Poetic War ...
Terrence
Malick est un réalisateur unique, rare et précieux. Qui a réussi le challenge
peu évident de faire l’unanimité de la critique et du public pour ses deux
premiers films, « La balade sauvage » (« Badlands ») et
« Les moissons du ciel » (« Days of heaven »). Deux films
totalement, viscéralement américains et en même temps complètement universels.
Deux films sortis au milieu des années 70, et puis plus rien. Silence radio
pendant vingt ans, loin de toute agitation médiatique.
Terrence Malick |
Et puis,
alors que plus personne ne l’attendait ou ne l’espérait, circulent dans la
seconde moitié des années 90 les rumeurs les plus folles et invraisemblables.
Terrence Malick serait à nouveau derrière la caméra en Australie, tournant un
film sur un épisode de la Seconde Guerre Mondiale. Malick ? Film de guerre ?
Malick, le poète égaré derrière une caméra, le seul type au monde capable de
filmer le vent et les rayons de soleil, mettant en scène des Marines ?
Etrange, curieux, voire un non-sens total. C’était oublier le talent du
bonhomme. « La ligne rouge » est un des plus fantastiques films de
guerre jamais tournés, qui joue dans la même cour que « Apocalypse
now », « Voyage au bout de l’enfer », « Requiem pour un
massacre », … tous ces films atypiques et antithèses des superproductions
grandioses et patriotiques à la « Le jour le plus long ».
« La
ligne rouge » est un film de guerre poétique et écolo. Un paradoxe total
en 24 images/secondes. Une fresque sur l’Homme, la guerre, la vie, la mort, la
nature. Un film qui réussit l’exploit de partir dans tous les sens tout en
restant fidèle à un scénario, tiré d’un bouquin d’un ancien Marine, James
Jones, sur la bataille de Guadalcanal. Guadalcanal, c’est un (gros) caillou
tropical de l’archipel des Îles Salomon, îles qui furent le siège de batailles
décisives fin 1942, qui virent pour la première fois depuis Pearl Harbour, les
troupes japonaises reculer devant les Américains. Trente sept mille morts (dont
les trois-quarts de Japonais) en quatre mois. Malick n’esquive pas la partie
« militaire » de l’affaire et enchaîne des séquences qui n’ont rien à
envier au début de « Il faut sauver le soldat Ryan » la grand-fresque
guerrière de Spielberg sortie six mois plus tôt.
Jim Caviezel |
Quasiment la
moitié du film nous montre l’assaut d’un régiment de Marines sur un bunker
japonais situé tout en haut d’une colline envahie de plantes tropicales de la
hauteur d’un homme (en réalité des cannes à sucre). La moitié du casting va
laisser la peau dans la bagarre. Malick filme cet assaut d’une façon unique,
jamais vue. Grâce à une caméra munie d’un bras télescopique de 25 mètres (la
grue Akela), le spectateur est au cœur de la baston, rampe à côté des soldats,
voit les types se faire mitrailler à ses côtés. Un résultat totalement
immersif, obligeant à un déploiement technique et des répétitions interminables
et millimétrées… un autre aspect de la façon de travailler de Malick, qui a
épuisé tout le casting et tous les techniciens du tournage (cinq cent personnes
tout de même). Parce que Malick lors du tournage ne fait pas un film, il enregistre
des images. Pour à peine moins de trois heures de « director’s cut »,
cent fois plus dormiraient sur des bobines, auraient été mis au placard lors du
montage.
Ce qui
évidemment a donné lieu à quelques crispations. Des acteurs (et pas des
débutants, plutôt des types reconnus à l’ego gros comme un porte-avions) ont
sué sang et eau pendant des mois (180 jours de tournage), pour juste faire de
la figuration dans la version finale alors qu’ils croyaient avoir signé pour un
rôle majeur. Plus célèbre frustré de « La ligne rouge », Adrian
Brody, présent au maximum cinq minutes en arrière-plan et qui a droit à deux
lignes de dialogue. Egalement sous-utilisés lors du montage final des gens
comme John Travolta ou George Clooney. Vainqueurs du jackpot, Nick Nolte, Elias
Koteas et surtout le peu connu Jim Caviezel dont son personnage, le soldat Witt
est peu ou prou le personnage central du film.
Nick Nolte & John Travolta |
Malick est un
perfectionniste. Les scènes « militaires » ont été tournées en
Australie, où a été construit un véritable camp d’entraînement pour les
acteurs. Des acteurs placés dans des conditions extrêmes, physiquement très
éprouvantes, qui ont du conserver pour la véracité des scènes les mêmes tenues
pendant des semaines sans les laver. Seul détail qui a échappé au staff
technique, et dont s’amusent les intervenants dans la section bonus : les
grenades fournies sont jaunes, or il n’y a jamais eu de grenades jaunes dans
l’armée américaine. Malick était tellement perfectionniste qu’il a douté sur
ses capacités à bien filmer les scènes d’action. Il a un moment songé à les
faire tourner par la seconde équipe, alors que lui irait shooter des animaux,
des arbres, des couchers de soleil, des villageois mélanésiens. Malgré tout,
« La ligne rouge » est un film « à l’ancienne ». Aucune
retouche numérique, sauf dans les scènes navales, quelques barges et quelques
nuages « rajoutés ». Et la quasi-totalité des scènes filmées en
lumière naturelle.
Mais Malick
est surtout, comment dire, « ailleurs ». Les scènes de combat lui
servent aussi à montrer « autre chose ». Dans les séquences purement
militaires, lui continue de filmer là où les autres réalisateurs s’arrêtent. Il
nous montre des « vainqueurs » hagards, hébétés, abattus, surpris
d’être encore en vie, et des vaincus totalement désorientés, pleurant et priant
à demi-nus … et puis, au milieu de cette pluie de fer, de feu, d’acier et de
sang comme disait Prévert, la caméra de Malick s’attarde sur ces cannes à sucre
qui ondulent sous le vent, cette lumière irisée par les frondaisons de la
jungle, … Ce qui à un moment donne lieu à un plan fixe d’anthologie plus
parlant que des centaines de milliers de
dollars claqués en effets pyrotechniques, ce rayon de soleil qui passe à
travers ces feuilles d’arbuste criblées de mitraille … Malick filme les
paysages comme personne, il trouve des cadrages d’une précision mathématique
absolue et en même temps d’une poésie irréelle. Esthétiquement, « La ligne
rouge » est un choc visuel total, où alternent sauvagerie des hommes (mais
pas tous, on voit des enfants mélanésiens jouer, rire, se baigner) et beauté de
la nature (mais pas dans le sens Yann Arthus Bertrand du terme, si vous voyez
ce que je veux dire). C’est ce contraste qui se révèle totalement saisissant et
fait de « La ligne rouge » un film totalement à part, un mix
envoûtant de poésie et de bestialité, assez proche finalement dans l’esprit de
« La nuit du chasseur » de Charles Laughton (lui aussi un
« atypique » peu prolixe, puisqu’il n’a tourné que ce film).
Sean Penn |
Malick fait
de « La ligne rouge » une leçon dans l’art de jouer sur les
contrastes. La nature et les paysages idylliques opposée à la folie meurtrière
des hommes. Sans cependant tourner à la béatitude neuneu. La nature peut être
dangereuse (le premier plan du film nous montre, allez savoir pourquoi, un
crocodile partant se baigner dans une eau verdâtre, les acteurs qui rampent
doivent en plus des faux-Japs, se méfier des vrais serpents), et les hommes ne
sont pas tous mauvais. Ainsi, au début du film, Caviezel est un quasi déserteur,
qui face au feu, se mue en samaritain, mettant sa vie en danger pour épargner
celle des autres. Son supérieur (joué par Koteas), est un réserviste, juriste
de formation, capable de s’opposer à sa hiérarchie quand il s’agit d’éviter un
carnage inutile parmi ses hommes. L’occasion de souligner la fantastique
composition d’un Nick Nolte en colonel va-t’en-guerre, obnibulé par les
médailles et les conquêtes, au mépris de la vie de toute la chair à canon qu’il
a sous ses ordres. Malick se paye le luxe de ne pas définir des personnages caricaturaux
à la hache, dont la plupart des productions du genre se contentent. Ici, de
multiples discussions sont là pour sonder l’âme de tous ces personnages et un
des plus présents (et remarquables) dans ces scènes « de divan » est
un sergent joué par Sean Penn (avec des répliques du genre : « dans
ce monde, un homme seul ne vaut rien … et il n’y a pas d’autre monde ») … sans
qu’on puisse pour autant parler de film psychologique, on est quand même assez
loin de Bergman …
Et puis, il y
a trois éléments du film qui renforcent son impact.
Des voix off,
dont on se sait jamais avec certitude de qui elles reflètent les pensées
(Malick lui-même ? les protagonistes du film ?), agissant parfois
comme des pensées-slogans chères à Godard (« C’est quoi cette guerre au
sein même de la nature ? », « La guerre ne rend pas les hommes
plus nobles, elle en fait des chiens, elle empoisonne l’âme »).
Du silence,
quand les images suffisent à parler d’elles-mêmes, notamment quand les beautés
naturelles (oui, les femmes aussi) mélanésiennes sont mises à l’écran. Anecdote :
on voit dans une scène Caviezel discuter avec une jeune femme qui tient un enfant
dans ses bras, les deux ont l’air mal à l’aise, gênés, multiplient les silences.
Cette scène a été tournée aux Îles Salomon, il s’agit d’un dialogue de
politesse, la femme ne fait absolument pas partie du casting, la séquence est
totalement improvisée et Malick ce fou du montage (celui de « La ligne
rouge » a duré un an et demi), ce perfectionniste maniaque, capable d’imposer
à son équipe des dizaines de prises exténuantes, a gardé ce dialogue spontané
et imprévu au final.
La guerre vue par Malick |
De la
musique, qui a peu à voir avec les fanfares militaires. Des chants mélanésiens
et le Requiem de Fauré en conclusion, ce qui relève somme toute de la logique. Mais
surtout une partition exceptionnelle de Hans Zimmer, pourtant un habitué des
B.O. de films à budget gigantesque, et qui des années plus tard, parle avec des
trémolos dans la voix du challenge qu’a représenté pour lui de hisser sa
musique au niveau des images qu’il voyait à l’écran (Malick, lui, pendant le
montage, écoutait en boucle les punks d’opérette Green Day !). Il y a
notamment lors de l’assaut final du campement japonais un accompagnement
musical totalement inouï (au sens premier du terme) de Zimmer, renforcé par des
bruitages électroniques d’une sorte d’anachronisme vivant, un vieux hippie qui
vivait dans le coin au milieu de ses tonnes de synthés seventies, un type
absolument pas prévu de quelque façon que ce soit au générique, et qui s’est
retrouvé à bosser sur la musique du film…
Quand je vous
disais que « La ligne rouge » est plus un poème qu’un film …