LEE HAZLEWOOD - FORTY (1969)


 An American in London ...

Celui-là, le Lee Hazlewood, on l’oublie tout le temps quand il s’agit de causer des génies musicaux des sixties. Peut-être parce qu’il y en avait beaucoup des génies. Peut-être parce qu’on parle plutôt de ceux qui sont morts jeunes … Ou de ceux qui se sont cramés le cerveau … Ou de ceux qui ont eu le plus de succès … Alors forcément Lee Hazlewood ne rentre dans aucune de ces trois catégories. Quoique … Enfin, pas dans la première en tout cas, il est mort à presque quatre-vingts balais.

Pour les deux autres, il pourrait participer sans pour autant être sur le podium. Lee Hazlewood, c’est pas Syd Barrett ou Roky Erickson, et pas non plus Paul McCartney ou Mick Jagger. Même si …


Lee Hazlewood, il a forty years en 1969. Et comme vous avez pas eu Blanquer comme instit, vous en déduisez donc qu’il est né en 1929, et que c’est un très vieux de la vieille dans le monde du wockanwoll (il ne doit y avoir que Ed Cassidy, le batteur de Spirit à être plus grabataire que lui). Même si du wokanwoll, Lee Hazlewood n’en a jamais vraiment fait. Mais comme c’est un sacré auteur de chansons, il a vite compris tous les codes du truc. Comme Gainsbourg …

Et comme le Serge avec la Bardot (« Harley Davidson », « Bonnie & Clyde »), Hazlewood a créé un des couples sonores les plus fantasmatiques du siècle d’avant. Dès le milieu des années 60, Hazlewood va mettre en scène dans tous les sens du terme Nancy Sinatra, la fille de son père. Officiellement rien de physique entre eux, juste la fille à Blue Eyes qui chante seule ou en duo les compos du Lee. Et quelques années avant BB, on a eu droit à une blonde sexy en mini-jupe et cuissardes affolant tous les mâles en susurrant des « These boots are made for walking » ou « Some velvet morning » avec leurs paroles pleines de sous-entendus résonnant très fort au niveau des braguettes masculines. Ça, c’était l’aboutissement commercial de la carrière de Lee Hazlewood, commencée dès la fin des années 50 avec … Duane Eddy et Johnny Burnette. De plus, Hazlewood est un des rares songwriters de l’époque à assurer devant un micro, grâce une superbe voix de baryton (Nick Cave reconnaît qu’il lui doit beaucoup).

Sauf que, comme dit plus haut, Hazlewood a facile quinze ans de plus que ceux qui chantent ses compos et beaucoup plus encore que ceux qui achètent ses disques. Il est de la « vieille école » et tous ces chevelus qui se défoncent en poussant les Marshall sur onze, c’est pas son truc. Il a détesté le flower power et tous les hippies de Frisco, et quand arrivent les Blue Cheer, Vanilla Fudge et consorts, il décide de mettre les voiles, quitter les States, direction la Suède. Sur le chemin, il s’arrête à Londres, croyant que l’Angleterre est tout entière dévouée à Dusty Springfield ou Donovan. Sauf que c’est vers 68-69 le royaume des shows hyper bruyants de Who, que Pink Floyd assourdit et aveugle le public du club UFO, et que Jimmy Page, Jeff Beck et Clapton se tirent la bourre à grands riffs de Gibson.


Et Lee Hazlewood va mettre en chantier un disque totalement suicidaire. Il recrute Shel Talmy pour produire (oui, celui des Who et des Kinks, mais plutôt à cause de « Pictures of Lily » ou « Waterloo sunset » que de « My generation » ou « You really got me ») et un trio d’arrangeurs de cordes et de cuivres, John Arty, Big Jim Sullivan et surtout David Withaker. Et Hazlewood, un des meilleurs auteurs de son temps va sortir une rondelle exclusivement composée de reprises. Et des reprises de chansons dont certaines sont encore plus vieilles que lui et n’ont évidemment strictement rien à voir avec l’air du temps.

Parenthèse. J’ai déjà causé quelque part plus haut de Gainsbourg. Et à moins d’être sourd, il faut bien reconnaître qu’il y a des similitudes sonores entre « Forty » et « Melody Nelson ». Mais pas seulement. « Forty », on sait qu’il y a derrière Talmy et Whitaker. « Melody Nelson », on connaît le boulot de Jean-Claude Vannier aux arrangements. Mais pour ces deux disques, le reste du casting est à peu près inconnu (tout juste sur la réédition 2017 de « Forty », Talmy avance-t-il sans en être certain les noms de Clem Cattini, Nicky Hopkins, et encore plus incertain, Jimmy Page). Certains ont lancé l’hypothèse que Gainsbourg, aux grandes oreilles toujours ouvertes sur la sono mondiale, avait embauché les zicos de « Forty » pour « Melody Nelson ». Cinquante ans après les faits, au vu des rares déclarations crédibles des protagonistes potentiels sur le sujet, il semble bien que les sessionmen des deux disques ne sont absolument pas les mêmes. Fin de la parenthèse.

« Forty » donc (on y arrive, on y arrive …). Qui s’ouvre par une reprise de, tiens donc, un titre gravé par Frank Sinatra (« It was a very good year »). On sait que The Voice accompagnait souvent fifille Nancy quand elle était en studio avec Hazlewood, et que ce dernier a quelquefois emboîté le pas au Rat Pack lors des virées nocturnes dans les bars. Mais je suis pas psy, et ne me demandez pas pourquoi ce titre d’entrée … Toujours est-il qu’il pose les bases du reste. Une chanson hors d’âge (ou du temps), totalement désuète et magnifique en même temps, portée par cette voix dans les graves et le miel au milieu des mirifiques arrangements de Withaker.


Et les neuf titres qui vont arriver sont du même tonneau. Le suivant, « What’s more I don’t need her » est au moins aussi bon, et avec ces chœurs féminins qui susurrent dans le fond, on est dans les stratosphères sonores visitées parfois par Leonard Cohen. On touche au sublime avec « The night before » (la chanson que le Nick Cave apaisé des dernières années doit rêver de sortir), le spleen du crooner triste réhaussé par une discrète et fabuleuse trompette.

Le reste est à l’avenant avec une majorité de titres inconnus (même les sites encyclopédistes dédiés aux covers ne connaissent pas les versions originales). Seuls titres à la genèse connue, outre celui de Sinatra, la reprise de « September song » écrite par Kurt Weill dans les années 20, et deux composés par Randy Newman (très jeune par son âge et très vieux par sa façon d’envisager l’écriture, Hazlewood avait reconnu en lui un frère d’armes). Rien à jeter dans ce disque, avec prix spécial du jury et Palme d’Or décernés à « Mary » qui clôt la rondelle (mélodie imparable sur fond easy listening).

Inutile de préciser que « Forty » ne s’est pas vendu par millions. Il a quasiment disparu de la circulation après sa sortie, a passé des lustres sans être réédité (et valait donc une blinde d’occase), à tel point que quand une paire d’années plus tard Hazlewood arrivera en Suède (où il restera longtemps) sur son premier disque « nordique » (« Cowboy in Sweden »), il reprendra à nouveau dans des versions quasi à l’identique trois titres de ce « Forty ». Lequel a été publié sur un label « à compte d’auteur », LHI (pour Lee Hazlewood Industries). Il ne sera réédité qu’en 2017 par les maniaques de Light in the Attic Records avec une paire de titres en bonus issus des mêmes sessions mais moins bien finis (l’un est quasiment instrumental).

Si les soirées de confinement (ah zut, il faut pas prononcer le mot) vous semblent longues, une seule solution, « Forty » en boucle …


INGMAR BERGMAN - LES FRAISES SAUVAGES (1957)

 

Une journée particulière ...

… dans la vie d’Isak Borg, riche médecin qui doit aller fêter son jubilée (50 ans de diplôme) à la fac de médecine où il a étudié. Et dans cette journée, c’est toute la vie d’Isak Borg qui va défiler …

« Les fraises sauvages » est un tour de force scénaristique (Bergman sera d’ailleurs nommé pour l’Oscar du scénario en 1960, soit deux ans et demi après la sortie du film en Suède), et aussi un grand numéro d’acteurs.

Bon, soyons clair. Bergman, c’est déjà alors que les années cinquante tirent à leur fin (et ça l’est toujours encore, personne ne l’a supplanté ou remplacé) la superstar du cinéma « nordique » (plus que l’austère et « difficile » Dreyer, seul concurrent valable), qui vient d’enchaîner deux merveilles, la comédie « Sourires d’une nuit d’été » et « Le septième sceau », un des plus grands films de tous les temps.

Bergman, Andersson & Sjöström aux fraises ...

« Les fraises sauvages » n’atteint même pas l’heure et demie, et sous son apparente simplicité, c’est un film qui en plus de sa propre histoire, développe toutes les thématiques récurrentes de l’œuvre de Bergman (les études de caractère fouillées, les relations familiales, l’amour et la mort). Avec toujours de sublimes actrices blondes, ici Ingrid Thulin et Bibi Andersson (employées de façon moins perverse que chez Hitchcock). Et un hommage de Bergman à une de ses références, Victor Sjöström. Mais qui est Sjöström, se demande le fan de Gad Elmaleh ? Ben, Sjöström, c’est le premier à avoir placé la Suède sur la carte du cinéma international avec une des masterpieces du cinéma d’épouvante, « La charrette fantôme », il y a pile cent ans.

En choisissant ce metteur en scène retiré du circuit comme acteur principal, Bergman inaugure (peut-être, il me vient pas d’autres exemples antérieurs) une idée qui sera maintes fois reprises par d’autres cadors de la caméra. Au hasard, Spielberg avec Truffaut pour « Rencontres du troisième type », Godard avec « Fritz Lang pour « Le mépris », Polanski avec John Huston pour « Chinatown » …

Isak Borg /Sjöström est le cœur du film. Il est assis à son bureau et se présente en voix off avant le générique. Il a 78 ans, est médecin, veuf, très riche, égoïste et misanthrope et doit se rendre dans la journée à Lund (assez loin de là où il habite, peut-être Stockholm, mais c’est pas précisé) pour être honoré dans son ancienne fac. Après le générique, Borg nous fait revivre un rêve qu’il a fait dans la nuit, où il arpente une ville déserte, rencontre un homme sans visage, regarde l’heure à une horloge sans aiguilles, voit passer un corbillard qui perd une roue, le cercueil tombe et s’ouvre, une main en sort saisit celle de Borg, et le force à se pencher vers l’intérieur où le cadavre, ben c’est lui. La scène du corbillard est très certainement un hommage à « La charrette fantôme » de Sjöström, les autres éléments trouveront leur signification plus loin dans le film.

On s’aperçoit que la seule personne qui relie Borg à la société, voire à l’humanité, c’est sa vieille gouvernante à laquelle il annonce au réveil que son voyage à Lund, il va finalement le faire en voiture, ce qui n’était pas prévu. Sa belle-fille Marianne (Ingrid Thulin) qui vit chez lui depuis quelque temps (on saura là aussi pourquoi vers la fin) se décide à l’accompagner.

Thulin & Sjöström

Dès lors, l’essentiel du film va se passer en voiture, et dans les lieux où ils vont s’arrêter durant leur voyage. Le premier arrêt à lieu dans l’ancienne maison de campagne familiale, inhabitée depuis longtemps. Il faut pour y accéder traverser des sous-bois, où Borg adolescent venait cueillir des fraises sauvages. Et ces fraisiers sauvages vont agir sur lui telle la madeleine de Proust. Ressurgissent alors les repas de famille (nombreuse, Borg était l’aîné de dix enfants, lui seul est encore en vie), et la cour qu’il faisait à Sara (Bibi Anderson), qui lui préfèrera un de ses frères. Et dès lors s’enclenche tout le process du film. Chaque lieu, chaque rencontre, lui remémore un ou des épisodes de sa vie. S’il s’agit d’évocations, un jeune acteur joue son rôle. Lorsqu’il voudrait « réécrire » des événements, agir différemment avec le recul du temps, c’est Sjöström qui joue face à de jeunes acteurs.

Vont se succéder la rencontre de trois jeunes auto-stoppeurs, une fille (elle aussi prénommée Sara, elle aussi jouée par Bibi Anderson) et ses deux soupirants, un couple qui vient d’avoir un accident de voiture et qui passe son temps à s’engueuler, la (très) vieille mère de Borg, encore plus revêche que lui, chaque rencontre appelant des souvenirs passés de la vie de Borg. Le voyage sera aussi l’occasion de faire le point pendant le trajet avec sa belle-fille, et arrivés à Lund et après la cérémonie de son jubilée, de retrouver son fils, l’époux de Marianne, et sa vieille gouvernante qui a fait le déplacement (en train ?). En une journée, Borg aura fait face à son passé, les fantômes qui le hantent et sera prêt à affronter l’avenir, autrement dit vu son âge, la mort …

Sjöström & Andersson, jeux de miroirs et reflets d'existence

Même si une bonne moitié du film se passe en voiture, on est assez loin d’un road movie à la « Thelma et Louise ». Il n’en reste pas moins que raconter les éléments marquants de la vie d’un type en une heure et demie, avec un procédé narratif assez unique constitue une prouesse cinématographique. Sans que ça sonne comme un exercice de style plombant (ce que Bergman fera parfois dans sa carrière). Et sans que ça sonne sinistre. Il y a des scènes plutôt drôles (les deux sœurs jumelles qui pensent et parlent en parfaite stéréo), la mère de Borg qui en quelques minutes à l’écran définit un portrait de mégère insupportable comme on en a rarement vu (une Tatie Danielle puissance dix pour situer), ce couple d’échoués de la route qui finit par se donner des baffes (c’est la femme qui cogne), le trio de jeunes auto-stoppeurs, leur triangle amoureux et leurs disputes futiles … et là aussi, c’est la fille qui mène le jeu. Et on se retrouve donc, alors que le personnage central est un vieux con misogyne, avec un film qui tourne le plus souvent au manifeste féministe.

Bon, comme il s’agit de Bergman, inutile de s’étendre sur le fait que les images, les cadrages et le jeu des acteurs sont d’une précision diabolique.

Allez, un reproche pour finir. « Les fraises sauvages » est un film tellement dense, tellement original dans sa forme, qu’un seul visionnage ne suffit pas à en saisir toutes les subtilités.

Un des très bons du Maître suédois cependant.


THE PLATTERS - THE GOLD COLLECTION (1997)

 

Guimauve ou tartiflette ?

Les Platters, c’est « Only you », la putain de chanson de mariage, un des titres les plus connus, joués et repris du monde, avec ses trémolos à l’entame du refrain, sa voix de ténor et ses violons dégoulinants … Bon, aujourd’hui, les cinq Platters présents sur la version originale sont tous morts, mais des Platters continuent de tourner dans le circuit des oldies aux States pour des grabataires en smoking et des mémères à chien-chien.


Mieux, plusieurs formations vocales sont les Platters. Jamais vraiment un « groupe », plutôt un conglomérat de tessitures de voix assemblées par un manager, grâce à un subtil (?) montage juridique, quiconque a un jour fait partie des Platters peut, une fois qu’il a quitté le groupe « original », tourner avec des comparses sous le nom de Platters. Ainsi, il paraît qu’à la fin des 80’s, plus d’une demi-douzaine de formations des Platters tournaient en même temps, et il est arrivé qu’il y en ait deux à l’affiche le même soir dans la même ville …

Les Platters c’est une formule et une recette pressées jusqu’au trognon. Au départ (début des 50’s) groupe vocal issu des chorales d’église comme l’Amérique en comptait des multitudes, ils se professionnaliseront en rencontrant un manager (véreux, forcément véreux, il signera ou cosignera sans avoir écrit la moindre note ou le moindre mot un paquet de chansons du groupe), le dénommé Buck Ram. Après quelques ajustements d’effectif (des types sont virés, remplacés par d’autres, une chanteuse-choriste est rajoutée) et quelques galettes gravées dans l’indifférence générale, le jackpot arrive en 1955 avec « Only you », les Platters profitant alors de l’engouement pour le doo-wop naissant, même s’ils sont assez éloignés des standards de ce genre. Ils en laisseront de côté l’aspect festif et joyeux, se contentant de livrer une palette sonore irréprochable aseptisée … et blanchie. Il est saisissant de constater que quasi toutes les photos sont trop éclairées, et donc les reflets de la lumière sur leurs visages en blanchissent fortement le teint … on parle d’une époque où la ségrégation vivait des jours heureux. Bien évidemment, les chansons ne véhiculeront rien qui puisse faire ciller qui que ce soit, no sex, no drugs (même si leur premier chanteur lead s’est fait virer pour consommation de marie-jeanne), et no rock’n’roll …

Même si, pas cons, ils se raccrocheront à tous les courants musicaux noirs qui fleurissent à l’époque. Les Platters seront gentiment rhythm’n’blues (« Ridin’ on the mainline » avec ses effluves rythmiques louisianaises), tâteront à leur façon de la soul (« Put your hand in the hand » chanté lead par la femme) et inventeront quasiment (involontairement ?) le rythme Tamla Motown (« Headin’ time » en 1956, soit trois ans avant les débuts du label de Berry Gordy). L’âge d’or du groupe durera en gros une poignée d’années (la seconde moitié des années 50) et les verra truster le haut des charts avec les follow-ups de « Only you » (« The great pretender », leur plus gros succès aux States, « Smoke gets in your eyes » pour moi leur meilleur titre), avant de descendre lentement mais sûrement du haut des charts.


Leur style (une irréprochable voix de ténor, celle de Tony Williams, des chœurs discrets et sirupeux) sera copié durant des décennies par des formations chorales noires, mais aucune n’obtiendra leur succès. Leur répertoire (chansons crées ou reprises obscures popularisées pour la première fois) sera repris maintes fois. Deux de leurs titres finiront plus tard en haut des hit-parades, « Crying in the chapel » par Elvis himself et « The great pretender » par Freddy Mercury.

Les Platters ont été (et sont toujours) de dociles exécutants, les montagnes de dollars qu’ils ont générées n’ont bien évidemment pas toutes finies dans leurs poches. Témoin cette compilation au packaging minimaliste (le « livret » est une feuille cartonnée recto-verso), parue sur un label douteux (Fine Tune, « spécialisé » dans les fonds de catalogue et « gold collections » de vieilleries). Il n’est même pas sûr que les versions présentes soient les versions originales, leurs succès ayant été réenregistrés plusieurs fois par les différentes formations des Platters …

C’est très bien les Platters … pour un faire un gentil cadeau à vos grands-parents … quel que soit votre âge …