Le shoegazing … le machin juste avant le grunge et la
britpop. Ça ne vous rajeunit pas, hein ? Si ça peut vous rassurer, moi non
plus … Le shoegazing, tout est contenu dans le terme. Des zozos qui jouaient en
regardant leurs chaussures. Enfin, plus exactement, le rack (souvent démesuré)
de pédales d’effets sur lesquelles ils s’escrimaient en triturant les cordes de
leurs guitares.
Le shoegazing, c’est avant tout une approche auditive. C’est
basé sur la guitare qui doit phagocyter l’espace sonore, et qu’on essaye de
faire sonner différemment, étrangement, comme si c’était pas une guitare. Sur
des bases pop inspirées par la léthargie mélodique du 3ème Velvet,
des Jesus & Mary Chain, et des quiet/loud somnolents. Le tout enrobé par
des couches d’innombrables parties de guitare pour un rendu tout à la fois
cotonneux et strident. Avant tout une affaire de studio et de production.
Courant musical à la mode quelques temps fin 80’s – début
90’s en Angleterre. Première (et dernière star) du genre : Ride, avec
l’assez intéressant « Nowhere » paru à l’automne 1990. Un an plus
tard sortait « Nevermind » de Nirvana et dès lors la messe shoegaze
semblait dite. Sauf que … depuis presque trois ans, une bande de forcenés multipliaient
les séances de studio pour sortir le disque référence.
My Bloody Valentine (MBV pour les amis et pour le reste
du post), c’était un quatuor : un batteur, une bassiste et un couple (à la
ville comme à la scène) de guitaristes, Kevin Shields et Bilinda Butcher. Les
deux composaient et chantaient. Et Kevin Shields, asocial monomaniaque
produisait et recherchait obsessionnellement « le son », celui qui
allait lui permettre de redistribuer toutes les cartes du pop-rock machin. MBV
avait fait paraître quelques Ep’s et un album, « Isn’t anything »
(que j’ai, et peut-être même écouté, mais si c’est le cas il m’a laissé aucun
souvenir), et surtout convaincu Alan McGee, boss du label Creation de financer
leur prochain chef-d’œuvre.
Creation (nommé à cause du groupe garage anglais garage
des 60’s du même nom), était un gros label indé, qui avait fait paraître les
premiers Jesus & Mary Chain et Primal Scream, et remplissait ses caisses
avec les shoegazing dont il avait les principaux groupes (Ride et Slowdive).
L’histoire est connue. La confiance de McGee envers MBV a failli ruiner le label
à cause du coût astronomique des trois années passées en studio par Shields et
consorts … Pour la petite histoire, c’est pas MBV qui a renfloué le navire (ils
auraient pu en vendre des dizaines de millions de leur « Loveless »,
ça aurait pas suffi à équilibrer les comptes), mais quelques années plus tard,
un groupe de frangins sourcilleux de Manchester, avec leur groupe Oasis …
Shields et Butcher devant, les autres derrière ...
« Loveless » est une expérience (et une
expérimentation) sonore. Assez unique et remarquable. Assez vaine aussi. Je m’en
vas vous expliquer tout ceci (attention, je m’attaque à un des jalons du rock,
qu’on retrouve cité dans toutes les listes ou bouquins de skeuds absolument
géniaux et rigoureusement indispensables) …
Au crédit de « Loveless », il y a plein de
choses. Tout d’abord un son que personne n’avait jamais retranscrit sur disque.
Un magma de guitares empilées sur des bases mélodiques simples (un riff,
quelques accords) avec utilisation systématique de l’effet tremolo, certaines
pistes mises en avant sur le mix, puis assourdies quelques mesures plus tard.
La batterie est tout juste audible (en totale opposition avec ces rythmiques
herculéennes à la Steve Lillywhite qui avaient dominé les 80’s), les voix sont
monocordes, farcies d’effets et mixées très bas ce qui rend les paroles totalement
incompréhensibles (d’ailleurs trois ou quatre titres sont instrumentaux sans que
ça saute vraiment aux oreilles), la structure quiet/loud des couplets/refrains
est inversée (loud pour les couplets, quiet pour les refrains). Les épithètes
pour qualifier le son de MBV se sont multipliés avec parfois beaucoup d’imagination,
on a souvent parlé à leur sujet de « guitares liquides » (suite à un
article dans un mag anglais où le journaliste décrivait la musique de MBV comme
écoutée immergé dans la baignoire quand le groupe joue dans la salle de bains).
En tout cas une expérience sonore unique et originale, et une unité de sons et
de tons constante tout du long du disque. Et en live, les MBV jouaient extrêmement
fort, à la limite du supportable, tout en contraste avec le chant juste
audible.
Il faut aussi reconnaître à MBV un talent certain pour
faire émerger les mélodies de ce magma sonore, sans que rien ne soit pourtant
fait pour les mettre en avant. On pense souvent aux Jesus & Mary Chain pour
la construction des titres, c’est simple mais évident. L’agencement du disque
est réussi, les titres les plus agressifs sont au début, et on tend vers l’apaisement
(bruyant), voire la « normalité » (le dernier titre « Soon »
propose des gimmicks quasi infantiles et une batterie pour une fois audible sur
un groove quasi hip-hop) à mesure que défilent les pistes.
Au débit de « Loveless », on peut dire que dans
le rayon guitares jouées de façon « originale », ils n’étaient pas
une sorte d’OVNI unique en son genre. Qu’il me soit permis de préférer à leur
magma sonique l’approche toute particulière del’instrument par Tom Verlaine et Richard Lloyd dans Television (le
fabuleux et inégalé « Marquee Moon »), voire d’avoir une pensée pour
ce bon vieux Neil Young qui lors de la parution de ce « Loveless »
venait de mettre sur le marché deux ou trois disques studio remplis de saturation
(dont l’extraordinaire « Ragged glory »), et de publier un live
strident (« Weld ») dont certaines versions expended contenaient un
Cd supplémentaire (« Arc ») d’une demi-heure comprenant uniquement du
feedback de guitare. Plus radical tu meurs …
L’obstination de Shields de sortir un disque « sans
concessions » rend quand même l’objet monolithique, et la plupart des
titres interchangeables. Même si deux sont parus en singles, (« Only
shallow » et « When you sleep », assez « évidents »),
et qu’également « I only said » et « Soon » méritent la
citation. Le buzz autour de « Loveless » sera phénoménal, mais comme tous
les buzz durera peu.
Les MBV vont hésiter entre intégrité et intégrisme, et
surtout se heurter au mur de la suite à « Loveless », que faire quand
on a tout donné et mis toutes ses obsessions sur un même disque ? La suite
était tellement peu évidente a priori, que fatalement de suite il n’y aura pas.
Le groupe s’est séparé de fait vers le milieu des 90’s sans avoir publié autre
chose, s’est reformé des lustres plus tard autour des inamovibles Shields et Butcher
avec une nouvelle rythmique, et a fait paraître un disque (« mbv »)
en 2013, au retentissement bien moindre (doux euphémisme) que « Loveless ».
Qui restera sa pièce maîtresse certes, mais pas au point
qu’elle me suive dans la proverbiale île déserte …
« Tu les trouves jolis, mes hits ? »,
« Et mes ambiances celtiques ? », « Et mes titres
expérimentaux, tu les trouves jolis ? » …
Oui, Kate, je les trouve jolis …
Mais comme le chef-d’œuvre de Godard, le
chef-d’œuvre de Kate Bush n’est pas un truc facile. Ça peut rebuter … Parce que
« Hounds of love » est un disque déstabilisant, une Œuvre, sans le
côté prétentieux qu’on attribue généralement au mot.
Kate Bush est une artiste atypique. Rattachée quasi
accidentellement au rock-pop-machin. Elle vient de la musique et de la danse
classiques, comme toute bonne fille de famille bourgeoise anglaise qui se
respecte dans les années 70. Premier choc, elle aurait (conditionnel, mais
imprimons la légende) fait partie (à 15 ans) des quelques centaines de
privilégiés qui assistent à la « mort » de Ziggy Stardust le 3
Juillet 1973 au Hammersmith Odeon. Quelques semaines plus tard chez ses
parents, elle joue en s’accompagnant au piano des chansons qu’elle a composées,
devant l’ami d’un ami de la famille. Qui s’appelle David Gilmour et promet que
quand Pink Floyd lui laissera un peu de temps libre, il amènera la gamine en
studio. Il faudra attendre trois ans pour les premières séances, et deux de
plus pour la sortie du premier single « Wuthering Heights ». Number
one dans les charts anglais, une première pour une femme
auteur-compositeur-interprète. Le fait que tous les collégiens anglais aient lu
« Les hauts de Hurlevent » aidera au succès du titre. Mais la mélodie
difficile au piano et les trois octaves (comme Joan Baez ou Laura Nyro, liste à
peu près close) tout en haut des aigus de Kate Bush n’y sont pas pour rien. Et
pendant deux ans, Kate Bush va voir sa popularité croître. Elle sort des
disques, assure la promo. Et donne des concerts. Au sujet desquels le mot
féérique est celui qui revient le plus souvent (les fringues à base de voiles
vaporeux, la chorégraphie venue de ses années de danse classique, les
fumigènes, les ambiances lumineuses en clair-obscur). Dès le départ, Kate Bush
contrôle tout, et forcément, les frictions avec le music busines (EMI en
l’occurrence) pointeront vite le bout de leur sale museau. En 80, basta, Kate
Bush fait savoir qu’on ne lui imposera rien, qu’elle fera des disques quand
elle en aura envie et qu’elle ne se produira plus sur scène (elle tiendra
parole plus de trente ans). Un autre gros hit (« Babooshka ») la met
définitivement à l’abri du besoin. Afin d’être totalement autonome, elle se
fait construire son propre studio, et hormis son bassiste-compagnon Del Palmer,
n’a plus de « groupe » attitré, elle emploie des musiciens au gré des
besoins de ses titres. C’est elle qui produira ses disques, remixant ou
réenregistrant complètement (comme Manset) des titres lors de rééditions ou
sorties de compilations … Le fameux « Complete Control » que n’a
jamais eu le Clash, c’est cette petite bonne femme qui l’obtiendra …
Revers de la médaille, vers le milieu des 80’s, Kate
Bush décline commercialement, l’Angleterre faisant une fixation sur les
« nouveautés », encensées un jour, portées au gémonies le lendemain.
Lorsque qu’elle s’attaque fin 83 à « Hounds of love », son cinquième
album, Kate Bush ne peut plus tenir sur ses acquis. Elle doit convaincre. Et
évidemment, elle va s’y prendre d’une façon assez singulière. « Hounds of
love » est à peu près ce qu’on a l’habitude de qualifier de suicide
commercial. Un concept-album pour faire simple. Comme tous ceux qui font de la
musique « sérieuse », c’est-à-dire prétentieuse et insupportable.
Sauf qu’avec Kate Bush ça ne se passe comme avec tous les vulgaires
maltraiteurs de gamme œuvrant dans le prog, genre auquel on l’a quelquefois
paresseusement rattachée. « Hounds of love » est un disque « à
l’ancienne » et novateur en même temps. A l’heure où il n’est plus
question que de raisonner en termes de Cd, « Hounds of love » est
conçu comme un trente-trois tours. En gros, une face chanson (« Hounds of
love ») et une face expérimentale (« The ninth wave »).
La face « chansons » générera quatre
singles (pour cinq titres). Plus connu, le titre d’ouverture, "Running up that hill".
Polyrythmies ondulantes, mélodie complexe, évolutive, mais instantanément
mémorisable, voix comme d’hab très haut perchée, "Running up that hill" finira en troisième position des hits anglais. Un titre immortel, ne serait-ce
que parce qu’il a eu plusieurs vies. Kate Bush le remixera en 2012 à l’occasion
des J.O. de Londres. Sixième dans les charts. Et puis l’improbable total se
produira. En 2022, Kate Bush est contactée par les producteurs d’une série
télévisée Netflix, « Stranger things », qui veulent utiliser le titre
comme générique de leur prochaine saison. Discussions, accord. Et là, en
quelques semaines, le titre devient viral sur les réseaux sociaux pour « jeunes ».
Records de streaming sur Spotify, heavy rotations sur les radios, et titre qui
trente sept ans après sa sortie devient numéro un dans plusieurs pays dans sa
version originale, du jamais envisagé, même pas en rêve par qui que ce soit … "Running up that hill" est forcément le titre classique de Kate Bush.
Mais pour moi il y a encore mieux sur ce disque. C’est
« Cloudbusting », chanson au thème pour le moins étrange, morceau en
hommage à un inventeur malade (Peter Reich) du cloudbuster, machine censée faire
pleuvoir en utilisant des particules orgasmiques présentes dans l’atmosphère.
Un titre qui suit une progression d’accords inexorable, et il me semble bien
assez similaire au « Boléro » de Ravel. Pour moi de loin la
masterpiece de toute la carrière de Kate Bush, avec un clip
« expended » scénarisé par Terry Gillian, avec Donald Sutherland dans
le rôle du maboule professeur et Kate Bush dans celui de son fils. Apparemment
un titre trop bon pour les charts de l’époque, où il ne fit qu’une carrière
modeste.
Sont également sortis en singles le morceau-titre
« Hounds of love » (grosse batterie hyper compressée, musique
linéaire, tout repose sur la voix de Bush) et « The big sky »,
ballade emphatique, lyrique avec des schémas complexes, qui évoque fortement le
son de « So » le disque de Peter Gabriel qui sortira l’année suivante
(normal, les deux s’appréciaient, échangeaient beaucoup, et Kate Bush
participera à plusieurs morceaux du Gab, qu’elle ne sauvera pas toujours de la
médiocrité, voir ou plus tôt écouter « Don’t give up »). Dernier
titre de la face « Hounds of love », la belle ballade « Mother
stands for comfort » qui ne dépare en rien le niveau très élevé de cette
première partie du disque.
La suite (car la plupart des titres sont enchaînés)
« The ninth wave » réussit à agglomérer tout et son contraire, des
épures au piano à de l’expérimental total. Surprenante au premier abord, cette
« suite » se mérite. Du piano-voix inaugural (« And dream of
sheep »), à la légèreté finale de « The morning fog » (on boucle la
boucle, c’est très proche du son, de l’ambiance et des rythmes de la première
face). En utilisant des bandes accélérées et/ou passées à l’envers, des
dialogues de films, des brisures de rythmes (« Waking the witch » en
est le meilleur exemple, avec en plus un sample des hélicos qu’on entend sur
« The Wall » du Floyd). Autant le vague concept de la première partie
a du sens avec ses ambiances ou paroles mystiques ou ésotériques (elle devait
s’appeler au départ « A deal with God », l’expression n’a été
conservée que comme sous-titre de la chanson « Running up that
hill »), autant j’ai jamais compris cette histoire de neuvième vague tant
elle rassemble des titres hétéroclites. Alors c’est expérimental (dans la
mesure où c’est pas des choses qu’on entend généralement dans un disque
« grand public », et surtout pas le temps d’une face vinyle entière),
mais c’est facilement abordable, très écoutable (sinon, Kate Bush ou pas,
j’aurais dit que c’était de la daube). Deux titres sont plus
« faciles » de prime abord, le très celtique « Jig of
life » (enjoué, entraînant, qui ne déparerait pas le répertoire des
Chieftains et rendrait tous nos bardes chevelus bretons plus supportables), et
la pièce majeure de cette face « Hello Earth ». Ce bonjour à la Terre
est le morceau le plus long du disque (plus de six minutes, commencé comme une
ballade, le chant grégorien d’une chorale en partie centrale, des voix
murmurées et des synthés pour finir).
Lors de sa sortie, « Hounds of love »
renforcera si besoin était la crédibilité et l’originalité artistique de Kate
Bush. Malgré ses quatre singles, ce sera une bonne vente sans plus. Très
certainement en dessous des objectifs d’EMI, qui n’attendra que quelques mois
pour sortir une compilation (« The whole story », un seul inédit, pas
extraordinaire), mettant un terme à la première partie de l’œuvre de Kate Bush.
Qui dès lors, se fera beaucoup plus rare discographiquement (quatre albums en
vingt deux ans). Bizarrement, alors que dans le « métier » on fait
tout pour faire parler de soi et perdurer pour rester en haut de l’affiche,
plus Kate Bush se fera discrète, plus elle sera citée comme référence (et pas
seulement dans le milieu musical) …
« Hounds of love », c’est classique et novateur
en même temps … comme les meilleurs Godard …
Alors qu’on commence à nous les briser menu avec les J.O.
exceptionnels (si si, ils seront exceptionnels, c’est Micron qui le dit) de
Paris 2024, qui verra une meute de blindés de tous les continents applaudir mollement
entre deux coupes de champagne rosé et un shopping Place Vendôme, des sportifs
ultra-professionnels et dopés jusqu’aux yeux, causons un peu d’un type et de
son disque qui sont eux vraiment allés plus vite, plus haut et plus fort que
tous les autres.
C’était en 68, année des eux vraiment mythiques Jeux
Olympiques de Mexico. Pendant que Bob Beamon et Tommi Smith sautaient plus loin
et couraient plus vite que tous les autres (records qui ont tenu des décennies),
et que le même Tommi Smith et John Carlos levaient un poing ganté de noir lors
de la cérémonie de remise de médailles du 100 mètres (la photo la plus connue
de toute l’histoire des J.O., en dénonciation de la ségrégation raciale dans
leur pays, les Etats-Unis), à un peu plus de trois mille kilomètres au Nord-Est
du Stadio Olimpico Universitario de Mexico, à New York, un type également pas
très blanc de peau, enregistrait un disque qui lui aussi placerait la barre à
un niveau infranchissable.
Pochette Linda Eastman
Avant « Electric Ladyland », Hendrix est perçu
chez lui, aux States, au mieux comme un phénomène de foire. Ceux qui l’avaient
embauché à ses tout débuts dans leur backing band (Isley Brothers, Little
Richard, Ike & Tina Turner, …) et qui, soit parce qu’il n’en faisait qu’à
sa tête, soit plus vraisemblablement, parce qu’il leur faisait de l’ombre,
l’ont viré sans ménagement, l’ont copieusement dénigré auprès de la
« profession ». A preuve, Hendrix a dû s’exiler, en Angleterre et en France,
faire ses preuves en Europe. Avant de revenir chez lui, où, s’il a cette fois
conquis la « profession » (sa prestation à Monterey avec sa guitare
embrasée n’est pas passée inaperçue), le « grand public » n’en a pas
fait quelqu’un qui compte commercialement parlant.
Là, en 68, il veut marquer les esprits. Toujours avec
Mitchell et Redding, il commence des répétitions à Londres, mais commence à
regarder vers l’Amérique. Ses premières royalties (enfin, celles qui ne sont
pas converties en dope et plaisirs futiles) sont investies dans un club miteux
à Greenwich Village, New York. Il a tout d’abord l’idée d’en faire un endroit
branché de la nuit new yorkaise, avant, semble t-il sous l’impulsion de la
Warner (qui distribue ses disques aux States via le label Reprise) et de son
avisé manager Chas Chandler, d’y créer un studio d’enregistrement. Hendrix veut
un endroit à sa (dé)mesure, qui s’appellera l’Electric Lady. Il va y laisser
tout son fric, les retards vont s’accumuler et l’endroit ne verra le jour que
grâce à Warner qui signe le dernier chèque (et récupère plus ou moins
l’endroit).
Pochette UK
C’est donc dans l’Electric Lady que Hendrix compte
enregistrer son prochain disque. Sauf que vu les circonstances, la
quasi-totalité de l’enregistrement se fera au Record Plant, la production sera
signée Jimi Hendrix, avec quand même une participation non négligeable de
l’ingé-son Eddie Kramer (qui deviendra un producteur connu, on trouvera son nom
dans le sillage de Kiss et Led Zep, avant d’être désigné par Janet Hendrix,
héritière de son demi-frère Jimi, comme une sorte de légataire sonore de toute œuvre
portant le nom de Jimi Hendrix). Pour la petite histoire (la légende ?),
Kramer refusait d’enregistrer quoi que ce soit si les musiciens arrivaient sous
substance et/ou en consommaient en studio … le quotidien a pas dû être simple
pour lui … Et le studio Electric Lady ne sera terminé qu’au cours de l’été 70,
et inauguré quelques semaines avant la mort d’Hendrix, qui n’y aura enregistré
que très peu de choses, dont aucune parue de son vivant …
« Electric Ladyland », le disque, est
évidemment baptisé en référence à son projet de son studio. C’est un disque de
rupture, par rapport aux deux disques précédents, qu’on pourrait qualifier de
« chansons ». C’est aussi un double vinyle, denrée plutôt rare à
l’époque (« Blonde on blonde », « Freak out ! », il
m’en vient pas guère d’autres à l’esprit, le Double Blanc et un machin de
Canned Heat sont sortis quelques jours ou semaines plus tard il me semble).
Faut avoir des choses à dire (Dylan), ou à délayer (Zappa) pour s’attaquer à ce
genre de format. Ça tombe bien, Hendrix a plein de choses à dire, et est aussi
capable de les délayer.
Pochette Alain Dister
Pour ceux qui auraient pris un siècle de vacances sur une
autre planète, il est utile de préciser que Jimi Hendrix en studio, compose, produit,
chante, joue de la basse quand ça lui prend, et surtout de la guitare,
furieusement électrique de préférence. C’est pas mon genre de m’extasier devant
un mec les yeux tournés vers le ciel, les cheveux et le nez dans le manche, toutes
grimaces dehors, en train de s’exciter sur le manche d’un objet à forme
phallique relié au secteur. Les plaisirs solitaires, c’est faute de mieux quand
t’es ado, et plus tard ça relève quand même un peu (et de plus en plus avec
l’âge) de tout un tas de sciences dont le nom commence par « psy » … Mais
bon, tous les types connus (et même si ça en coûte à certains) ou pas, ayant
gratté une six-cordes vous le diront, il y a Hendrix qui caracole loin devant et
tout le reste du troupeau qui essaye de suivre (et les pires du troupeau étant
bien souvent ceux qui s’en réclament le plus, voir les cas d’école Marino,
Trower et SR Vaughan, copistes sans imagination …).
« Electric Ladyland » se retrouve toujours cité
parmi les plus grands disques de tous les temps, tous genres confondus, et toujours
vers le sommet des palmarès. Bon, pour le coup, ceux qui font qui des listes et
des classements numérotés n’ont dans ce cas pas tort.
Un grand disque, ça doit commencer par une pochette qui
marque les esprits. On dira que « Electric Ladyland » est a priori
l’exception qui confirme la règle. La pochette officielle (celle de Reprise
-Warner US) est un gros plan du visage d’Hendrix, de trois-quarts face en
légère contre-plongée, figure jaunâtre et cheveux rouge incendie (photo prise
lors d’un concert londonien). Hendrix n’aimait pas cette pochette, il voulait
une photo de l’Experience prise avec des enfants à Central Park par Linda Eastman
(qui contrairement à une légende urbaine n’est pas de la famille Eastman-Kodak,
c’est une grande bourgeoise fille d’avocats, qui commence à fréquenter - et ne
va pas tarder à se marier avec - un obscur bassiste gaucher anglais, un certain Paul McCartney).
On retrouvera cette photo sur des rééditions tardives et expended de
« Electric Ladyland ». Au pays d’Aurore Bergé, la pochette mythique
est celle du pressage anglais et européen, un parterre de dix-neuf femmes nues sur
fond noir. Pochette anglaise et européenne ? Non, car comme dans Astérix,
Français et Béneluxois résistent aux infâmes anglo-saxons et se verront
gratifiés d’une photo de pochette signée du Français Alain Dister, plutôt
collector. Fouillez dans les greniers, la pochette anglaise en édition
originale et état mint vaut une blinde, le pressage français chez Barclay avec
la pochette Dister peut quand même se négocier plusieurs centaines d’euros … Et
s’il y en a que ça intéresse (je viens juste de m’en rendre compte), j’ai une K7
de 1968 de Polydor International (pochette avec les femmes nues) destinée au
marché français (avec texte en français) avec les faces des vinyles chamboulées (1.4.2.3), une K7 répertoriée nulle part, même pas dans les 441 versions du
disque listées par Discogs. Faire offre (à plus de trois chiffres avant la
virgule minimum, collector garanti) …
La pochette préférée d'Hendrix ?
Voilà voilà … mine de rien plus de douze centaines de
mots sans un seul pour causer de la musique de cette double rondelle de plastoc
…
Venons-en donc aux faits. « Electric Ladyland »
est un disque fou. N’importe quel être doué de raison entame son disque par un
voire plusieurs morceaux accrocheurs, de la chair à single de préférence. Hendrix
non. « … and the Gods made love » est un charabia d’effets électroniques et
de voix trafiquées. Il a beau ne durer qu’un peu plus d’une minute, y’a de quoi
rester perplexe devant entame aussi ratée … « Have you ever been (to
Electric Ladyland ») est à peine meilleur, courte ballade acoustique
doucereuse, qu’on s’attendrait plutôt à trouver sur une rondelle signée
Donovan, que chez le Maître es Stratocaster et Flying V. « Crosstown
traffic » fut le second single extrait du disque. Pop psychédélique aux
arrangements fous, réminiscent du trente précédent « Axis : Bold as
love », et toujours pas de guitare folle. Cependant le premier titre
« sérieux » du disque. Et ensuite, sans vraiment prévenir, premier
voyage stratosphérique. « Voodoo chile », jam sur un slow blues.
Quinze minutes apparemment enregistrées sans filet, live en studio (on entend
des types commenter et applaudir). Et ils applaudissent pas seulement Hendrix
qui livre une paire de solos cosmiques, mais aussi le prodigieux Steve Winwood,
tout juste vingt ans (et déjà plus que remarqué dans le Spencer Davis Group,
Blindfaith et Traffic, excusez du peu). Le minot livre un duel homérique au
vieux (25 ans) Hendrix, le poussant dans ses derniers retranchements à coups de
duels Hammond B3 – Stratocaster (un procédé qui sera usé jusqu’à la corde chez
Deep Purple, sur « Child in time » en particulier). « Voodoo
chile » marque aussi un des premiers coups de canif de Hendrix au strict
trio Expérience, puisqu’outre Winwood en pièce rapportée, on note la présence
de la basse vrombissante de Jack Casady, en RTT de chez la Jefferson Airplane Ltd
… Une première face de vinyle encore plus mal commencée que celle de
« Tommy » (et pourtant je déteste leur « Overture ») et qui
finit par tutoyer les étoiles.
La seconde face est la plus « facile »,
accessible du disque. Pour faire simple, on dira que c’est la face chansons.
Certes plus ou moins barrées, farcies de psychédélisme, et de décharges
électriques d’Hendrix. Comme pour se faire pardonner de ne l’avoir pas pris sur
« Voodoo chile », Hendrix laisse Noel Redding chanter une de ses
compos, « Little Miss Strange », titre classique par sa forme, mais
rehaussé par la guitare d’Hendrix, qui commence vraiment à marquer son territoire.
« Long hot summer night », les Beach Boys auraient pu en faire un
titre de chanson, mais il ne leur serait certainement pas venu à l’idée (et
pourtant, niveau « ailleurs », Brian Wilson était pas mal non plus)
de le servir dans une interprétation aussi nerveuse, aussi méchante.
« Come on » reprise à Earl King suit (en fait au dernier moment, le
titre a été avancé d’une piste, il était prévu en quatrième position sur la
tracklisting rédigée par Hendrix lui-même). C’est un rhythm’n’blues tirant sur
le rock’n’roll, très classique par sa structure, mais distillant une paire de
solos qui sont la matrice de tous les guitar héros dispensables pensant que
jouer le plus de notes possibles suffit à faire un bon morceau (ce que n’a
jamais compris un Alvin Lee, exemple au milieu de tant d’autres). « Gypsy
eyes », c’est de la pop envapée, cosmique, et ça aussi ça assure la transition
avec « Axis … ». « Burning of the midnight lamp » clôture cette
seconde face, offre une approche toute particulière de la soul music, avec une
voix farcie d’effets de studio, notamment du phasing.
Faire offre ...
La troisième face vinyle nous offre un Hendrix voyageur
cosmique, jouant sur les ambiances plutôt que sur la violence électrique. Personne
à ma connaissance n’avait encore exploré cette voie sonore, fusionnant
structures rock et murmures jazzy. « Rainy day, dream away » élargit
la formule trio (ils sont six crédités, un organiste, un sax très jazzy, un
percussionniste et le très massif - mais plus swing que Mitch Mitchell - batteur
Buddy Myles, qui accompagnera Hendrix sur le très éphémère Band of Gypsys), on
dirait au début du Nat King Cole, avant un hallucinant final strident de
guitare. « 1983 … » est l’autre titre épique de « Electric
Ladyland ». Il dure lui aussi presque un quart d’heure, débute comme une balade
psychédélique, puis évolue vers de longues séquences apaisées, bruissements
jazzy que seuls viennent sortir de leur torpeur de courts solos de batterie, de
basse, de guitare, et vers le final la flûte de Chris Wood (compère de Winwood
dans Traffic). On peut zapper la minute de « Moon, turn the tides … »
qui reprend les mêmes ingrédients inaudibles que « … and the Gods made
love ». Dont à mon sens, il sert de miroir, manière de montrer que la
boucle est bouclée, et le disque terminé.
Parce que la dernière face vinyle est une arnaque, du
remplissage. Quatre titres, dont trois relectures de morceaux issus des faces
précédentes, et une reprise d’un machin bien connu de Dylan. C’est un peu le
problème des doubles albums, tu as davantage de musique que pour un simple,
mais c’est dur d’arriver au bout, alors tu délayes. Sauf que ces quatre
délayages d’Hendrix, c’est à peu près la meilleure face vinyle des années 60,
décennie qui en a pourtant alignées de grandioses, des faces vinyles. « Still raining, still dreaming »
est une relecture de « Rainy day, dream away ». Qui laisse au
placard les ambiances jazzy et voit les mêmes six musiciens se lâcher dans une
débauche électrique avec les fameuses phrases zigzagantes de Telecaster qui ont
traumatisé des générations de gratteux. « House burning down » est
une extrapolation de la mélodie de « Crosstown traffic », beaucoup
plus syncopée, violente et toute guitare en avant. Et dès lors, alors que les
deux premiers titres de « Electric Ladyland » sont les plus faibles,
on en arrive à cette totale incongruité, les deux meilleurs se retrouvent à la
fin. « All along the watchtower », c’est tellement devenu un morceau
d’Hendrix qu’on en oublierait presque que c’est un single (assez succesful d’ailleurs)
récent de Dylan. La tonalité est changée, la trame country folk noyée sous un
rock qui serait classique s’il n’y avait pas ces deux solos extraterrestres. L’anecdote,
que j’ai déjà placée (peut-être même plusieurs fois), c’est que c’est la
version d’Hendrix qui est devenue la version « officielle » de la
chanson et quand Bob Dylan a été intronisé au Rock and Roll Hall of Fame, lors
du bœuf final, tout un tas de people plus ou moins potes ont rejoint Dylan pour
jouer « All along … ». Dylan a forcément joué sa version, tous les
autres celle d’Hendrix, dont notamment George Harrison, qui partageait le micro
avec Dylan et a chanté le premier couplet. Quand est venu le tour de Dylan, il
a bafouillé les deux premiers vers avant de se caler sur le « tempo Hendrix »,
tout en continuant de jouer « sa » version à la guitare (y’a les
vidéos, tout ça se voit et s’entend). « All along … » sera le premier
single du disque (sans grand succès d’ailleurs, les « vrais » amateurs
de musique préféraient à l’époque le format album). La conclusion de « Electric
Ladyland » va encore plus marquer les esprits. Décliné de « Voodoo
chile » ce « Slight return », ce n’est rien de moins que la
codification définitive du hard rock (après le prototype « You really got
me » des Kinks et les lourdeurs psychédéliques des Blue Cheer et autres
Vanilla Fudge). Il y a les Tables de la Loi dans « Voodoo chile (slight
return) ». L’intro addictive, le gros riff central saturé, et les solos
pentatoniques descendus sur le manche, cinq décennies de hard rock découlent de
ce titre …
Stop. Ça suffit … il y aurait encore beaucoup à dire sur
la production d’Hendrix (proche celle de Syd Barrett sur le premier Floyd, ces
sons tourbillonnants qui passent du fond au mix au premier plan, ces effets stéréo
très psychédéliques), sur son approche unique de la guitare (disséquée par des
milliers de gratteux, mais jamais dupliquée), sur des textes qui au milieu d’un
fatras acide expérimental restent en phase avec l’actualité (les émeutes
raciales, le Vietnam, …), sur l’évolution musicale d’Hendrix (« Electric
Ladyland » c’est le point d’orgue et final de la musique psychédélique, on
va maintenant passer à plein d’autres choses, tout en continuant à se défoncer copieusement…),
sur l’impact d’Hendrix sur la culture populaire (quarante mois entre la sortie
de « Are you experienced » et sa mort, et son nom toujours cité à
tout bout de champ), …
Citius, altius, fortius, j’avais dit au début … Je
persiste et signe …