Pfff … tu nous causes encore d’une vieille rondelle
des Stones ? ‘tain, comme s’il y avait pas des trucs intéressants qui
sortent ces jours-ci, comme euh … attends, y’en a plein des super trucs récents,
comme … bof, tout compte fait, allons-y pour un disque des Stones …
Donc, à l’usage des jeunes générations, les Stones,
Rolling de leur prénom, étaient un orchestre de jeunes anglais au début de la
sixième décennie du siècle dernier. Orchestre qui eut un certain succès dès ses
débuts et qui a compris, dès le départ, que recycler plein de vieux machins de
nègres américains c’était bien, remplir des salles de concert londoniennes de
fillettes en extase, c’était bien aussi, mais qu’il y avait un truc, tout rond,
tout noir, qui s’appelait un disque vinyle, et que si on en vendait à plein de
gens, eh bien on gagnerait plein de fric …
Bon, je suis pas en train de dire que les Stones
étaient un groupe qui louchait vers le commercial, juste qu’eux (ou plutôt à
cette époque-là ceux qui géraient ou accompagnaient leur carrière) ont vite
entrevu l’importance de l’aspect commercial, parce qu’on était dans un monde
aux infinies possibilités, mais qui restaient à inventer. Cas le plus marquant,
Elvis le pas encore bouffi et le Colonel Parker, du commerce façon rouleau
compresseur. Cas qui montrait que du pognon de dingue comme dirait l’autre
tanche, te tombait dans les poches rien qu’en s’intéressant qu’au marché américain
(par la force des choses, voir la bio du Colonel).
Les Stones avaient un manager, et pas un mauvais,
Andrew Loog Oldham. Qui grâce à une communication maline (« laisseriez-vous
votre fille sortir avec un Rolling Stone ? »), avait démarqué ses
poulains du reste du troupeau anglais. Les Rolling Stones étaient les mauvais
garçons, comparés aux gentils Beatles. Et même si l’histoire a démontré que les
Beatles avaient beaucoup plus « vécu » (les concerts dans les boîtes
de strip-tease de Hambourg, ça forme le caractère, mais pas que …) alors que
les Stones n’avaient pas commencé d’enregistrer. Les Stones étaient le groupe
transgressif, agressif, méchant, le son bordélique de leurs disques renforçant leur
aspect bad boys. De plus avec leur leader l’angelot blond Brian Jones et leur
chanteur Mick Jagger, ils remportaient haut la main le trophée des beaux gosses
photogéniques. Enterrés tous les groupes jouant dans le même registre, tous ces
Animals, Pretty Things, Them, Kinks, Who, … pourtant pas moins sauvages
musicalement, et vulgairement débraillés pour leur époque.
Une fois les jalons et la suprématie posés dans la
perfide Albion, les Stones, à l’instar des Beatles, sont partis à l’attaque du
juteux marché américain. Dont les paramètres ne sont pas ceux de l’Europe. Coup
de bol, autant Beatles que Stones n’avaient dans leur genre musical au début
des 60’s, soit pas de concurrents (Beatles), soit pas d’équivalent (Stones). Les
Beatles inventaient un idiome (la pop), les Stones, reprenaient l’affaire côtés
blues et rock’n’roll sur un champ de ruines désertiques. Tous les bluesmen
historiques qui les avaient inspirés, tous les pionniers du rock, étaient soit
déjà morts, soit retirés des affaires, soit pas au mieux. Et bien que les
sources de leur musique soient noires, les Stones allaient évidemment viser le
marché des jeunes blancs. Il fallait pour cela mettre sur pied communication et
logistique, en gros dégotter leur Colonel Parker. L’homme des Rolling Stones
aux USA sera Allen Klein, au moins aussi bon vendeur de ses artistes et aussi bon
escroc que le Colonel. C’est Allen Klein qui va hériter de ce « Rolling
Stones, now ! ».
Pour ne rien simplifier, les disques américains des Stones
sont différents des disques anglais. Pour plusieurs raisons. Le format roi du
vinyle de l’époque, c’est le 45 tours quatre titres. Quand on en a sorti trois,
on les met à la suite et ça donne un trente-trois tours. Toutes ces rondelles,
il faut en assurer la promo. Et à cette époque-là, y’avait pas internet pour
permettre le don d’ubiquité, fallait décaler les dates de sortie Europe-US,
pour pouvoir faire partout le service après-vente. Sauf qu’entre-temps,
d’autres titres étaient sortis et les nouveautés étaient bien évidemment
prioritaires sur les 33 T. D’où des disques qui ne portent pas le même nom et
n’ont pas exactement les mêmes titres sur un continent ou l’autre … « …
Now ! », c’est le petit frère américain de « Rolling Stones N°2 »
en Europe.
Les deux disques ont sept titres en commun, et côté
hits, « …Now ! » fait l’impasse sur « Time is on my side »
pour inclure son quasi siamois « Heart of Stone » (qui plus est, les
deux font partie des rares titres signés Jagger -Richards, parce qu’il faut
penser en termes de vente mais aussi en retombées de droits d’auteur).
Comme tous les disques de leurs débuts, les reprises
sont majoritaires. Et « … Now ! » commence par « Everybody
needs somebody to love », le classique de Solomon Burke, alors référence
ultime de Jagger pour le chant et le jeu de scène (il y aura ensuite James
Brown et Tina Turner, avant que le Mick s’émancipe et fasse du Jagger depuis
plus de cinquante ans). Version plus enlevée, plus « blanche » que
l’original (mais moins accrocheuse que celle des Blues Brothers). Les Stones de
la fin 64 sont surtout un groupe de reprises, livrent des versions
brouillonnes, à l’arrache, dans une bouillasse sonore caractéristique. C’est cette
approximation (renforcée par un mixage volontairement « sale ») qui
sera leur marque de fabrique pendant des décennies.
Octobre 64, Ed Sullivan Show, 1ère télé américaine
Ils reprennent dans « … Now ! » du
Chuck Berry (« You can’t catch me ») et leur version contraste avec la
netteté des enregistrements originaux du grand Chuck. De toutes façons, même
s’ils le reprennent pas directement, ils ne manquent pas de s’en inspirer.
Surtout Keith Richards pour ses parties de guitare (d’où la fameuse anecdote du
bourre-pif reçu par l’Anglais lors de leur première rencontre). Le même
traitement sonore est réservé à une reprise du « Mona » de Bo Diddley,
avec le si caractéristique Diddley beat noyé sous les couches « sales »
de guitares. Les Stones peuvent remonter encore plus loin dans le temps en
reprenant « Down the road apiece » qui fut un Top Ten (américain, of
course) dans les années 40. A contrario, ils peuvent reprendre des choses
toutes récentes, ici le « Pain in my heart » un des premiers titres
du débutant Otis Redding. C’est pas la peine d’en rajouter, mais ça va mieux en
le disant, Jagger n’a pas le coffre soul du grand Otis. Last but not least, on
a aussi droit à la cover d’un des classiques du blues, le « Little red
rooster » de Willie Dixon popularisé par Howlin Wolf, ici plus up-tempo et
sans l’aspect sépulcral de la voix du Loup.
A côté de ça, les compos originales de Jagger /
Richards font un peu piètre figure, hormis le « Heart of stone » déjà
évoqué. Ces « What a shame », « Off the hook » et « Surprise,
surprise », sont loin de faire partie de ce que les futurs Glimmer Twins ont
écrit de mieux. Mais c’est en se forçant à écrire (bien aidés par la pression
que leur mettait en permanence Andrew Loog Oldham), qu’ils finiront par trouver
leur voie et l’originalité de leur démarche. Même pas six mois après ce « Rolling
Stones Now ! » sortira « Satisfaction » et leur histoire et
celle du rock prendra une tout autre tournure.
En attendant, « Rolling Stones Now ! » nous
montre un groupe ambitieux, cherchant la reconnaissance des deux côtés de l’Atlantique.
Intéressant mais pas indispensable …
Le Groupe, l’Orchestre … Traduisez ça comme vous voulez
en français, en aucun cas ça va sonner flashy ou sexy … un des patronymes les
plus neuneus de la longue aventure du wockandwoll. Pour tout arranger, une des
pochettes les plus moches de l’histoire du vinyle. Monochrome vaguement sépia, pas
de titre, juste « The Band » au milieu en haut, et une photo des
types en bas. Et je vous assure c’est bien eux en 1969, ils se sont pas
déguisés, ils étaient vraiment comme ça, avec leur look de Mormons du XIXème
siècle, voire de méchant de Tintin (Garth Hudson, le plus barbu du lot, de
toutes façons ils sont tous barbus ou moustachus). Pour ne rien arranger, ils sont
même pas des U.S.A. (à part Levon Helm, le barbu blond), mais Canadiens, et on
sait bien que les Ricains, ils peuvent être bien ouverts d’esprit, mais
poussent généralement pas cette ouverture jusqu’à faire entrer dans leur
Panthéon des étrangers … et pour finir, The Band a eu droit à une épitaphe cinématographique
(pourtant signée par un fan et un pote – de défonce – de Robertson, Martin
Scorsese), aussi longue qu’indigeste, pleine d’amis guère concernés invités,
« The last waltz » …
Ceci posé, il n’en reste pas moins que cette rondelle
sans titre est une des meilleures et des plus cruciales de tous les temps. Et comme
dirait Macron, je vais vous le démontrer, et interdit de ne pas être de mon
avis …
Faut commencer par remonter dans le temps. Les types du
Band ne sont pas nés de la dernière pluie quand ils font paraître ce disque,
leur second, à l’automne 69. Les Canadiens du lot ont commencé par accompagner un
expatrié américain, Ronnie Hawkins (dont il n’est pas stupide de ne rien
savoir) sous le nom de The Hawks (déjà un nom très imaginatif, Hawkins – The
Hawks). Cela leur permit de se faire remarquer par Bob Dylan qui en prit une
paire en studio, puis tout le reste par copinage. C’est dans le foutoir
qu’étaient les séances studio de Dylan qu’ils rencontreront Levon Helm, et
l’accompagneront notamment sur la fameuse tournée « électrique » de
65-66. Ils le suivront dans sa convalescence après l’accident de moto du côté
de Woodstock, où ils emménageront communautairement dans une ferme, Big Pink.
Les types retranchés dans cette ferme (les Hawks + Helm) deviendront The Band,
jammeront avec Dylan (les « Basement Tapes » parues en 75), et
commenceront à enregistrer leur propre disque.
Leur premier, « Music from the Big Pink », sera sous
forte influence Dylan (trois titres écrits ou co-écrits par le Maître) plus un
single, « The Weight » devenu d’autant plus culte qu’il sera intégré au
soundtrack du road movie hippie « Easy Rider ». Un bon disque, voire
plus, mais rien de comparable à « The Band ».
Le principal pourvoyeur de titres est le guitariste Robbie
Robertson. Parenthèse. C’est lui qui est crédité des douze titres du disque, ne
partageant les crédits que sur quatre (trois avec Richard Manuel, un avec Levon
Helm). Aux dires des autres protagonistes, la réalité ne serait pas aussi
simple, si Robertson amenait bien l’ossature des morceaux, tout le monde
participait à l’écriture. Et donc fatalement, une fois les liens humains quelque
peu distendus (assez vite, vers 73-74), les rancœurs et inimitiés sur fond de
droits d’auteur vont apparaître, entraîner la dissolution du groupe et de
nombreuses tensions lors des tentatives (plutôt bien foirées artistiquement) de
reformations. Fin de la parenthèse. Et si on sait pas trop qui a écrit quoi,
c’est un peu la même énigme sur qui joue quoi (ils sont à peu près tous
multi-instrumentistes et laissent volontiers leur instrument de prédilection à
un collègue). Ils chantent aussi (ou font des chœurs) tous, mais là, c’est un
peu plus facile à identifier (Manuel, Helm et Danko se partagent à peu près équitablement
les voix lead).
S’il fallait définir rapidement « The Band », et
pour prendre un point de repère archi-connu, il convient de citer « Déjà
Vu » de Crosby, Stills, Nash & Young paru l’année suivante.
« Déjà Vu » est un classique incontestable et indépassable.
« The Band » est aussi bon, mais va plus loin dans le passé, ne se
contentant pas de raccrocher la culture hippie aux racines folk et country. Le
Band va y rajouter des sources d’inspiration beaucoup plus antiques, qui
remontent à la musique que jouaient les premiers colons non hispaniques du
continent. Le Band, c’est pas des types nés vieux qui jouent de la musique pour
des vieux, c’est des types nés vieux qui jouent de la musique pour des morts
depuis des siècles … Le premier disque de synthèse de toutes les musiques nées
sur le continent américain, ce genre passéiste et nostalgique qu’on appellera
vingt ans plus tard americana c’est celui-là.
« The Band » est un disque rustique,
campagnard. Même s’il a été écrit dans la cambrousse de l’Etat de New York, le
disque a été enregistré dans une villa d’Hollywood, ayant eu comme locataires
ou propriétaires Sammy Davis et Judy Garland, pas les plus sobres du show-biz. En
cela la tradition a perduré avec le Band, qui derrière leur look de prêcheurs
baptistes d’un autre siècle, étaient de furieux alcoolos et toxicos.
Le disque commence par un contre-pied, un titre léger,
joyeux et festif (« Across the great divide ») qui tranche avec
l’aspect tristos de ses auteurs et de la pochette. « Across … » comme
à peu près tout ce qui va suivre, est un foutoir total, où le groupe a jeté des
bribes de rock, de folk, de funk, de country. Quiconque s’essaie à ce genre de
mix finit généralement avec une bouillasse inaudible. Sauf que les types du
Band sont des musiciens accomplis et « sérieux » (Hawkins, mais
surtout Dylan ne toléraient pas les médiocres et étaient des chefs d’orchestre,
savaient ce qu’ils voulaient et attendaient de chacun). Tous les titres de
« The Band » sont évidents, on a l’impression de les avoir entendus
mille fois, alors que ce sont tous des compositions originales. « Rag mama
rag » arrive ensuite, c’est comme son titre l’indique basé sur du ragtime,
cet ancêtre du jazz, tout juste actualisé par un accompagnement électrique
discret. Titre « difficile » pour l’époque (et ne parlons pas
d’aujourd’hui), qui fut étrangement choisi comme single, à croire que les gens
de Capitol, qui finançaient la rondelle, voulaient pas gagner d’argent avec …
Cette doublette introductive est d’un très bon niveau,
mais pas de quoi sauter au plafond non plus. Et là, tout à coup, sans crier
gare, le Band va aligner à la suite une demi-douzaine de titres stupéfiants,
parfaits … « The night they drove Old Dixie down » a été perçue comme la
chanson « engagée » du Band. Ouais … sauf qu’au lieu de parler comme
tout le monde à l’époque de la guerre du Vietnam, elle met en scène un soldat
sudiste lors de la fin de la Guerre de Sécession, qui en même temps que la
défaite voyait la fin d’un monde, de son monde. Chantée par un Américain du Sud
et fier de l’être (Levon Helm), certains ont voulu y voir ce qui n’y était pas
(un regret des « valeurs » sudistes, notamment l’esclavagisme). Rarement
mélancolie et tristesse de la musique ont été aussi raccords avec les paroles. « When
you’re awake » semble tout bancal, tout de guingois, hésitant, se mettant
progressiveemnt en place. Mélodie géniale que n’aurait pas renié un McCartney
de la même époque … « Up on cripple creek », un mid-tempo pépère,
déconcertant de simplicité, avec un affolant gimmick d’un prototype de clavinet
(cf « Superstition » de Stevie Wonder). Ce titre, bien qu’imparable,
ne fera qu’une modeste carrière en single (25 au Billboard). « Whispering
pines » clôture la première face vinyle. C’est la ballade sixties en
apesanteur, dans la lignée de « Nights in white satin » et « A
whiter shade of pale », le côté légèrement pompier des Moody Blues et de Procol
Harum en moins. La voix lead aigue est celle de Richard Manuel, tout comme dans
« Jemina surrender » chanson triste et nostalgique (les forêts de
conifères du Canada) qui louche vers le country & western. « Rockin’
chair » conclut cet enchaînement de titres parfaits, c’est du country folk
qui aurait pu figurer sans problème chez C, S, N &Y …
Les quatre derniers titres ne sont pas fabuleux, ils sont
juste excellents. « Look out Cleveland » est un rock’n’roll hurlé par
Rick Danko, à mi-chemin entre ceux des pionniers et ceux qui sont en train d’être
revisités par les premiers groupes de hard à grands coups de Gibson reliées aux
amplis Marshall. « Jawbone », parce qu’il en faut toujours un, on
dira que c’est le maillon faible de la rondelle, malgré l’originalité du mix
sonore entre pop et rhythm’n’blues. « The unfaithful servant », c’est
le morceau ensoleillé du disque (écrit par Robertson à Hawaï, ça sent les
vacances), chez lequel certains musicologues ont décelé l’influence du jazz de
Bill Evans (si les musicologues le disent, amen …). Last but not least, « King
Harvest » (has surely come) » est une ruade rock & soul, le seul
titre où Robbie Robertson balance des accords et des solos de guitare stridents.
Le titre serait inspiré d’un obscur machin des débuts de Stevie Wonder, du
temps où la Motown mettait en avant son petit prodige Little Stevie.
Dylan & The Band Isle of Wight 1969
« The Band » ne va pas vraiment conquérir les foules.
A sa parution, le groupe vient de jouer en voisin à Woodstock dans l’indifférence
générale, tous les hippies présents croyant dur comme fer qu’ils assisteraient à
un concert de Dylan accompagné du Band. Evidemment, Dylan, en roi de la pirouette
inattendue, n’est pas venu … La suite sera une lente et sûre dégringolade jusqu’au
concert d’adieu de 76, pour la dispensable dernière valse …
Forcément, ce disque hors de son temps sera réhabilité et
plus tard considéré comme une pierre angulaire du rock américain. Une sorte de disque
maudit, que tout le monde cite, mais que peu ont un jour écouté ou acheté …
Belle réédition en 2000, avec un inédit, plus des
versions alternatives des meilleurs titres.
Bon, voilà on a fait le tour. On fait quoi, maintenant ?
Ben on se repasse le disque, encore et encore …
« L’Hirondelle d’Or » est sorti
en 2004 en France, soit trente huit ans après sa sortie asiatique … il y aurait
des feuillets entiers à écrire pour disserter sur ce décalage temporel.
D’autant plus qu’on n’a pas là un quelconque film au succès confidentiel en son
temps. Je vous fais grâce de son titre original, mais sous son intitulé
« international » lors de sa sortie « Come drink with me »,
il fut le plus gros succès asiatique du box office 1966.
King Hu
Le film est sorti sous les
couleurs de Hong Kong. Donc fatalement il y a du Shaw là-dessous. Et même du
Run Run Shaw, le plus connu des quatre frangins qui d’abord ensemble puis
chacun dans leur coin, ont monté un empire cinématographique qui a régné en
maître dans les salles asiatiques pendant quatre décennies. Avec une
organisation quasi militaire, une ville dans la ville. Les studios Shaw étaient
un monde qui vivait en vase clos, tout le personnel qui y travaillait (du
balayeur au réalisateur, en passant par les acteurs et scénaristes, plus des
ateliers culturels de théâtre, de danse, d’opéra, …) était logé sur place. De
la chambre de bonne (pour les anonymes) aux villas grand luxe (pour les stars),
et tout ce petit monde bien tenu en laisse par des contrats léonins
d’exclusivité … A Hong Kong à cette époque, si on était dans le cinéma, y’avait
toutes les chances qu’on soit salarié de Run Run Shaw …
C’est dans sa société (Shaw Brothers)
que grouillote King Hu. Acteur, scénariste, décorateur, etc … C’est évidemment
aussi dans la même entreprise que sont employés, tout en bas de l’échelle,
Cheng Pei-pei (elle vient du ballet classique, fait de la figuration au
théâtre) et Yueh Hua (fait d’armes marquant : un second rôle déguisé en
singe). La premier va réaliser, les deux autres auront les rôles principaux. Ah,
ma bonne dame, ça rigolait pas à la Shaw Brothers, une quarantaine de films étaient
produits chaque année, tout le monde pouvait avoir sa chance …
Cheng Pei-pei
Les nuls en films de baston
(comme moi) vous diront que « L’Hirondelle d’Or » est un film de kung
fu. Sacrilège, c’est une pièce maîtresse du genre wu xia pan (et ne me demandez
pas de traduire), en gros un film de baston avec des poignards ou des sabres, dont
l’histoire est inspirée par des légendes des siècles précédents. De toutes
façons, la plupart des films de Hong Kong et de la Shaw Brothers sont à cette
époque-là des films de baston, il a fallu catégoriser pour que les spectateurs
s’y retrouvent …
« L’Hirondelle d’Or »
est un film qu’on pourrait qualifier de récréatif. Pas besoin de se prendre le
chou pour suivre, les gentils ils sont gentils et un peu naïfs, et les méchants
ils sont méchants et un peu pervers. Un univers tolkienesque à la sauce Ming en
quelque sorte puisque l’histoire est censée se passer à cette époque-là.
On voit donc un groupe de
bandits, les 5 Tigres, menés par un type tout en blanc et le visage crayeux
(bien nommé Tigre-à-la-face-de-jade) arrêter dans la cambrousse un convoi de
prisonniers conduit par le fils du gouverneur, massacrer tout ce qui porte un
uniforme, et prendre le fiston comme otage afin de faire libérer l’un des leurs
embastillé à la ville.
Même en ces temps sans
téléphone portable et montres connectés, les nouvelles vont vite et le
gouverneur envoie son meilleur élément, l’Hirondelle d’Or (fille du gouverneur
et sœur du captif) avec pleins pouvoirs pour « négocier » (en clair,
dégommer tous les méchants). Fidèle à la stratégie qu’elle s’est fixée, l’Hirondelle
commence à faire le ménage chez les bandits dans une auberge, baston géante à
un (ou plutôt une) contre une bonne douzaine. Très vite, on se rend compte qu’elle
est aidée, semble-t-il involontairement par un poivrot qui se trouve là … et
qui lui sauve la vie quand elle part seule à l’assaut du repaire des truands,
avant d’imposer son plan à lui ...
Comme le film s’appelle « « L’Hirondelle
d’Or », on peut raisonnablement penser que l’héroïne est Cheng Pei-pei. Ouais,
sauf qu’elle disparaît de l’image, saine et sauve, mission accomplie, un bon
quart d’heure avant la fin du film. Et que la suite nous montre le faux poivrot,
en réalité un maître en kung-fu, affronter un de ses condisciples pour un
bambou sacré, héritage de leur maître commun.
En fait, comme le disait son
titre original, « Come drink with me », le héros du film devait être
le poivrot (assez mauvais acteur, voire pire). Sauf que le public n’a eu d’yeux
que pour la belle Cheng Pei-pei (même pas vingt ans), qui a semble-t-il révolutionné
les films d’arts martiaux. En tenant un rôle quasi exclusivement dévolu aux
hommes, et en imposant dans les combats une esthétique très chorégraphiée (elle
n’a jamais pratiqué quelque sport de combat que ce soit). Toute en souplesse,
en vitesse, très féline dans ses déplacements, sa performance a redéfini toute
l’esthétique des combats dans les films d’arts martiaux (le chorégraphe qui
régissait les scènes de bataille a fini sur les films de Bruce Lee), à une
époque où on tournait pas image par image ce genre de bagarres.
Cheng Pei-pei & Yueh Hua
Malgré le succès du film, la
suite sera compliquée pour à peu près tous. King Hu, lassé d’être un larbin de la
Shaw Brothers, s’exilera à Taïwan et aura son quart d’heure d’heures à Cannes
au début des seventies avec « A touch of zen » qui y obtiendra un
colifichet. Vénéré par une (petite) caste d’admirateurs, il est mort à la fin
du siècle dernier d’une crise cardiaque dans l’indifférence à peu près générale.
Yueh Hua, lancera sa carrière avec ce film, tournera comme un forcené toute sa
vie, sans aucune reconnaissance internationale. Cheng Pei-pei ira vivre aux Etats-Unis
après avoir (sans succès) tenté de donner suite à son personnage. Seul fait d’armes,
elle réapparaitra dans un second rôle dans « Tigre et dragon » de Ang
Lee, vaguement inspiré de « L’Hirondelle d’Or ». Vu une interview d’elle
en bonus du film, la cinquantaine bien entamée au début des années 2000, elle
faisait vingt ans de moins que son âge et était d’un dynamisme non feint qui
fait plaisir à voir …
Ah, et « L’Hirondelle d’Or »,
qu’est-ce qu’il faut en penser globalement ? Réalisation assez
intéressante (alternance de scènes en extérieur et en plateau, bien éclairées,
bien cadrées), jeu des acteurs assez pitoyable, mais scènes de combats bluffantes
et charisme de Cheng qui crève l’écran …
Il y a quelques jours, je
lisais sur un blog voisin et néanmoins ami, sous la plume alerte d’un certain
Luc B., un article consacré à un bouquin qui parlait de films qui auraient pu
se faire et qui se sont jamais faits. Manière de faire mon intéressant, je m’en
vas vous causer d’un film qui aurait jamais dû se faire et qui s’est fait …
Comme quoi tout peut arriver dans le merveilleux (?) monde des types qui tiennent
une caméra …
Tout commence avec Peter Bogdanovich,
critique de cinéma et tellement fan de la chose qu’il traîne sur les plateaux
de tournage, essayant de se rendre utile et ne manquant pas une occasion de
dire aux réalisateurs avec qui il bosse que lui aussi, il aimerait bien passer derrière
la caméra. Là intervient Roger Corman, avec qui Bogdanovich s’est un peu lié. Roger
Corman, c’est Lucky Luke avec une caméra à la place du colt. Le gars, avec
trois bouts de ficelle, arrive à tourner une demi-douzaine de films par an, en
tout cas jamais moins de trois. Le pape de la série B, ce bon Roger. Il propose
un jour un deal abracadabrant à Bogdanovich. Boris Karloff, l’inoubliable Frankenstein
dans le film de John Whale, devait par contrat deux jours de tournage à Corman.
Il fait cadeau de ces deux jours à Bogdanovich (« ça te fera vingt minutes
de film »), lui donne des extraits de « L’halluciné » un film qu’il
avait tourné avec Karloff (« ça te fera vingt minutes de plus »), et cent
mille dollars pour tourner quarante minutes supplémentaires (« en mettant
tout ça bout à bout, t’auras un film ») … le genre de proposition qui peut
pas se refuser quand on veut se lancer, mais une équation compliquée à résoudre
pour Bogdanovich, qui n’envisage pas exactement un scénario et un tournage de
la même façon que Corman … Il voudrait faire un vrai film, le Peter …
Karloff & Bogdanovich
Il tente avec sa femme, la
scénariste Polly Platt, de mettre une histoire en place. Sauf qu’ils arrivent à
rien de cohérent. Là intervient une autre des connaissances de Bogdanovich. Rien
de moins que Samuel Fuller qui en trois heures lui pond un scénario, à une
seule condition, que son nom n’apparaisse pas au générique (c’est ainsi que le
réalisateur joué par Bogdanovich dans le film se nommera Sammy Michaels, en
hommage à Samuel Michael Fuller).
Tout est paré pour relever le
challenge. Qui pour la petite histoire ne sera pas respecté, tout le monde ne
tourne pas aussi vite que Corman, et Karloff fera en tout cinq journées de
tournage (moyennant une rallonge de vingt-cinq mille dollars, business is business).
Le scénario de Fuller consiste à montrer un vieil acteur de films d’horreur,
Byron Orlock (mix entre Lord Byron, le poète anglais, ami voire amant de Mary Shelley,
auteur de « Frankenstein » et le comte Orlock, nom donné pour une
question de droits au comte Dracula dans le film éponyme de Murnau), qui après
le visionnage de son dernier film, décide d’arrêter sa carrière, acceptant à
contre-cœur une ultime apparition publique à l’issue d’une projection dans un
drive-in. C’est évidemment Karloff qui tient ce rôle.
Il fallait donc raccrocher
cette histoire à une autre. L’inspirateur de l’autre histoire, c’est Charles
Whitman. De sinistre mémoire. Le gars s’est fait connaître en 1966. Après avoir
tué sa femme et sa mère, il se rendit lourdement chargé en flingues de tous genres
à l’université d’Austin, monta sur un toit et tira sur tout ce qui bougeait alentour.
Bilan total : 16 macchabées. Le Bobby Thompson du film, joué par l’inconnu
Tim O’Kelly (choisi pour une vague ressemblance avec Ryan O’Neal), fera un
carnage familial, s’en ira canarder les bagnoles qui passent sur l’autoroute, se
fera traquer par la police, ira se réfugier dans la structure de l’écran d’un
drive-in d’où il continuera à tirer dans le tas. C’est évidemment dans ce
drive-in que doit se rendre Orlock …
O'Kelly prêt à faire un carton sur l'autoroute
Bon, arriver à écrire un
scénario qui tient debout avec tous les prérequis exigés est une chose, en
faire un film est une autre paire de manches. Bogdanovich s’en tire plutôt
bien, avec toute l’imagination des sans-le-sou de la caméra. Quatre bouts de
cloison repeints autant de fois que nécessaire fourniront les décors de tous
les intérieurs, on essaiera de faire autant de plans-séquence que possible pour
éviter trop de prises et trop de temps de montage, la famille et les amis
seront les figurants, … Et surtout on tournera en situation réelle. C’est-à-dire
que quand le tueur circule en bagnole (et parfois avec les flics – de cinéma –
au cul), il s’immisce dans la circulation, et il y a un vrai mec à vélo (et pas
un cascadeur) qui a bien failli passer sous les roues de sa Ford Mustang. Il y a
des scènes de conduite sur autoroute (c’est formellement interdit pour d’évidentes
raisons de sécurité), et pire encore, les cartons sur les voitures qui y
circulent sont certes faits sur des voitures où se trouvent des figurants, mais
au milieu de la circulation (y’a même un vrai motard de la police qui passe à toute
blinde parce que quelqu’un a dû lui signaler des trucs étranges sur le freeway,
et qui est conservé au montage).
« La Cible » (« Targets »
en V.O.) est un bon film, autant que faire se peut vu son budget. Karloff que l’on
aurait pu imaginer en roue libre, s’investit (il va même jusqu’à conseiller
Bogdanovich, obligé de tenir un des rôles principaux faute de pouvoir engager
un acteur supplémentaire, lorsqu’ils ont des scènes en commun), et manie
parfaitement l’auto-dérision (il trouve son dernier film tellement mauvais qu’il
décide d’arrêter, déclare en avoir assez de sa carrière de croque-mitaine de série
B, se fait peur en passant devant une glace, …). Il va même jusqu’à déclamer ce
qui doit être sa plus longue tirade au cinéma, en racontant une histoire genre
Conte des Mille et une Nuits macabre. « La cible » sera son dernier
rôle au cinéma, il est déjà malade et handicapé (la canne sur laquelle il s’appuie
n’est pas un accessoire, il a du mal à marcher à cause de vieilles fractures
aux jambes).
Le minot qui joue le flingueur
en série, l’autre personnage-clé du film, s’en sort pas trop mal. Il est
distant, détaché de tout, déjà dans la boucherie qu’il prépare. Et Bogdanovich
assez malin pour nous le présenter à travers deux photos (faut bien feinter, la
caméra s’attarde pas dessus), l’une le montrant en uniforme dans la jungle (il
a donc fait le Vietnam et sait utiliser des flingues), l’autre est une photo de
mariage (les époux avec des colliers de fleurs, donc à Hawaï, on voit que l’on
est chez des bourgeois qui ont les moyens). Et pour rendre son personnage
crédible, son parcours meurtrier se calque sur celui de Whitman. Après avoir
dégommé mère et femme (et un livreur qui traînait dans la baraque), il les met
dans leur lit, nettoie ou cache les traces de sang, laisse bien en vue une
lettre (reprise sur l'affiche du film) qui « justifie » ce carnage et celui qui va suivre …
Sur Sunset Boulevard ...
En plus, même s’il le dit pas,
Bogdanovich entend se démarquer de Corman. Certes « La cible » a été
tourné en 23 jours (dont douze passés au drive-in), et certes il y a deux longs
passages de « L’halluciné » (son final au début de « La cible »,
et d’autres extraits au drive-in), c’était le deal, mais ça s’intègre bien (même
si forcément ça fait un peu long). En plus, on peut s’amuser à reconnaître dans
ce film dans le film une des premières apparitions de Jack Nicholson, en
uniforme militaire … Bogdanovich rend cependant hommage au « grand »
cinéma. La première « vraie » scène tournée l’a été sur Sunset
Boulevard (évidemment allusion au chef-d’œuvre de Wilder), on voit à moment
donné sur une télé un court extrait d’une émission présentant « Autopsie d’un
meurtre » de Preminger, et Byron Orlock regarde dans sa chambre d’hôtel « Le
code criminel » de Howard Hawks, dont l’acteur principal est … Boris
Karloff.
Film dans le film : Nicholson & Karloff dans "L'Halluciné"
Une fois le montage terminé
(par Bogdanovich lui-même), une autre aventure allait commencer. Corman
(rappelons que l’on est au pays du dollar-roi) propose de sortir le film sur sa
propre compagnie. Bogdanovich, plus ambitieux, tente de le vendre aux majors.
La Paramount est très vite intéressée, sauf que se font buter Luther King et
Ted Kennedy. Après un certain temps de réflexion (plus d’un an après le tournage),
la Paramount rachète « La cible » à Corman (le Roger y gagnera
cinquante mille dollars au passage), et le sort dans quelques salles. Accueil réservé,
voire glacial ou choqué du public, bide commercial.
Mais ça a suffi à Bogdanovich
pour se faire repérer. Il pourra ainsi faire ce qui restera son film majeur, « La
dernière séance ».
Après le déluge sonique de « White light /
White heat », le Velvet ne pouvait pas aller plus loin dans l’agression
bruitiste et prend avec ce disque, le plus calme et le plus apaisé de sa
discographie, le contre-pied total. D’ailleurs, comment aurait-il pu en être
autrement ? Le Velvet n’a jamais eu de plan de carrière, même à ses débuts
sous la tutelle de Warhol (qui depuis s’en est désintéressé totalement), n’a
jamais été à la mode ou dans l’air du temps … et n’a jamais cherché à l’être.
Pire, le Velvet est un groupe peau de chagrin. Après
le premier disque, exit Nico (« l’emmerdeuse » comme aimait à la
qualifier Lou Reed), et après « White light … » exit John Cale. Trop
peu américain (il est Gallois), trop bon musicien, et prié de laisser toute
velléité d’écriture ou de direction musicale au vestiaire ? Cale préfèrera
suivre et produire sa copine Nico et entamer une carrière solo certes
captivante, mais aussi très euh … étrange …
Yule, Reed, Morrison & Tucker
« The Velvet Underground » est donc le troisième
disque du groupe. Ne restent de la formation initiale que Mo Tucker, Sterling
Morrison et Lou Reed. Un quatrième larron, Doug Yule, est embauché avec la
bénédiction de Lou Reed (le Doug est plutôt beau gosse, joue de plein
d’instruments et est capable de chanter convenablement, et deviendra assez vite
calife à la place du calife, mais c’est une autre histoire …).
Lou Reed écrit tous les titres. Il produit et
arrange, même si très généreusement (ou diplomatiquement), c’est le groupe en
entier qui est crédité. Et si l’on se base sur les titres les plus connus de
Lou Reed, c’est « The Velvet Underground » qui de toute sa discographie
en compte le plus. Cinq de ses incontournables sont ici :
« Candy says », « What goes on », « Pale blue
eyes », « Beginning to see the light » et « After hours ». Excusez du peu …
Côté pull de Morrison, la couleur n'arrange rien
Le disque débute avec « Candy says »,
premier et pas dernier d’une série de « … says » (Stephanie, Caroline,
Lisa), et premier et pas dernier de titres faisant allusion à Candy Darling, l’égérie
transgenre de la Factory, celle qui « never lost her head even when she
was giving head » sur « Walk on the wild side ». « Candy
says » est chanté tout en douceur par Doug Yule, sur l’insistance expresse
de Lou Reed, et donne la direction, musicalement acoustique et apaisée de
l’ensemble du disque.
« What
goes on », c’est The Velvet Underground playing boogie-woogie. Dans la tradition Velvet du
genre (« I’m waiting for my man », « Run run run » sur leur premier
disque), c’est-à-dire assez loin de Canned Heat et consorts. On ne garde qu’un
accord mouliné ad lib, et on remplace les solos de guitare par de la recherche
sur la structure sonore (toutes les guitares de Television sont
dans « What goes on »).
« Pale blue eyes », c’est la chanson
d’amour romantique, ultra dépouillée (Mo Tucker, qu’on ne risque déjà pas de
confondre avec Ginger Baker, laisse même tomber ses trois toms pour agiter un
tambourin). Les spécialistes es-Reed assurent que le titre est adressé à une fille,
premier grand amour d’adolescence du Lou …
« Beginning
to see the light », c’est du classic Velvet. Trame boogie tranquille, paroles
introspectives laissant plusieurs portes ouvertes : rédemption ?
« vraie vie » ? émancipation ? Elle succède sur le disque à
« Jesus », chanson mystique désabusée, le recours à la religion quand
tout part en vrille (« Help me in my weakness, ‘cos I’m falling out of
grace »).
Dernier classique du disque et qui le clôture, une
courte bluette de deux minutes (brouillon mélodique du « Goodnight
ladies » de « Transformer » ?), comptine chantée-murmurée
par Mo Tucker …
Et le reste ? Rien de renversant, entendez par
là rien qui n’ait déjà mis en chantier par le Velvet. « Some kinda
love » aurait pu se retrouver sur n’importe quel autre disque, le phrasé
de Lou Reed, le minimalisme, la façon d’aborder parties de guitares et de
batterie, … sont reconnaissables immédiatement. « I’m
set free » et « That’s the story of my life » se répondent d’une
certaine manière. La
première est la plus « travaillée » (enfin, la moins monolithique, on est
tout de même assez loin de Spector), et la seconde est la plus « légère »
(la plus facile ?) du disque.
Velvet live in Chicago, 1969
Enfin, un mot sur « The murder mystery »
(presque neuf minutes), sorte de mix entre les deux sommets abrasifs de
« White light / White heat ») qu’étaient « The gift » (les
parties parlées-scandées à quatre voix Yule – Reed d’un côté de la stéréo, Tucker
– Morrison de l’autre) et « Sister Ray » (en guitares nettement moins
abrasives et par force sans le violon alto de Cale).
Le succès de « The Velvet Underground »
sera colossal … euh, non, pas du tout, en fait, il s’en vendra autant que des
deux précédents, c’est-à-dire quelques centaines all over the world. Sera-ce le
déclencheur de la retraite de Lou Reed, qui retournera se
« ressourcer » chez ses parents, ou juste la fin d’un cycle (le Lou
sera quand même coutumier de virages artistiques en épingles à cheveux durant
toute sa vie) ? En tout cas, une fois le disque paru, Reed annoncera qu’il
quitte le groupe, non sans lui avoir laissé de quoi remplir un nouveau disque
du Velvet (« Loaded »), avec notamment celles qui sont pour moi les
deux meilleures chansons du groupe (« Sweet Jane » et
« Rock’n’roll ») …
Un film qui commence par une
chanson de Ray Charles (« In the heat of the night », comment, vous aviez
deviné ?) pendant que défile le générique ne peut être foncièrement
mauvais. Mais pendant le générique, y’a pas que du son. On voit un panneau qui
indique qu’on est à Sparta (au fin fond du fond du Sud, du Mississippi en
l’occurrence, assez près de la frontière de l’Arkansas). Le bled existe bel et
bien, mais apparemment les scénaristes sont fâchés avec la géographie, parce
qu’à moment donné y’a un type à pied qui essaye de rejoindre l’Arkansas en
traversant un pont, sauf que la frontière de l’Arkansas est à au moins deux
cents bornes de Sparta que le type vient de quitter avec des chiens policiers
au cul … Ouais, je sais c’est mesquin … bon, on reprend au générique …
Derrière la caméra, Norman Jewison
Donc, un mec costard, souliers
vernis et valise classe, cadré à partir du nombril descend du train en pleine
nuit à la gare de Sparta. On voit sa main et on sait qu’il est Noir … Seconde
scène. Un flic du cru, Sam Wood (joué par Warren Oates) achève de bouffer dans
un diner miteux tenu par un patron qui semble un tantinet demeuré. Le flic
commence ensuite sa patrouille, que l’on sent réglée comme du papier à musique.
Un petit arrêt voyeur devant une maison dans laquelle une jeunette cuisine et
se balade à poil … Ce qui nous vaut le même cadrage de la donzelle que celui de
Faye Dunaway dans « Bonnie & Clyde », c’est le bas et le cadre de
la fenêtre qui cachent ce qu’à l’époque il convenait de ne pas montrer
(personne n’a copié personne, la première des deux films a eu lieu à une
semaine d’intervalle). Le pandore poursuit sa patrouille et à un croisement,
tombe sur un macchabée étiré au milieu du bitume …
Et pas n’importe quel
macchabée, c’est le type le plus riche du bled, qui avait le projet de
construire une usine. Il est mort d’un coup à la tête, et on lui a piqué le
pognon qu’il avait dans son portefeuille. Branle-bas de combat au poste de
police, dirigé par Bill Gillepsie (remarquable Rod Steiger, massif, bourru, bas
du front, et un Oscar à la clé) qui donne l’ordre de surveiller les sorties de
la ville, dont la gare. C’est là que Sam Wood arrête le type qu’on a vu
descendre du train à la première scène et qui attend sa correspondance. C’est
le coupable idéal, il est Noir, et a plein de fric dans son larfeuille …
Poitier & Steiger
On comprend de suite que
« Dans la chaleur de la nuit » coche la case polar et la case
raciale, voire raciste. Hasard heureux, le film sort à peu près en même temps
qu’éclatent des émeutes raciales aux States, et notamment à Chicago.
« Dans la chaleur de la nuit » n’est pas un film militant pour
autant. Derrière la caméra, le Canadien Norman Jewison, honnête second couteau
de la réalisation (il a déjà à son actif « Le Kid de Cincinnati », et
plus tard quelques succès grand public comme « L’affaire Thomas
Crown », « Rollerball » ou « Eclair de lune ») et pas
vraiment « engagé » … Celui qui est engagé par contre, c’est Sidney
Poitier qui joue le rôle du Noir. Déjà repéré dans des films « à
message » (« La Chaîne / The Defiant Ones » avec Tony Curtis),
oscarisé pour l’anodin « Le lys dans les champs » en 1964, et vu en
tête de cortèges militants (Marche pour l’emploi et la liberté).
Dans « Dans la chaleur de
la nuit », il est Virgil Tibbs, et une fois arrêté et confronté à
Gillepsie / Steiger, il ne va pas vraiment être le suspect idéal (il est le
chef et l’élément le plus brillant de la Brigade des homicides de
Philadelphie), et son supérieur par téléphone va lui demander de collaborer
avec la police locale et d’élucider le meurtre de Sparta.
Poitier, Oates & Steiger
Dès lors, tout le film va se
consacrer à deux choses : l’élucidation du meurtre et les rapports
(professionnels et humains) entre Tibbs et Gillepsie. Il y a des choses fort
bien vues. La multiplication des suspects idéaux selon qu’ils sont soupçonnés
soit par Tibbs soit par Gillepsie. Une scène où après avoir sauvé Tibbs du
lynchage par une bande de jeunes rednecks, Gillepsie l’héberge chez lui pour la
nuit et où l’on voit que ce type désagréable, hautain (l’art de toiser ses
interlocuteurs derrière ses lunettes de soleil aux verres jaunes fumés) et
raciste est en fait un solitaire fragile que sa solitude fait souffrir.
Et même si on comprend bien les
deux moteurs du film, on a parfois l’impression que Jewison (et par extension
ses acteurs principaux) en font trop. Les suspects se multiplient, et quand le
véritable assassin est démasqué, c’est le moins crédible du lot avec son
histoire d’avortement abracadabrante. De même les « je t’apprécie – je te
déteste » qui n’en finissent plus entre les deux flics finissent aussi par
lasser. Il manque de l’épaisseur au scénario et l’imbroglio final n’est pas à
la hauteur de ce que le film laissait entrevoir …
« Dans la chaleur de la
nuit », c’est un bon film. Manque juste quelques petites choses pour que
ce soit un grand film (ce qui l’a pas empêché de rafler la statuette en
1967)…
Love est un groupe qui n’a jamais eu de succès de son
vivant. Et guère plus a posteriori. A deux petites exceptions près. Un morceau
de rock garage, « Seven & Seven Is », que l’on retrouve dans des
compilations dédiées au genre (notamment dans les bonus de la version expended
de « Nuggets » en 4 Cds, la référence dans le domaine), et ce
« Forever changes ». « Forever changes » est l’archétype du
disque culte (comme par exemple « Village green » des Kinks), bide
monumental lors de sa parution, réévalué par les manuels d’histoire du
rock’n’roll et « ceux qui savent » depuis des décennies, sans que
pour autant les gens se soient précipités pour l’acheter.
Love, c’est le projet d’un homme, Arthur Lee. Figure de
la scène musicale underground du Los Angeles des mid-sixties, et « priorité »
avec son groupe Love Forever Changes (raccourci en Love) du label Elektra de
Jac Holzman. Le groupe fait paraître deux disques en 1966, « Love »
(sans grand intérêt) et « Da Capo » (avec « Seven & Seven
Is », la douce ballade « Orange skies », et une bêtise qui tient
une face entière du vinyle, une première pour un disque de rock). La petite
histoire (ou la légende genre Liberty Valance), assure que c’est Arthur Lee qui
a incité Holzman à signer les Doors avec là le succès que l’on sait …
Love est un groupe multiracial (deux métis et trois
blancs). Pas le premier du genre (Booker T. & the MG’s enregistrent depuis
le début de la décennie, il y a des Blancs chez les Funk Brothers, le groupe de
studio de la Tamla Motown), mais à l’époque ça courait pas les rues … Être une
bande de musiciens californiens dans le milieu des années 60, entraîne quelques
« obligations » et les dommages collatéraux qui vont avec. Les Love
vivent en communauté, et appliquent en grandes quantités la sainte trinité sex
& drugs & rock’n’roll. Résultat des courses, Lee devient assez
rapidement complètement cinoque. Pas un hasard si on a parfois l’impression en
écoutant Love de pas être très loin du Pink Floyd de Syd Barrett.
Et comme dans le Floyd, l’omnipotent Arthur Lee pourra
compter sur d’autres membres du groupe pour la composition. John Echols,
responsable et coupable de la farineuse et interminable jam du précédent
disque, heureusement aux abonnés absents niveau compos sur « Forever
changes ». Mais surtout Bryan McLean, lui aussi guitariste et
accessoirement chanteur. Pour la petite histoire généalogique, McLean est le
demi-frère de la formidable Maria McKee (débuts avec Lone Justice au début des
80’s, puis carrière solo très sous-estimée, dont quelques titres avec McLean).
Sur « Forever changes », c’est McLean qui ouvre
le bal avec « Alone again or » un des plus fantastiques titres des
60’s, où la concurrence était pourtant diablement rude. Ça commence avec des
arpèges folk acoustique, quand la batterie et les guitares arrivent, ça prend
le rythme du « White rabbit » de Jefferson Airplane, et puis les
trompettes sonnent comme jamais elles n’ont sonné et ne sonneront dans un
disque de pop-folk-rock-machin. Explication : les Love tous ensemble dans leur
communauté (une ancienne baraque de Bela Lugosi), ne sont d’accord sur rien
musicalement, et le plus souvent incapables d’assurer instrumentalement (Love
ne donnera quasiment aucun concert). Première idée de Lee : faire produire
le disque par Neil Young, alors dans Buffalo Springfield. Refus poli du
Canadien. On fera donc avec les moyens du bord, ceux d’Elektra, et l’ingénieur
attitré Bruce Botnick. Puis il faudra trouver des musiciens qui assurent. Une
partie du Wrecking Crew (dont la fantastique section rythmique Hal Blaine –
Carol Kaye) est réquisitionnée, les bandes sont effacées et réenregistrées un
nombre incalculable de fois, et au final plus personne ne sait qui joue quoi
sur quel titre. Dernière tocade de Lee : aller passer des jours avec un orchestre
philarmonique de Los Angeles sous la direction de l’arrangeur Davis Angel pour
rajouter couches de cordes, vents, cuivres, … Le résultat sera diversement
apprécié par le reste du groupe, et cette finalisation inattendue du disque
sera le début de la fin pour Love, McLean sera le premier à claquer la porte.
Quoi qu’il en soit, ces arrangements contribuent à faire
basculer des chansons a priori tout ce qu’il y a de plus
« classiques » vers un spectre sonore unique, luxuriant et dépouillé
à la fois. Très peu partiront dans cette direction sonore : Sagittarius et
The Left Banke à peu près à la même époque et les Pale Fountains (leur
fantastique « Pacific Street » en 1984). Et de l’avis de ceux qui les
ont scrutés, les textes (sous très fortes influences de produits toxiques) sont
à peu près totalement incompréhensibles. Une des seules exceptions (et encore,
de quoi est-il vraiment question) est « The Daily Planet », référence
au journal dans lequel travaille Clark Kent / Superman. Mais ce que l’on
retient de ce titre, ce sont les trouvailles mélodiques fabuleuses de ce rock
psyché …
« Forever changes » est un des très rares
disques de l’époque où il n’y a rien à zapper (pas de raggas, de planeries
informes, de jams interminables, …). On peut se demander d’où est sortie l’idée
d’un titre comme « A house is not a motel » (à l’opposé de tout le
monde, la guitare fuzz ne mène pas le titre, elle sert d’arrangement). On reste
surpris devant « Maybe the people … », très proche de « Alone
again or » mais signée Lee (qui a copié qui ?).
Les Love ont beau vivre en vase clos, ils restent tout de
même connectés au monde musical de l’époque. « Andmoreagain » est un
des meilleurs morceaux « à la McCartney / Beatles » de tous les temps
(avec « Sowing the seeds of love » de Tears For Fears et
« Beetlebum » de Blur). « Live and let live » reprend les
bases folk des débuts du Grateful Dead, pour finir avec ses guitares fuzz dans
le rock psychédélique des contemporains Paul Butterfield Blues Band et des à venir
Quiksilver Messenger Service. « The good humor … » cache derrière ses
beaux violons pizzicato des similitudes avec les comptines psyché de Syd
Barrett sur le premier Pink Floyd.
Et puis, Love semble annoncer des choses que l’on
entendra plus tard. Il y a toute la fragilité de Nick Drake en filigrane dans
« Old man » (l’autre titre du disque composé par McLean qui chante
également lead), et l’espèce de proto-rap « Bummer in the summer »
évoque beaucoup « The Gift » sur le second Velvet Underground qui
paraîtra quelques mois plus tard …
Les chiffres de vente de « Forever changes »
seront faméliques aux States, un peu moins mauvais en Europe, en Angleterre
notamment. Rien cependant qui empêche Love de se déliter (officiellement
divergences musicales, mais aussi caractère instable et de cochon d’Arthur
Lee). La carrière de Love offre beaucoup de similitudes de parcours avec celle
de Sly & The Family Stone, qui sera quelques années plus tard aussi
erratique. Arthur Lee verra la lumière au contact de Jimi Hendrix (les bandes
de quelques titres enregistrés par les deux ne sont jamais parues et semblent
perdues à tout jamais), au point qu’une fois que le gaucher de Seattle aura
définitivement quitté ce monde, Arthur Lee affirmera qu’il en est devenu la
réincarnation (son foutraque disque solo « The Vindicator »), avant
de devenir un habitué du caniveau et un bon client des dealers en tous genres …
« Forever Changes » restera son sommet et un
sommet du rock des sixties …
On va commencer par la fin … le
support. Apparemment une version de 2021 d’un Blu-ray plus ancien, distribué
par Studio Canal via Universal. Studio Canal, ils sont souvent coupables de
rondelles bâclées genre service minimum. Cette version du « Lauréat »
est tout bonnement somptueuse. D’après une restauration du film en 4K (c’est
juste du 1K sur le Blu-ray, mais ça suffit, les films vieux de plusieurs
décennies supportent pas toujours très bien la très haute résolution), son 5.1
DTS en V.O… Et au moins six ou sept heures de bonus, dont trois commentaires
intégraux du film (Mike Nichols & Steven Soderbergh, Dustin Hoffman &
Katharine Ross, et un prof de cinéma (?) allemand). Commentaires pas toujours
captivants sur la durée (notamment celui du prof allemand, qui fait du
commentaire audio stricto sensu, nous décrivant ce qu’on voit à l’image, mais
c’est une joie de l’entendre prononcer dans sa langue natale des « Mizzizz
Robinnzzzonn »). Se rajoutent quasi une heure d’interview de Mike Nichols
(sur l’ensemble de sa carrière, mais « Le lauréat » y tient une place
importante), un exposé sur la place du film dans le cinéma des 60’s, des
interventions de personnalités pour qui il a vraiment compté (avec notamment un
Henry Rollins, théoricien du punk hardcore et tous tatouages en avant, qu’on ne
s’attendait pas forcément à retrouver là), un laïus sur la musique dans le film
(par là aussi une Allemande, filmée chez elle devant sa bibliothèque dans
laquelle on voit des milliers de bouquins, mais pas un seul vinyle ou Cd, d’où
une intervention farcie de clichés, d’approximations et d’inexactitudes), le
screen test d’une longue scène entre Hoffman et Ross qu’on ne retrouvera pas
dans le film, des interviews d’acteurs et de gens qui ont participé à
l’élaboration du film, et j’en passe … Le tout intégralement sous-titré en
français, ce qui là aussi est suffisamment rare pour être souligné …
Hoffman, Bancroft & Nichols
« Le Lauréat » c’est
d’abord un bouquin. De Charles Webb, paru en 1962, écrit alors qu’il n’avait
que 21 ans, et inspiré par le milieu étudiant californien dont il faisait
partie. Les droits du bouquin sont quasi immédiatement rachetés par un petit
producteur, Lawrence Turman, qui y met toutes ses économies (1000 dollars). Il
donne le bouquin à lire à son copain Mike Nichols, les deux compères décident d’essayer
de l’adapter au cinéma. Ce sera le premier film de Nichols. Un premier
scénariste, Calder Willinghan bosse sur le projet, rien de bon n’en sort, et
c’est finalement un quasi inconnu, Buck Henry qui reprend le boulot. Contrats
léonins hollywoodiens, c’est Willingham (qui n’y est pour rien) qui voit son
nom cité en premier dans les crédits du film. Buck Henry aura cependant une
contrepartie, c’est lui qui interprète le réceptionniste hilarant du Taft Hotel
dans le film, ce qui lui vaudra d’entamer une carrière intéressante de seconds
rôles et d’écriture de scénarios.
Le réalisateur, c’est donc Mike
Nichols. D’origine allemande (il a fui avec ses parents le régime nazi),
parcours à l’Actor’s Studio, connu des initiés pour son duo comique à succès
avec Elaine May, il se tourne à New York vers la mise en scène théâtrale, où
son boulot est remarqué et reconnu, et c’est un pote de Robert Redford.
D’ailleurs dès que le projet « Le Lauréat » est mis en chantier, le
quatuor d’acteurs envisagé se compose de Robert Redford, Candice Bergen (Benjamin
et Elaine), Ronald Reagan (!) et Doris Day (?) pour les parents Robinson.
Problème, la préparation du film prend trois ans, et entre-temps Nichols va
tourner son premier long-métrage. Pas exactement n’importe lequel, puisqu’il
s’agit de « Qui a peur de Virginia Woolf ? » avec le couple
Burton-Taylor recréant dans un huis-clos les engueulades avinées qui étaient
leur quotidien dans la vraie vie. Pluie d’Oscars et de nominations à la clé, et
donc les choses peuvent s’accélérer pour la mise en chantier du
« Lauréat ».
« Qui a peur … » a
été tourné en noir et blanc. « Le Lauréat » sera aussi en noir et
blanc, mais en couleurs … Je m’explique. Grâce au génie (mot parfois vite utilisé,
mais qui ici prend tout son sens) du directeur photo Robert Surtees, doyen de
l’équipe du film. Des images en couleurs donc mais tout en contrastes
clair/obscur, noir/blanc. Colossal boulot sur les éclairages pour obtenir ces
contrastes, grosse imagination pour les costumes (la mère de Benjamin, jouée
par Elizabeth Wilson, actrice de théâtre, connaissance Nichols, et personnage
le plus drôle du film, est toujours habillée en noir et blanc). Avant toute
autre considération, « Le Lauréat » est un chef-d’œuvre visuel. Un
plan génial toutes les dix minutes, en gros. Les plus remarquables, la caméra
subjective d’un Ben en tenue de plongée à travers son masque, les personnages
filmés dos au soleil quand Ben est dans la piscine, la jambe de Mrs. Robinson
en train de remettre ses bas au premier plan avec Ben au second plan (le visuel
de beaucoup de supports vidéo), l’arrivée de Mrs. Robinson lors du premier
rendez-vous à l’hôtel que l’on voit se refléter dans la table en verre, la même
dans l’entrebâillement de la porte lors de l’aveu de Ben à Elaine, … et le plus
beau de tous, ce plan en légère contre plongée des deux amoureux à l’hôtel avec
cadrage à l’oblique (déjà vu dans « Citizen Kane », et dont Welles
(ab)usera dans « La soif du mal »).
Les belles images, ça flatte
les pupilles, mais si ça donne de belles scènes, c’est encore mieux. De ce
côté-là, ça se bouscule aussi. Ça se bouscule tellement, qu’il n’y a
pratiquement rien à jeter pendant une heure trois-quarts. Certes, Nichols est
un metteur en scène maniaque et les scènes étaient très écrites. On apprend
cependant que quelques-unes parmi les plus mémorables sont dues à des
improvisations. Deux exemples. Quand Benjamin ramène Mrs. Robinson chez elle et
qu’elle commence salement à l’allumer assise au bar, lorsque Benjamin est en
face d’elle mais pas dans l’axe de la caméra, Anne Bancroft pose une jambe sur
un tabouret, dévoilant à Dustin Hoffman ses sous-vêtements, c’était pas dans le
script, et ça n’a fait que rajouter un vrai trouble à celui qu’il jouait.
Retour de manivelle, lors de la première rencontre dans la chambre d’hôtel,
Hoffman n’était pas bon. Au bout de quelques prises, Nichols le prend à part,
et lui dit de se comporter comme la première fois qu’il a touché une fille. Et donc
quand Bancroft enlève son chemisier, il lui pose gauchement la main sur le
sein. Elle est surprise, on le voit une fraction de seconde dans ses yeux, elle
improvise en frottant son chemisier comme si elle enlevait une tache ou de la
poussière. Là Hoffman disjoncte, sent le fou-rire le gagner, tourne le dos et
va se cogner la tête contre un mur pour évacuer le fou-rire. Bancroft croit que
la scène va être coupée, c’est très visible par son relâchement, Hoffman
revient, enchaîne sur le dialogue écrit, et elle le suit. Ce morceau de scène
improvisé a été gardé et ce flottement dans le jeu des deux acteurs bien apparent
participe pourtant à sa réussite.
Esprit d'Orson Welles, sors de ce corps ...
Le casting du
« Lauréat » va se révéler exceptionnel. Il va lancer la carrière de
Dustin Hoffman, choisi sur une intuition inspirée de Nichols et Turman. Hoffman
est un acteur de théâtre new-yorkais qui commence à faire parler de lui. Il
vient de prendre une agent, qui lui conseille de tenter l’audition à Los
Angeles. Il y va sans conviction, ne reçoit pas un bon accueil de Nichols, qui
lui fait cependant faire un bout d’essai avec une autre quasi débutante,
Katharine Ross. Toutes les parties concernées l’avouent, ils sont tous les deux
choisis un peu par défaut, étant jugés moins mauvais que les autres acteurs
castés. Anne Bancroft, l’autre sommet du triangle majeur du film était elle un
des premiers choix des producteurs, et livre une fantastique performance de
garce intégrale. Autre anecdote, l’acteur quasi débutant qui devait jouer Mr.
Robinson avait été choisi depuis quelque temps. Voyant que les débuts du
tournage étaient sans cesse reportés, il a rendu son contrat et est allé
tourner un autre film. Ce choix, vu le succès qu’a rencontré « Le
Lauréat », aurait pu lui être fatal. Il faut croire que pour lui les
planètes étaient bien alignées. Cet acteur c’est Gene Hackmann et le casting
qu’il a rejoint c’est celui de « Bonnie & Clyde » …
De belles images, des scènes
d’anthologie, des acteurs magnifiques, c’est déjà beaucoup. Mais « Le
Lauréat » a connu un immense succès parce qu’il raconte une histoire qui
fait exploser les codes convenus et puritains du cinéma hollywoodien. Avec un
autre film « scandaleux », « Bonnie & Clyde », il va
poser les jalons de ce qu’on appellera par la suite le Nouvel Hollywood, quand
au début des années 70, de nouveaux réalisateurs (Scorsese, Coppola, Spielberg,
…) et de nouveaux acteurs (De Niro, Dunaway, Pacino, Redford, Nicholson,
Streep, …) viendront à leur tour bousculer l’establishment … L’histoire du
« Lauréat » est ancrée dans son époque, ces années soixante où tous
les codes moraux et sociaux établis commencent à voler en éclats. La trame
générale n’est pas forcément originale au cinéma. « Le Lauréat »,
c’est Dustin Hoffman, fils de famille CSP+ comme on dirait aujourd’hui qui
vient brillamment de finir un cycle d’études lui assurant à l’avenir une belle
réussite professionnelle. Lors de la réception donnée en son honneur par ses
parents, il se fait brancher violemment par une de leurs amies, Mrs Robinson,
et va entamer avec elle une liaison purement sexuelle. Jusqu’à ce que la fille
des Robinson, Elaine rentre à la maison quelques semaines plus tard et
impressionne rapidement le puceau maintenant dévergondé. La mère-amante va
devenir jalouse et rivale, et la fille ne va évidemment pas apprécier la
situation.
Le point de départ, l’histoire d’amour
avec une grande différence d’âge n’est pas nouvelle. « Lolita » bien
sûr, mais même le couple Scarlett O’Hara – Rhett Butler dans « Autant en
emporte le vent » avaient labouré avec succès (et scandale) le même
terrain. « Harold et Maude » explorera de façon plus sensible et
poétique le même sujet, et tout le monde s’y mettra par la suite, même en
France (Cayatte avec « Mourir d’aimer » sur l’affaire Gabrielle
Russier, jusqu’au douteux Brisseau avec « Noce blanche »). « Le Lauréat »
ne se contente pas d’un point de départ, il nous montre aussi le cheminement
des personnages. Ce qui pousse Mrs. Robinson a jouer les cougars, l’évolution
de Benjamin qui s’extrait peu à peu de son rôle d’objet et d’esclave sexuel,
l’évolution des relations entre Ben et Elaine, du mépris sordide affiché par le
premier au début, jusqu’à l’enlèvement final … Ce film dans lequel tout est
permis, et surtout ce qui relève de l’interdit bien-pensant s’ancre
parfaitement dans les bouleversements qui secouent la Californie de la seconde
moitié des sixties (les hippies de San Francisco, la drogue, l’amour libre, la
contre-culture surtout musicale, …).
Et bien avant que ça vienne à
l’idée de Mylène la Fermière, la génération désenchantée, elle est dans
« Le Lauréat ». De la seconde scène, plan fixe sur un Dustin Hoffman
raide sinon rigide sur un tapis-roulant d’aéroport pendant que défile le
générique et qu’il y a en fond sonore « The sounds of silence »
(« Hello darkness my old friend, I’ll come to talk with you again
… »), jusqu’à la dernière, avec Hoffman et Ross qui une fois les rires et
l’adrénaline de leur escapade retombés, fixent du fond du bus l’objectif de la
caméra et qu’on voit l’inquiétude poindre dans leur regard. Et la question se
pose : peut-il y avoir une happy end, de l’avenir et de l’espoir dans un
monde dans lequel on se sent étranger ?
Un des rares reproches faits à
Nichols c’est d’avoir zappé voire sous-estimé ces éléments contemporains à son
scénario. Oui et non, le bouquin a été écrit en 62 et adapté fidèlement, mais
Nichols le raccroche à 66-67 avec le personnage du logeur de Benjamin à San
Francisco (extraordinaire second rôle de Norman Fell) et son questionnement
répété et suspicieux à Benjamin pour savoir s’il ne fait pas partie de ces
jeunes étudiants « agitateurs ». Sur le tournage, l’équipe du film s’est
retrouvée en connexion avec l’actualité, les étudiants du campus de Berkeley où
ont été tournées des scènes, se montrant réservés voire hostiles à l’arrivée
des caméras et des acteurs … Et puis Nichols s’est raccroché à l’actualité musicale
de son époque, en confiant l’essentiel de la bande-son à Simon et Garfunkel, on
y reviendra … Autre ratiocination de comptables dénigreurs, l’âge des
protagonistes, précisé dans le bouquin et cité dans le film. Ben a 21 ans
(Hoffman en a 30), Elaine aussi (Ross en a 26), Mrs. Robinson 42 ans (Bancroft
en a 35). Le jeu des acteurs (et aussi le talent des maquilleuses) gomment ces
différences d’âge …
Des cathos aussi ont vu rouge.
La base de l’histoire (une femme mariée qui débauche le fils de ses amis)
n’était pas faite pour leur plaire, mais le final du film les a … crucifiés.
Généralement, dans toutes les comédies romantiques, le mariage est arrêté avant
le « oui » fatidique. Ici, il a été prononcé et le mariage vole en
éclats quelques secondes plus tard. Les forces de la bien-pensance sont
repoussées par Hoffman qui se sert d’une croix comme d’un épée, avant
d’utiliser cette croix pour condamner la porte de l’église et s’enfuir avec la
mariée consentante … ça a fait tousser dans les évêchés … pour l’anecdote, une
autre controverse est purement fortuite. La scène a été tournée dans une vraie
église louée pour l’occasion. D’après le scénario Hoffman devait frapper
violemment la cloison de verre à coups de poing. Le pasteur du cru, resté pour
surveiller le tournage, a pris peur pour son carreau géant, et menacé
d’expulser toute l’équipe si la scène était tournée de cette façon. D’où un
Hoffman obligé de frapper le grand carreau avec les paumes de ses mains, bras
écartés. Ceux qui en avaient envie ont vu un nouveau blasphème dans cette pose
christique, ce qui n’était pour le coup pas prémédité …
Dans la même lignée, on a eu
droit à quelques gloussements des ligues bien-pensantes à cause de l’apparition
de façon subliminale du nombril et des seins d’Anne Bancroft, quand Benjamin la
raccompagne chez elle et qu’elle s’offre à lui. Le scandale a failli être
évité. Anne Bancroft avait refusé d’apparaître seins nus. Nichols dépêcha des
assistants dans des clubs de strip-tease pour trouver une professionnelle
présentant à peu près les mêmes caractéristiques morphologiques. Pas de chance,
la première amenée sur le plateau refusa d’être filmée et il fallut de nouveau
courir les clubs pour en ramener une autre, juste avant que Nichols ne se
décide à abandonner ces plans fugaces. Par contre, aucune remarque concernant
la strip-teaseuse (en fait une étudiante en médecine) qui effectue son
effeuillage façon burlesque et vient faire tourner ses plumes sur les épaules de
Katharine Ross. Le fait qu’une soit dans le film une bourgeoise mère de famille
et l’autre une danseuse de cabaret provoquerait-il chez les ligues de vertu des
réactions différentes ?
« Le Lauréat » est
également novateur dans la façon d’utiliser la musique. Il est présenté comme
le premier film ayant utilisé une majorité de musique pop (donc récente et
contemporaine) dans sa bande son. Je veux bien, si on considère que
« Quatre garçons dans le vent » de Richard Lester n’est pas un film,
ce qui reste malgré tout à démontrer. Mais soit. Dans « Le Lauréat »
les transitions musicales sont signées Dave Grusin que l’on retrouvera souvent
sur les musiques des films de Pollack. Le reste est de Paul Simon (et
Garfunkel). Le duo pop-folk commençait à percer sur la côte Est et en bon
new-yorkais Nichols avait acheté leur disque (il n’apparaît pas très
connaisseur en matière de pop-rock-folk-machin cela dit) « The sound of
silence » qu’il écoutait tous les jours selon ses dires. Il a pris contact
avec la Columbia pour les droits (et un peu avec Paul Simon). La Columbia les
lui a accordés (et même ceux du suivant « Parsley, sage, rosemary &
thyme »), Paul Simon devant même fournir pour l’occasion une chanson
originale. Ce qu’il avait plus ou moins oublié et que Nichols lui a rappelé
lors d’une rencontre de travail. Simon a profité de l’occasion pour quasiment
se débarrasser d’une ébauche de titre (il n’y avait de finalisés qu’une mélodie
et un couplet, pour une durée d’une minute et demie), initialement baptisé
« Mrs Roosevelt » et qu’il a transformé en « Mrs
Robinson ». On entend trois fois ce titre, une fois sifflé, une fois en
instrumental et une fois avec les paroles existantes à ce moment-là. Le succès
du film et la mélodie entêtante du morceau ont conduit Paul Simon à en terminer
l’écriture et c’est devenu un des incontournables du duo …
Après des heures d’avis
d’intervenants sur les bonus, un point reste en suspens. Si les influences du
« Lauréat » sur des films à venir paraissent indiscutables, d’où
vient « Le Lauréat » au niveau cinématographique ? Nichols dit
que son film préféré est « Un tramway nommé Désir », ce qui peut se
comprendre, Nichols vient du théâtre et le film de Kazan est l’adaptation de la
pièce de théâtre, et notamment grâce à Brando, dégage une sensualité voire une
sexualité implicites. Un intervenant nous dit que Nichols aimait la Nouvelle
Vague française. Manque de bol, on a droit à un bout d’interview hallucinant où
Nichols, jusque-là mais également ensuite très calme, modéré, courtois, so
british pourrait-on dire, se lâche contre les critiques français toujours aussi
nuls, parlant de ces « froggies qui n’y comprennent rien ». On
s’explique pas trop ce mépris quasi insultant, quand on sait que les critiques
français, notamment ceux des Cahiers du Cinéma sont devenus des Truffaut ou
Godard … Alors, la Nouvelle Vague et Nichols ? Ben je vais vous donner mon
avis …
Qu’il le reconnaisse pas, que
des gens s’en soient aperçus ou pas, il me semble que « Le Lauréat »
doit pas mal au « Mépris » de Godard. Pour deux raisons. La première est
un détail visuel. La voiture offerte par ses parents à Benjamin pour son
diplôme et qu’on voit dans beaucoup de scènes est un cabriolet Alfa Roméo
Spider rouge. Exactement le même modèle couleur comprise que celui que conduit
Jack Palance dans « le Mépris » … Coïncidence troublante. Mais la
similitude la plus flagrante vient de la plus longue scène du
« Lauréat » située au milieu du film. On y voit dans une chambre
d’hôtel Ben et Mrs. Robinson avoir une longue discussion parfois très tendue où
tous les ressorts psychologiques des personnages sont explorés. On comprend
pourquoi elle l’a branché, les relations inexistantes avec son mari, celles de
quasi haine pour sa fille, et on voit Ben en train de se débarrasser de sa
timidité complexée et de vouloir rompre avec son unique rôle d’objet sexuel. On
passe de disputes et de paroles blessantes échangées en réconciliations, de
faux-départs en vrais retours, d’habillages puis de déshabillages. Si c’est pas
un quasi copier-coller de la scène d’une demi-heure entre Bardot et Piccoli
dans « Le Mépris », je veux bien passer le reste de l’hiver à regarder
l’intégrale des Tuche en boucle …
Happy end ?
Tous ceux qui ont participé au
« Lauréat » seront les stars de l’année 68. Plus dure sera la chute
pour beaucoup. Seul Dustin Hoffman deviendra une énorme star hollywoodienne.
Ross n’aura droit qu’à un autre second rôle populaire (dans « Butch
Cassidy et le Kid ») avant de disparaître du haut des castings, Anne
Bancroft ne retrouvera plus également de succès équivalent. Et Mike Nichols, de
demi-succès publics en critiques pas trop mauvaises (mais jamais en même temps)
aura au terme de ses deux premiers films fini son parcours en haut du
box-office…
Et puisqu’on est entré depuis
longtemps dans la longueur de chronique vraiment déraisonnable, tant qu’à faire,
un mot sur Hoffman et #metoo. Il a été souvent cité comme au mieux ayant eu des
comportements déplacés envers des femmes (actrices ou pas) du milieu du cinéma.
Et les histoires pas toujours drôles le concernant commencent avec « Le
Lauréat ». C’est lui qui le dit dans une interview solo donnée à
l’occasion de la restauration et de la sortie du film en Blu-ray et que l’on
trouve dans les bonus. Il a selon ses termes « pincé » les fesses de
Katharina Ross lors d’une prise, pour selon lui, la motiver pour la scène. Il
reconnaît qu’une fois la prise terminée, elle était folle de rage de ce geste
et le lui a fait savoir sans ménagement. Selon lui, c’est oublié et ils sont
devenus bons amis … Il n’empêche que lorsqu’ils commentent tous les deux le
film (une quarantaine d’années après sa sortie), il lui tient des propos assez équivoques,
proches d’une drague lourdingue, et au son de sa voix, et surtout de ses
silences, on sent que Katharina Ross est loin d’apprécier ses compliments
douteux …
Ceci étant, vous l’aurez
compris, film indispensable …