmes abordés, et la façon de
filmer (en extérieurs, y compris dans des logements de 40 m², et caméra à l’épaule).
Heureusement, c’est en couleurs, sinon plus austère tu peux pas … et c’est pas
une tocade de réalisatrice à la recherche d’un coup d’esbroufe. Tout ce que je
connais d’elle (des courts-métrages dont un oscarisé, présents en bonus du Dvd,
et l’excellent « American honey ») font passer la rigueur technique
aux oubliettes.
« Fish tank », c’est quelques semaines de
la vie de Mia, une adolescente d’une quinzaine d’années des quartiers que pudiquement
on appelle défavorisés (ici, ceux de l’Essex, banlieue Nord de Londres). Mia est
une solitaire, ne va plus à l’école, et passe ses journées dans un logement
abandonné à s’entraîner à danser du hip hop, au son de deux minuscules
enceintes reliées à un discman, et vêtue de joggings à capuche Prisu informes. Elle
a tout juste le sens du rythme, et pour ce qui est des figures acrobatiques, c’est
la cata. Mais elle s’obstine, son but c’est de gagner sa vie en dansant … Que
ceux qui s’imaginent voir quelque chose ressemblant à « Fame » ou « Dirty
dancing » sachent qu’ils sont très loin du compte, les vilains petits
canards ne deviennent pas des cygnes gracieux chez Arnold…
Mia a une mère, encore jeune, poivrote et fêtarde, qui
peut se permettre de s’habiller moulant et sexy, et une jeune sœur. Ont-elles
le même père, on en sait rien, y’a plus d’homme à la maison. La majorité des
échanges de ce triangle féminin consiste généralement en une bordée d’insultes.
Alors forcément, un tel milieu, ça t’endurcit, et Mia n’est pas vraiment une
tendre. Quand elle rencontre d’anciennes copines qui la chambrent, c’est à
coups de boule qu’elle met un terme final à l’embrouille … Mia est sauvage,
rebelle. Alors quand elle passe à côté d’un terrain vague où campent des roms
et qu’elle voit une jument à l’air malheureux enchaînée à un bloc de béton,
elle essaie de la libérer. S’enfuit quand les jeunes roms la repèrent. Revient le
lendemain, manque de se faire tabasser voire pire, se fait détrousser. Et revient
encore récupérer son sac et son discman. Et là, elle sympathise (un tout petit
peu) avec un jeune rom.
Jarvis & Fassbender
Ce ne sont pas les occasions de voir du monde qui
lui manquent, à Mia. Mais c’est pas son truc, la vie sociale. Quand des amis et
amies à sa mère viennent dans leur minuscule appart danser, flirter, fumer des
joints et picoler, elle leur pique une bouteille et va se saouler toute seule dans
sa chambre. Mia finit quand même par être intriguée par Connor, le nouveau mec
de sa mère (un superbe Michael Fassbender débordant de sensualité animale, et
seul acteur professionnel du film), commence par lui faire les poches et lui
piquer un peu de fric, avant de l’« accepter ». C’est lors d’une balade
familiale dominicale qu’elle se laissera un peu « apprivoiser »,
Connor lui faisant découvrir sur le lecteur Cd de sa bagnole la version de « California
dreaming » de Bobby Womack. Mia laissera un peu tomber ses rythmiques rap
pour s’entraîner à danser hip hop sur Bobby Womack. Elle s’inscrira à un
casting de danseuses la tête pleine de rêves … A partir de là, ça pourrait,
comme chez à peu près tout le monde, virer conte de fées dance ou love story à
deux balles. Ben pas ici …
Famille dysfonctionnelle ?
Là où réside le talent d’Arnold et de son casting, c’est
d’aller explorer la face dark de cette affaire. Parce que chez ces gens-là,
tout peut partir en vrille à tout instant. Et tout partira en vrille (mais … normalement,
raisonnablement, serait-on tenté de dire, on n’est pas avec « Fish tank »
dans l’excès scénaristique aussi improbable qu’incroyable). Les personnages de « Fish
tank » sont entiers, mais pas des psychopathes. Il y a toujours une
immense justesse plutôt qu’une surenchère lorsque le film flirte avec le
glauque ou le sordide. Mais une fois que beaucoup sont passés au bord de l’abîme,
il n’y a pas non plus de happy end …
Tout juste si on assiste à la fin du film à une scène
fabuleuse, lorsque les chemins de Mia et de sa mère vont se séparer, la mère et
la fille ondulent lentement face à face au rythme de la musique sur fond de
reggae, la seule façon que trouvent ces deux êtres qui semblent se détester de
se montrer réciproquement leur affection, sans échanger le moindre mot…
Des films qui sont peu ou prou basés sur le même
scénario que « Fish tank », il en sort trois par semaine. Mais des
films aussi bons, il en sort pas trois par décennie … Claque monumentale …
Fondamentalement, Clint Eastwood est un réac (par
ses discours, ses prises de position, les personnages qu’il a le plus joués dans
ses films qu’il soit metteur en scène ou pas) … Un réac comme il y en a des dizaines
de millions aux USA… Mais aussi un réac humaniste, ce qui est quand même moins courant.
Et quand les cinéphiles des prochains siècles (à
condition qu’il y ait encore des cinéphiles et des prochains siècles, ce qui n’est
pas garanti) se pencheront sur son œuvre, je vous parie que deux films
reviendront avec obstination comme faisant partie de ses tout meilleurs, à
savoir « Sur la route de Madison » et « Million Dollar Baby ».
Pas forcément représentatifs de sa très longue filmographie, mais deux œuvres qui
te collent une balle entre les yeux et en plein cœur, beaucoup plus sûrement que
si c’était Dirty Harry ou un cowboy taiseux à cigarillo qui tenait le flingue …
Je sais pas ce qu’il avait en tête Eastwood quand il
a tourné « Million Dollar … », mais quelque part il voulait certainement
faire une œuvre testamentaire sur la vie, l’amour, la passion, la mort, l’humanité,
comme « Impitoyable » avait été son western testamentaire. Faire un
testament ne veut pas dire qu’on va mourir à l’instant, ça veut juste dire qu’on
définit ce qu’on va laisser à ceux qui resteront en vie une fois qu’on sera plus
là …
« Million Dollar … » flirte pourtant avec
tous les stéréotypes crispants d’Eastwood et du cinéma grand public (américain,
pléonasme). On y voit l’accomplissement du rêve dans le pays où tous les rêves
sont possibles (en théorie, la pratique est pas aussi simple), on y voit les cœurs
de granit se fendre et saigner dans la plus pure tradition des mélos larmoyants,
on y voit des tranches et des tronches de vie qui font retomber la pression (ou
en rajoutent une couche, au choix). On y voit surtout les déclassés, les
tricards, les sans-grades, tutoyer les étoiles, s’approcher du Soleil avec
leurs rêves, … et retomber durement sur Terre, leurs rêves caramélisés par la
vie, tels des Icare contemporains …
« Million Dollar … » dure quasiment deux
heures et quart. Une heure trois quarts sont prévisibles (en gros, la lente
ascension vers la success story), la dernière demi-heure est un grand coup de massue
sur toutes les certitudes accumulées jusque-là (ben non, il n’y aura pas de
happy end, et il n’y a même pas de end pour deux des trois protagonistes
principaux, on sait pas ce qu’ils vont vraiment devenir).
Freddie & Maggie : de l'ombre ...
La success story du film, Eastwood la construit sur la
boxe. Un bon point, c’est beaucoup mieux que s’il avait choisi le base ball, le
foot américain ou le hockey sur glace, sports très populaires aux States mais totalement
incompréhensibles pour qui n’a pas passé des centaines d’heures au stade, à la
patinoire, ou affalé sur son canapé devant la télé, pack de Bud à portée de main … la boxe, je
sais pas si c’est un noble art, mais les règles du jeu sont pas très
compliquées, c’est celui qui prend sur la gueule qui a perdu, c’est un concept
universel …
Question que l’on peut se poser, « Million
Dollar … » est-il (entre autres) une forme de réponse à la série des Rocky,
une réponse d’Eastwood à Stallone, et l’image qu’ils ont souvent donnée dans
leurs filmographies respectives, celles de castagneurs machos et asociaux
invincibles … « Million Dollar … » ne met pas en scène un boxeur,
mais une boxeuse.
Cette boxeuse, Maggie Fitzgerald, est joué par
Hilary Swank, certes oscarisée en 2000 pour « Boys don’t cry », mais
relativement peu connue du « grand public ». Sous la direction d’Eastwood,
elle trouvera là le rôle de sa vie. Maggie est issue d’une famille de cas
sociaux rednecks du Missouri. Elle les a laissé tomber pour accomplir son rêve
et son obsession à Los Angeles, devenir boxeuse professionnelle, alors qu’elle
a déjà la trentaine. Elle est serveuse dans un boui-boui, cherche un entraîneur.
Elle a choisi un vieux de la vieille, Frankie Dunn (Clint Eastwood),
propriétaire d’une salle de boxe miteuse, un solitaire asocial et intransigeant,
aux méthodes à l’ancienne. La seule personne avec qui Dunn se montre à peu près
humain, et qui l’assiste dans sa salle, c’est un vieux boxeur noir amoché
(aveugle d’un œil), Eddie (Morgan Freeman). Dunn n’est pas un cador de la
profession, ni un homme d’affaires (son meilleur boxeur le quitte pour un
manager ambitieux). Par contre, c’est un génie du rafistolage de museau, qui
sait entre deux rounds comment on arrête une hémorragie, comment on remet en
place un nez pulvérisé, comment on cautérise une plaie ouverte … on apprendra
dans le film comment ses talents lui ont fait « adopter » Eddie dans
sa salle de boxe.
... à la lumière ...
Evidemment, il fout à dix mètres Maggie quand elle
lui demande de devenir son entraîneur. Son définitif et lapidaire « J’entraîne
pas les filles » avec le regard hautain et méprisant qui l’accompagne suffit
à ce moment-là à camper le personnage. Tout aussi évidemment, comme « Million
Dollar Baby » est au début une succes story, la Maggie va venir au club
(aidée par Eddie), s’entraîner seule dans son coin, pour finalement retenir l’attention
du boss et entamer avec lui une fulgurante ascension vers le Championnat du
Monde. Coïncidence certainement voulue, il y a un parallèle sportif entre la
Maggie du film et Mike Tyson. Tous deux détruisent leurs adversaires au bout de
quelques secondes, ont l’instinct et la mentalité d’un tueur sur un ring. Pour les
deux, même si elle ne se produit pas de la même façon, la chute sera encore
plus brutale que l’ascension … ça c’est pour le film sur la boxe.
« Million Dollar Baby » ne s’arrête pas là.
Les personnages et leurs relations sont fouillées dans ce triangle (enfin, un
triangle à deux et demi, Morgan Freeman, bien qu’excellent, n’a qu’un second
rôle).
Maggie, c’est la bonne fille de la cambrousse.
Capable de réactions exubérantes enfantines (elle ne cache pas sa joie, fait
parfois des caprices genre aller à Las Vegas en avion et en revenir en voiture),
totalement obnubilée par la boxe (elle travaille son jeu de jambes même quand
elle sert au resto), et souhaitant faire le bonheur de sa famille de bras
cassés une fois les dollars arrivés. Voir son obèse abrutie de mère lui faire une
scène parce que la maison qu’elle vient de lui offrir (la plus belle du
quartier) n’est pas meublée. Voir cette galerie de tronches de rednecks dégénérés
se pointer avec un avocat à l’hosto pour tenter de récupérer tout le pognon de
Maggie au cas où elle ne s’en tirerait pas …
Premier passage à l'hosto ...
Frankie, lui aussi, vit pour la boxe et peu de la
boxe. Son club est assez pourri, sale, mal éclairé (à ce sujet, superbe photo,
tous les personnages évoluent le plus souvent dans la pénombre, même quand ils
sont dans une immense arena de boxe de Las Vegas). C’est un type qui une morale
(parfois élastique, il achète des sparring partners pour Maggie, à un moment où
plus personne ne veut boxer contre cette killeuse expéditive des rings), et une
stratégie sportive simple : laisser longtemps mariner les boxeurs dans
leurs rêves de titres, pour en faire des frustrés avec des envies de se
surpasser chaque fois qu’ils montent sur le ring. Et puis Frankie n’est pas qu’un
entraîneur de boxe. Il a eu une vie à côté. Il a été marié (il me semble que sa
femme est morte) et il a une fille à laquelle il écrit chaque semaine avant de
voir revenir quelques jours plus tard ses lettres non distribuées. Frankie a
aussi de la religion, mais les épreuves de sa vie l’en ont un peu éloigné, il
se contente de harceler le jeune pasteur du coin de questions embarrassantes (« et
si on parlait de l’Immaculée Conception », ce genre). La religion, il y
reviendra, les larmes aux yeux, pour rencontrer son petit pasteur, au moment où
il sera question de vie et/ou de mort. Et Frankie a un péché mignon, il adore
les tartes au citron. Et c’est (peut-être) dans une petite bicoque qui en
fabrique d’excellentes et que lui a enseigné Maggie qu’il finira … Maggie
profitera de l’absence de la fille de Frankie pour la remplacer, elle bénéficiera
de ce que les psychologues du dimanche appellent un transfert. Transfert ambigu,
on sent fugacement le vieux Frankie hésiter entre amour platonique filial et amour
tout court. Et ce Frankie bourru et asocial (le prototype du gars qu’Eastwood
incarnera de façon exacerbée dans le ridicule « Gran Torino ») va se
muer en chien fidèle de Maggie une fois que les choses auront très mal tourné
pour elle … Et pas du tout innocemment, Frankie (à ce moment-là, il ne faire
guère de doute que l’acteur et son double derrière la caméra se confondent) va
se retrouver face à la problématique de l’euthanasie (la mort est une
thématique récurrente de la carrière d’Eastwood, parce que ses personnages la
donnent ou y sont confrontés), et ne va pas traiter la chose de façon
elliptique, tout sera clair …
« Million Dollar Baby » est adapté d’une
nouvelle du même titre, et le scénario est l’œuvre de Paul Haggis, un type qui
sait donner de l’épaisseur à ses personnages (voir son très bon « Collision »
en tant que réalisateur). Les récompenses vont pleuvoir sur « Million
Dollar Baby ». Quatre Oscars (meilleur film, meilleur réalisateur,
meilleure actrice, meilleur second rôle pour Morgan Freeman). Et un César
(meilleur film étranger) alors que notre institution franchouillarde du cinéma n’est
pas réputée briller par son bon goût.
Imaginez aller voir un film où
le héros serait un péquenot accompagné de son moutard qui passerait son temps à
chercher dans Rome une putain de bicyclette qu’il s’est fait piquer … à l’heure
où tout ce qu’on vous montre c’est des super-héros qui essayent de sauver
l’humanité et la galaxie en luttant de tous leurs super-pouvoirs contre les
forces du Mal, aidés de gadgets qui feraient passer les iPhone 12S à 1500 euros
pour des silexpréhistoriques … Bon, ça
c’était il y a déjà une éternité, quand on pouvait aller au cinéma, dans le
monde d’avant … alors que le monde de maintenant et celui d’après, ils sont ou
seront pires que celui d’avant … Eh oh les super-héros, vous foutez quoi? On
aurait bien besoin que vous fassiez quelque chose, là, tout de suite, y’a tout
qui part en sucette, vous voyez pas ?
De Sica et ses acteurs
Autant dire qu’avec « Le
voleur de bicyclette », on est vraiment dans un autre monde. Un monde où l’on
n’avait pas besoin de millions de dollars et de technologie high-tech pour
faire un film. Et si vous voulez mon avis, c’était vraiment mieux avant … parce
que « Le voleur … » c’est un des plus grands et des plus beaux films
de tous les temps (y’a pas que moi qui le dit, y’a aussi Woody Allen, et il
doit y en avoir quelques autres aussi qui pensent la même chose).
« Le voleur … » c’est
tourné dans Rome en 1948. Dans une ville sinistrée par des années de fascisme
et de guerre. Une ville qu’il faut reconstruire et agrandir, parce que la
misère elle est encore pire partout ailleurs dans l’Italie, et que les gens
viennent essayer de (sur)vivre, habiter, et si possible de travailler dans la
capitale. Le film commence d’ailleurs par une scène où des dizaines de types
attendent le matin pour voir s’il n’y aurait pas du boulot pour eux, devant une
sorte de bâtiment d’aide sociale ou de Pôle Emploi. Parmi eux, Ricci, qui se
tient à l’écart, et n’y croit plus. Mais voilà qu’on l’appelle, y’a du travail
pour lui. Il est embauché pour coller des affiches. Seule condition à remplir,
il lui faut un vélo. Et à le voir hésiter, on devine qu’il y a un problème, il
finit par avouer qu’il a bien une bécane, mais elle est gagée, mais promis, il
aura un vélo le lendemain pour aller bosser …
Et le décor est posé. Dans ces
terrains vagues qui s’urbanisent à marches forcées, on est au cœur de l’Italie
d’en bas. On a appelé ça le néo-réalisme, une façon de faire du cinéma sans
pognon et sans acteurs (tout le casting est composé de non-professionnels) avec
juste une caméra qui tourne (en extérieur, pas les moyens de créer des décors
dans un studio, d’ailleurs il n’y en avait plus, la Cinecitta étant devenue un
camp de déplacés ou de déportés). Une technique et une philosophie artistiques
héritées du cinéma russe des années 20. Le côté propagande du régime en place
en moins côté italien, même si les deux « stars » du néo-réalisme
(Rossellini et De Sica) ont entretenu durant leurs premiers tours de manivelle
des rapports assez ambigus avec Mussolini et sa clique fasciste. Et même si au
final, un des films dont « Le voleur … » est le plus proche, ce
serait « Les raisins de la colère » de John Ford.
Searching in the rain ...
« Le voleur … » c’est
en même temps un film qui raconte une histoire (une journée dans la vie d’un
Romain à la recherche de sa bécane), mais c’est aussi un formidable
document(aire) sur l’Italie de l’immédiate après-guerre. Qui en dit plus en 86
minutes chrono sur l’état d’un pays et sa société que le tocard franchouillard
Pernaut, ce héros (?) de l’information télévisée en a dit en plus de trente ans
de JT. On visite cette banlieue romaine où commencent à s’aligner de nouvelles
constructions (des barres HLM) plus ou moins finies (les bâtiments sont neufs,
mais l’eau potable tu fais la queue pour en avoir à une pompe au pied des
immeubles). On voit un pays qui se libère du joug du fascisme (les caves où se
côtoient répétitions des « artistes » du quartier, et réunions
syndicales, des communistes forcément). On y voit ces intérieurs de logements
sans meubles, le crédit municipal où s’amoncellent (ces vertigineuses piles de
draps et de linge) ce que toutes ces familles pauvres viennent gager pour avoir
en échange quelques billets grands comme des feuilles A4 qui leur permettront
de payer le loyer et de manger quelques jours, ces églises délabrées où contre
une messe, le Secours Catholique te donne une gamelle de nourriture (cette
lutte d’influence entre cocos et bigots pour la mainmise morale sur le peuple).
On y voit tous ces petits trafics en tout genre qui permettent de profiter de
la misère de ses semblables (la file d’attente dans la cuisine de la voyante,
ces amoncellements de vélos entiers ou en pièces détachées sur des marchés très
tôt le matin où quelques aigrefins viennent vendre des engins qu’aujourd’hui on
dirait tombés du camion). On y voit ce peuple qui va s’entasser dans les stades
pour nourrir une véritable dévotion aux équipes de foot (c’est aux abords du
stade où s’affrontent Rome et Modène que va se conclure l’histoire). On y voit
ces policiers et ces gendarmes qui se foutent de tous les petits larcins dont
on vient se plaindre (en gros dis-nous le si tu la retrouve ta putain de
bicyclette, nous on va pas la chercher), qui font semblant de faire leur boulot
(la « perquisition » chez la mère du voleur). On voit aussi ceux qui
sont en train de monter à toute blinde l’ascenseur social (les grosses dondons
bourges et leur progéniture tête à claques au restaurant), et une parenthèse
assez hallucinante et prémonitoire de plein de hashtags d’aujourd’hui, cet
élégant gommeux qui propose une glace au fils de Ricci sur le marché aux
bécanes à condition qu’il le suive discrètement (pour le kidnapper ? pour
le sauter ?).
On trouve aussi dans « Le
voleur … » une étude poussée de caractère du cocon familial. La femme de
Ricci n’apparaît qu’au début, mais on devine que c’est elle qui porte la
culotte, qui est énergique, qui agit (la vente des draps pour racheter le gage
sur le vélo). Dans le reste du film, on voit les rapports qui se nouent entre
le père et le fils. Ce dernier d’abord traité comme une aide, puis comme un
poids mort, avant une crise d’amour paternel qui fait lâcher à Ricci ses
derniers billets pour l’amener au restaurant, une fois qu’il l’a cru noyé. Et
le dernier plan les voit partir main dans la main après une journée fertile en
émotions et rebondissements.
« Le voleur … »
(encore une fois, traduction hasardeuse, c’est « Les voleurs … » en
V.O. et c’est beaucoup plus en relation avec la réalité du scénario), c’est une
sorte de bicyle-movie avec courses-poursuites désespérées (l’obscur objet du
désir à portée de main, ça se joue à quelques mètres, et puis ça bascule).
Evidemment, on est assez loin des scènes d’ouverture des Indiana Jones, mais il
y a toujours en filigrane cette quête du Graal à deux roues, qui va permettre
de survivre, puis de vivre et pourquoi pas de s’élever dans la société (ces
alignements de chiffres sur la nappe du restaurant, comme un mirage là aussi de
la « fortune » à portée de main si on arrive à retrouver cette foutue
bécane).
A la marge, on trouve aussi
dans « Le voleur … » un hommage au cinéma. Quoi de plus normal de la
part de De Sica, véritable stakhanoviste du septième art, en tant que
scénariste, réalisateur et même acteur (il a tourné dans des dizaines de films).
Le boulot de Ricci, c’est coller une affiche de film sur les murs. C’est celle
de Rita Hayworth dans « Gilda », déclaration d’amour du metteur en
scène italien fauché au cinéma hollywoodien. Lequel le lui rendra, décernant à
De Sica l’Oscar du meilleur film étranger pour « Le voleur … ».
Sergio Leone face à Ricci
Enfin, on peut signaler qu’il y
a non crédité au générique dans « Le voleur … », un des ténors à
venir du cinéma italien, Sergio Leone, même pas vingt ans à cette époque. Il a
participé au scénario et fait de la figuration.
« Le voleur … »,
c’est le genre de très grand film construit sur des petits riens et des gens
ordinaires. Il y en a quelques-uns, et pas des moindres (Sautet et Ken Loach
sont les deux premiers noms qui me viennent à l’esprit) qui passeront leur vie
à filmer des gens ordinaires et à nous les rendre intéressants, voire
captivants. Sans jamais faire aussi bien que De Sica avec « Le voleur de
bicyclette ».