STEVEN SPIELBERG - LINCOLN (2012)

 

Bigger than life ...

Spielberg le dit lui-même, il avait quatre ou cinq ans quand on l’a amené visiter le mémorial de Lincoln, et la statue massive du 16ème Président des Etats-Unis qui en orne l’entrée l’avait très fortement impressionné. Un film sur Lincoln, il a toujours voulu le faire. Plus de soixante ans après sa visite scolaire, ce sera chose faite …

Day-Lewis & Spielberg

Sauf que … on ne s’attaque pas impunément caméra au poing à une grande figure historique (en l’occurrence la plus grande des USA), on risque gros (n’est-ce pas Ridley ?) … Et puis, bon, je connais le topo. Chaque fois qu’un artiste dans la littérature, la musique, le cinéma, parle de sa dernière œuvre, c’est toujours pour dire que c’est le projet qu’il avait en tête depuis longtemps, qu’il en est très fier, et que c’est son meilleur … Alors je sais pas si « Lincoln » traînait depuis des décennies parmi les envies de film de Spielberg, ni s’il en est vraiment fier … Est-ce que c’est son meilleur ? Pas grand-monde le pense, faut dire qu’il en a fait tellement de meilleurs les uns que les autres, que le choix est difficile. Je vais pas faire un numéro vain et prétentieux pour démontrer que le Steven il a jamais fait mieux, par contre c’est un film qui conservera une place singulière dans sa filmo. Parce qu’il est à part. Spielberg, c’est un peu comme Bowie en musique, il a touché à plein de genres, et dans plein de genres, il a laissé des œuvres marquantes et à succès.

« Lincoln » donc. Dont la vie et l’œuvre politique ont modifié à jamais les Etats-Unis et qui continue, au moment où le film est mis en chantier, près de cent cinquante ans après sa mort, à être une source inépuisable de publications, historiques pour la plupart, tout ce qu’il y a de plus sérieuses. Lincoln a beaucoup écrit, ses proches aussi, et il y a matière à détailler et affiner ce que l’on sait de lui. Spielberg va éviter l’exercice casse-gueule de la fresque biographique. Après la lecture d’un bouquin, « Team of rivals » de l’historienne Doris Kearns Goodwin, Spielberg décide que son film sera centré sur les derniers mois de la vie de Lincoln, soit la fin de 1864 qui commence à voir le déclin militaire des confédérés (en un seul mot), le tournant du 31 Janvier 1865 (vote du XIIIème amendement), et sa mort en Avril 1865. Le seul écart à cette chronologie sera la dernière scène, un flashback sur le discours d’investiture de Lincoln à l’occasion de son second mandat en Mars 1865.

M et Mme Lincoln

Spielberg a un bouquin sérieux comme point de départ. Anecdote. Spielberg, en galant homme, a souvent convié la Goodwin sur le plateau (elle avait un vague titre de consultante). Il faut voir cette intellectuelle, la soixantaine bien tassée, s’extasier comme une enfant devant les décors, les costumes, les dialogues, recréant à la perfection un pan d’Histoire de son pays. L’adaptation du bouquin en scénario sera l’œuvre de Tony Kushner, partenaire de Spielberg sur « Munich », qu’on retrouvera également sur « West Side Story » et « The Fabelmans ».

Ironie (volontaire) du sort, « Lincoln » sera en tourné en Virginie (l’Etat confédéré où ont eu les lieu les combats les plus violents de la Guerre de Sécession), et la Maison Blanche sera recrée à Richmond (la capitale de la Confédération), non par provocation, mais car le Palais du Président dissident sudiste avait été construit comme une quasi réplique de la Maison Blanche, y’avait juste les colonnes d’entrée à rajouter.

« Lincoln » commence comme « Il faut sauver le soldat Ryan ». Par une scène de guerre, une bataille dans un marais entre des Sudistes et un détachement de l’Union (les Nordistes) composé uniquement de Noirs. Là, dans la gadoue, ça finit au corps-à-corps et on s’achève à l’arme blanche. Le parallèle entre les séquences introductives des deux films n’est sûrement pas dû au hasard, mais la baston apocalyptique de « … Ryan » devient ici beaucoup plus soft (pas de sang qui gicle sur l’objectif, pas de sang tout court d’ailleurs). Non pas que Spielberg ne soit pas capable de récréer une boucherie militaire, mais dans « Lincoln » ce n’est pas le propos. Il y a la guerre, c’est tout sauf glamour, il faut situer, mais « Lincoln » n’est pas un film-spectacle ou spectaculaire.

« Lincoln » est un film de dialogues et d’acteurs.


Et là, il est temps de parler de Daniel Day-Lewis qui joue Lincoln. Rectification, Daniel Day-Lewis ne joue pas Lincoln, il est Lincoln. Mais vraiment. Comme à son habitude, il s’est extrêmement documenté, fouinant dans les bibliothèques universitaires, lisant quantité de discours de Lincoln, scrutant ses photos, … pour au final opérer sa mue en Président des USA des années 1860 (on peut dire des 60’s, ça marche pour tous les siècles ?). Les anecdotes, certaines ni confirmées ni infirmées, sont légion concernant Day-Lewis sur le tournage. Il aurait banni à titre perso tout moyen de communication qui ne soit pas d’époque (no phone, no internet, …), communiquait volontiers par écrit sur le papier à en-tête de la Maison Blanche utilisé dans le film, exigeait que tout le monde sur le plateau (Spielberg compris) l’appelle uniquement « Président » ou « Monsieur le Président », … ça peut évidemment paraître too much, voire stupide, mais c’est en opérant à peu près de la sorte sur chaque film, qu’on devient (à mon avis) le meilleur acteur de sa génération et aussi de toutes celles d’avant … Daniel Day-Lewis porte le film à bout de bras. Parce que « Lincoln » n’est pas « facile ». Tourné en lumière « d’époque », c’est-à-dire avec des intérieurs sombres ou dans la pénombre, des costumes qui ont peu à voir avec ceux de la tournée d’adieux (qui a dit enfin ?) de Kiss, et des acteurs-personnages qui s’ils furent les héros de leur temps, ne se conduisent pas exactement comme les Avengers …

« Lincoln » est fascinant parce qu’il nous montre que rien n’arrive par hasard. Lincoln (l’homme) n’est pas un chanceux qui a eu les bonnes idées au bon endroit au bon moment. Lincoln a mûri ses projets, ses visions et s’est donné les moyens de les mener à terme. Il n’a pas subi ou profité des circonstances, il a écrit de façon méthodique l’Histoire. « Lincoln » est un film politique, qui montre et dissèque les arcanes du pouvoir, les visions et les convictions des uns et des autres. Et au milieu, en précurseur des Churchill ou Mitterrand à venir, celui qui d’en haut tire les ficelles. Passionnant de voir le trio d’hommes de l’ombre qui vont « chercher » les votes par le chantage, l’intimidation, la corruption … Passionnant de voir Lincoln lui-même mettre les mains dans le cambouis (sa visite nocturne à un sénateur), chercher à convaincre des proches parfois réticents par la démonstration méthodique ou par la force (« je suis le Président des Etats-Unis, j’ai des pouvoirs immenses et je vais les utiliser »).

Malgré sa complexité, ses multitudes d’enjeux et de personnages secondaires, le récit reste fluide. Ben oui, c’est Spielberg, qui évite l’écueil de mettre en images une thèse d’histoire, qui fait un film, qui alterne des scènes fortes (celle, somptueuse, de Lincoln à cheval traversant lentement un champ de bataille jonché de cadavres dans un brouillard bleuté, est une des plus belles qu’il ait jamais tournées), avec des passages plus légers (quasiment toutes celles avec ses trois truculents hommes à tout faire). Spielberg qui choisit également de mettre en avant le cercle familial de Lincoln, les relations parfois compliquées avec sa femme (jouée par Sally Field), son fils (Joseph Gordon-Lewitt), ses soutiens politiques (Thaddeus Stevens, là aussi gros travail d’acteur de Tommy Lee Jones), ses moments de décompression (il raconte des histoires drôles quand les évènements ne le sont pas, comme Louis XVI il bricole des horloges). Lincoln n’a pas été qu’un visionnaire politique, c’est par la force des choses un chef de guerre, appliquant les théories de Clausewitz (« la guerre n’est que le prolongement de la politique par d’autres moyens »). Et par-dessus tout, Lincoln ne quitte jamais son but : rajouter à la Constitution un XIIIème amendement, celui qui abolit l’esclavage. Avec l’aide de son chef militaire, Ulysses Grant (qui deviendra Président quelques années plus tard), il profite de son avantage sur le terrain pour retarder au maximum les négociations de paix avec un Sud exsangue, et faire voter son amendement sachant que celui-ci serait forcément une monnaie d’échange si une fin de guerre était discutée. En quelque semaines, Lincoln réussit un échec et mat sur les plans militaire et institutionnel … fin de la leçon d’histoire …


Mais tout ça pour dire qu’il faut du talent derrière et devant la caméra pour pas endormir le spectateur. Spielberg n’utilise aucune des grosses ficelles qui lui tendaient les bras. Juste une séquence émotion lors du vote au Sénat. Plus fort, et véritable coup de génie, l’assassinat de Lincoln n’est pas montré (juste une annonce et le regard hagard de son plus jeune fils), on voit juste son cadavre sur un lit, éclairé et avec une disposition des personnages qui rappelle les tableaux ou les sculptures de Pietà de la Renaissance (ou la pochette du « Closer » de Joy Division).

Perso, la scène qui m’a le plus marqué, elle est pas dans le film, mais dans les bonus du Blu-ray. Après la première scène de bataille dans la gadoue nécessitant quelques dizaines de figurants, on voit Spielberg qui serre la main et dit un petit mot à tous ces obscurs qui passent devant lui façon procession et sans qui les films ne pourraient pas se faire.

Une anecdote racontée par Spielberg. Une fois la dernière scène tournée, il a tenu à aller voir et féliciter son acteur principal pour sa performance hors-norme et son immersion totale pendant des semaines dans son personnage. A sa grande stupéfaction il n’a pas vu Lincoln, mais Daniel Day-Lewis qui avait retrouvé son accent irlandais et ses manières de gentleman britannique, qui était redevenu « normal » en l’espace de quelques minutes. Cette rencontre et cette métamorphose en quelques minutes l’a encore plus soufflé que sa performance dans le film …

Conclusion : quand le plus grand cinéaste de son temps rencontre le plus grand acteur de son temps, ça peut pas être mauvais …

Conclusion-bis : les réacs et rétrogrades, ceux qui voyaient l’avenir en regardant dans le rétroviseur étaient Sudistes et Démocrates. Lincoln était Républicain. Quand on voit que les Républicains d’aujourd’hui mettent en avant un clown pathétique à perruque orange, on se dit que les choses ont bien changé au pays de l’Oncle Sam …


Du même sur ce blog :


SOLOMON BURKE - ROCK 'N SOUL (1964)

 

Un certain Mick Jagger ...

Ça vous dit quelque chose, le nom de Mick Jagger ? Oui ? ‘tain, vous devez être vieux … Peut-être pas autant que Sir Mick, mais bon … Donc le Mick, il y a cinquante ans qu’il imite (le chant, la gestuelle scénique), en évidemment plus vieux et moins bon, le Jagger du début des seventies. Avant cela, Mick Jagger sur scène avait beaucoup emprunté à Tina Turner, et encore avant à James Brown. Et quand il a commencé, vers 63-64, son modèle principal c’était Solomon Burke. Solomon qui ? … Bougez pas, je vous présente le bestiau …

Même si aujourd’hui, on cite à peu près aussi souvent Solomon Burke quand on cause musique, qu’on cite Raymond Kopa en parlant cyclisme ou Louison Bobet dans une discussion sur le foot (oui, je sais, y’a un twist, c’est pour voir si vous connaissez vos classiques).


Le brave (?) Solomon, il est, pour être gentil, un peu tombé dans l’oubli et il risque pas trop de revenir au sommet, vu qu’il a claqué en 2010. Il fait partie de toute une litanie de chanteurs américains de … musique noire pour faire simple, qui ont eu leur quart d’heure de demi-gloire au début des sixties, coincés temporellement entre Jaaaames Brown (la figure tutélaire), Sam Cooke (le beau gosse hyper populaire à la voix de velours) et les futures stars soul à venir (les types des écuries Stax et Atlantic, les Otis Redding, Wilson Pickett, Sam & Dave, …). Sans oublier les hits de la Tamla ou de Spector … Malgré tout, des Ben E. King, Arthur Alexander, Don Covay, Geno Washington, Jackie Wilson (ces deux derniers ayant suscité deux – belles – chansons des Dexys Midnight Runners au début des 80’s), récoltaient quelques hits et pouvaient prétendre atteindre le haut de l’affiche. Solomon Burke faisait partie du lot.

Des premiers enregistrements au début des années 60, une signature chez Atlantic, commencent à le sortir du troupeau d’anonymes qui s’escriment dans la chanson. Burke a pour lui une voix malléable, avec une facilité certaine pour monter dans les aigus et descendre dans les graves, et une présence sur scène physique et énergique. « Just out of reach » sera son premier succès, paru en 1961, et présent dans les charts à l’occasion d’une réédition deux ans plus tard. « Cry to me » suivra quelques mois plus tard. Le premier est une ballade soul interprétée d’une voix suave qui n’est pas sans rappeler le King Elvis himself lorsqu’il s’adonnait à ce genre de ritournelles. « Cry to me » est d’une structure plus travaillée, empruntant toujours à la soul, mais le tempo s’accélère, laissant apparaître des sonorités venues du doo-wop et du rhythm’n’blues. C’est le moment que choisit Atlantic pour faire de Burke une de ses priorités. Un auteur maison, qui commence dans la production, Bert Berns, est chargé du disque, sous le regard et les oreilles attentives de Jerry Wexler, producteur en chef d’Atlantic (et plus ou moins bras droit d’Ahmet Ertegun, fondateur du label). Solomon Burke devient une affaire sérieuse.


Ce « Rock ‘N Soul » qui résultera des séances, indique par son titre même la direction choisie. La soul est le matériau de base, mais un pont veut être construit avec le « rock » au sens le plus large, c’est-à-dire un crossover entre musiques blanches et noires. Rien de nouveau et d’extraordinaire dans la démarche artistique, si ce n’est que généralement, ce sont des chanteurs blancs qui allaient vers la musique noire (le cas d’école Presley), plus rarement l’inverse.

Burke bénéficie donc de la machine Atlantic, ce qui n’est pas rien. Et de titres qui pourraient bien marcher. Bon, pas les siens, Burke compose peu (deux titres vers la fin du disque, pas les meilleurs), mais il peut compter sur un tracklisting sur-mesure, pour l’essentiel des reprises. Et pas de n’importe qui. Figurent dans les crédits des noms comme Wilson Pickett, Woody Guthrie, Don Covay, Leiber & Stoller, … Ce « Rock ‘N Soul » va pourtant être doté d’un son assez curieux, avec une place souvent démesurée accordée aux choristes dont les voix au premier plan viennent parasiter Burke, pourtant pas vraiment un aphone au micro. Nouveau concept musical (rock ‘n soul) et donc nouveau concept sonore ? Je sais pas, mais ça pique parfois les oreilles …

Tout est fait pour attirer le chaland. Les « vieux » hits « Just out of reach » et « Cry to me » sont de la revue, et oui, on peut trouver des chansons qui tirent (un peu) vers le rock’n’roll … Bon, pas tant que ça en fait, seule « Hard ain’t it hard » peut être raccrochée au wagon du binaire. L’essentiel est composé de soul parfois énergique (« Goodbye baby (Baby goodbye), « You’re good for me »), mais le plus souvent sous forme de ballades (« Can’t nobody love them all », « Someone to love me », « He’ll have to go », cette dernière ayant dû pas mal plaire à Willy DeVille). Dans l’intitulé du disque, Burke aurait aussi pu rajouter « pop » (« Won’t you give him » semble sous forte influence Beatles), voire « gospel » et « jazz » (« You can’t love them all » a des effluves de ces deux genres. Pour faire simple, « Rock ‘N Soul » c’est un peu un fourre-tout (pas mal foutu cependant) de plein de musiques à l’époque plutôt mainstream.

L'Ecole des Fans ...

Et Jagger et les Stones, alors ? On y vient, on y vient… le jeune Mick était fan, essayait de tenir la scène comme Burke, et les Stones ont allègrement pioché dans son répertoire à leurs débuts. Ils ont repris quatre titres interprétés par Burke, dont deux qui font partie du tracklisting de ce « Rock ‘N Soul » : « Cry to me » et « If you need me », ce dernier quasiment plagié dans leur « Time is on my side ». Et comme les Stones sont des garçons bien élevés qui payent leurs dettes, ils ont parfois invité Solomon Burke à venir pousser la chansonnette avec eux sur scène dans les années 2000, quand ils avaient pris l’habitude de faire participer des guests à leur rock’n’roll circus…

Burke avec ce disque récoltera quelques hits mineurs qui visiteront le ventre mou du Billboard… mais aucun n’imprimera, même pas un « Everybody needs somebody » qui fera par contre la fortune et le succès des Blues Brothers. Burke, même très diminué en fin de vie, continuera tant qu’il le pourra de se produire sur scène, non sans avoir contribué à assurer sa descendance (on parle tout de même d’une vingtaine d’enfants légitimes) …