Il y a des disques sur lesquels il n’y a rien à
dire. Qu’ils soient bons ou mauvais n’est pas le problème. Il y a derrière eux
des personnages falots, discrets, des monsieur Tout-le-monde dont on ne sait
rien ou presque, et dont on n’a pas envie d’en savoir plus (Plastikman a t-il
des enfants, sort-il en club, mange t-il bio ? on s’en cogne …). Et puis
il y en a d’autres qui sortent des disques (bons ou mauvais), mais qui ont une
aura, une flamboyance, l’art de ne pas passer inaperçus, et dont le parcours
entretient la saga mythique (donc souvent enjolivée) qui donne tout son
intérêt, toute sa substance à la musique qu’écoutent les djeunes (ou les vieux djeunes) depuis des
décennies. Des gens dont les disques sont indissociables de leur vie, de leur
histoire.
Sylvester Stewart alias Sly Stone fait sans conteste
partie de la seconde catégorie. « There’s a riot going on’ » est son
chef-d’oeuvre. Qui n’est pas là par hasard. Il y a toute une histoire, toute
une façon d’aborder la vie derrière. Alors bougez-pas, asseyez-vous, Tonton
Lester va vous raconter tout çà …
Woodstock, dans la nuit du 16 au 17 Août 1969. Après
le Grateful Dead, Creedence, L’Airplane et Janis Joplin (qui viennent tous de
se vautrer devant 500 000 hippies), et avant les Who (le pire concert de leur
carrière dixit Daltrey), Sly et sa Famille Stone montent sur scène. Cinquante
minutes plus tard, le meilleur concert du festival est terminé. Le Cd de
l’intégralité du show bouillant, avec un Sly Stone complètement
« high » en chef d’orchestre d’une folle sarabande de groove total
sortira quarante ans plus tard (« Sly & The Family Stone - The Woodstock
Experience »). Par leur prestation mémorable à ce festival, certains vont
débuter une carrière de superstar : l’ancien plombier Joe Cocker, le basané
Carlos Santana et son groupe du même nom, Ten Years After avec les solos
supersoniques d’Alvin Lee. Mais pas Sly & the
Family Stone.
Dont le disque qui est sorti avant le festival (le
très excellent « Stand ! ») se vendra correctement mais sans plus. Le
groupe est atypique, pour Woodstock et l’époque. Construit autour de la famille
Stewart (Sly, Freddie, la petite sœur Rosie), il est mixte et multiracial (plutôt rare à
l’époque), et n’œuvre pas dans le folk / rock qui était la tendance majoritaire
et de Woodstock et du rock. Et puis son leader ne passe pas inaperçu. Ses
fringues flamboyantes, sa démesurée coupe afro, sa consommation effrénée de
femmes et de drogues en font quelqu’un « dont on parle ».
Sly & The Family Stone |
Et « Stand ! » et les concerts de la
Family Stone vont peu impressionner le « grand public », mais
fortement un certain nombre de musiciens. Hendrix, qui traînera un peu avec
Sly, mais surtout Miles Davis. Le peu modeste joueur de trompette (que certains
ont qualifié de meilleur musicien du siècle, ce qu’il a fini par croire)
s’aperçoit que la musique de Sly groove et swingue mille fois plus que la
sienne. Il va dès lors littéralement assiéger le studio transformé en lupanar
(ou le contraire, on y trouve people, alcool, drogues, groupies, putes,
dealers, le tout en grandes quantités) dans lequel se terre Sly qui tente tant
bien que mal (plutôt mal, il ne se nourrit que de cocaïne et de filles
consentantes) d’enregistrer le successeur de « Stand ! ». Cette
fréquentation de Sly aura pour Davis deux conséquences non anodines, dont les
effets sont liés. Il va négliger sa femme, la longiligne et bouillante Betty.
Hendrix la réconfortera, c’est du moins ce que prétend la rumeur, avant qu’elle
divorce. Musicalement, Miles Davis va prendre une claque dont il ne se remettra
pas, l’univers sonore de Sly étant un peu plus coloré et chatoyant que le sien.
Davis va laisser tomber ses stricts costards de blaireau new-yorkais,
s’habiller flashy (comme Sly), se coiffer afro (comme Sly), se défoncer
démesurément (comme Sly), tenter d’inventer un univers sonore en prise directe
avec le rock au sens large (comme Sly). Le premier disque de Davis après la
fréquentation de Sly Stone s’appelera « Bitches brew », c’est une
daube, mais une daube qui a compté à l’époque. De même, Davis va penser pouvoir
devenir avec sa bouillasse jazz-rock une superstar du rock’n’roll circus, et il
figurera comme tête d’affiche au festival de l’Ile de Wight en 1970, avant que
les chevelus de tout bord finissent par se rendre compte de l’imposture. Que
pense Sly de tout çà ? Que Miles Davis est juste un putain de nègre qui le
gonfle grave, et il ne tardera pas à l’éjecter de son antre. Sly, complètement
à l’Ouest, ne respecte rien ni personne.
Un autre, qui ne fréquentera pas Sly (il est
totalement straight, enfin pour encore dix ans, il se rattrapera par la suite),
mais qui prendra son aura en pleine poire, c’est Jaaaaames Brown. Le Parrain
jusque là incontesté, avec ses antiques JB’s, de la black music qui groove se
voit très nettement dépassé sur sa gauche par les prestations étincelantes de
la Family Stone. Ce que Brown commençait à entrevoir (la pulsation rythmique
démesurée au centre de la musique), c’est Sly Stone qui le concrétise.
Conséquence : Brown va virer l’essentiel de ses vieux fonctionnaires en
costard, et monter un nouveau groupe, autour de deux jeunes frangins flamboyants,
Catfish et Bootsy Collins ; premier disque de ce nouveau groupe,
« Sex machine », et James Brown relance sa carrière. Enfin, et pour
en terminer avec l’influence colossale qu’exercera au tournant des années 70
Sly Stone sur la musique, il convient de citer Prince, qui sera un de ses plus
doués suiveurs et qui n’a de cesse depuis le début de sa carrière de mélanger
toute les formes de musique répertoriées.
Parce que Sly Stone, très vite calciné par son
excessif train de vie, va perdre les pédales. Il se voit en incontesté leader
musical de son époque, et pourquoi pas, en gourou-leader de tous les Noirs
américains. Le costume est un peu trop large pour ses épaules. Ce qui ne
l’empêche pas de s’attaquer dans une incohérence totale à son nouveau disque,
qui doit transmettre à son « peuple » LE message politico-mystique
que celui-ci est censé attendre, tout en proposant la meilleure musique de la
planète. Et en réglant au passage leur compte à tous ces roitelets de la black
music qui sont au sommet des hit-parades. Sur bien des points, cette tâche
démesurée sera un naufrage.
Sly va se mettre à dos l’essentiel de son groupe,
surtout la section rythmique. Le batteur Greg Errico (un Blanc) sera jugé
incapable d’assurer le groove, Sly le remplacera souvent lui-même à la
batterie. Idem pour le bassiste, et là on parle pas de n’importe qui, mais de
Larry Graham, l’autre plus grand bassiste du funk avec Bootsy Collins. Seuls
échapperont aux colères homériques de Sly Stone son frère le guitariste
Freddie, et sa sœur la trompettiste-chanteuse Rosie. A tel point qu’au bout de
deux ans de sessions, les intéressés eux-mêmes ne savent plus qui joue et qui
joue quoi sur ce disque, les pistes ayant été sans cesse effacées et
réenregistrées. Certains prétendent même que Lennon et Clapton (qui ont traîné
et jammé un temps avec-chez Sly) seraient présents sans le savoir ni être crédités sur ce
disque.
Qui au bout d’un marathon de séances studio de
presque deux ans assorti de millions d’anecdotes, s’intitule « There’s a
riot going on’ », en forme de réponse cinglante au gentil et insignifiant
(du moins jugé comme tel par Sly) « What’s goin’ on » de Marvin Gaye.
Enième provocation de Sly, le morceau-titre dure quatre secondes et ne contient
que du silence (si le « morceau » figure toujours sur le tracklisting
des rééditions, il n’a souvent plus de piste attribuée, son titre est juste
accolé au précédent « Africa talk to you … »).
Au vu de sa gestation, on se doute bien que
« There’s a riot … » n’est pas un disque « normal ». Il y a
des choses absolument géniales et du total n’importe quoi. Bizarrement
(l’inverse aurait été logique), c’est le génial qui domine très largement. Il y
a des trouvailles rythmiques fabuleuses qui redéfinissent l’essence même de la
musique noire qu’il s’agisse de soul, de funk, de jazz, de rhythm’n’blues. Tous
les genres sont engloutis, malaxés, triturés dans chaque titre, pour finalement
donner naissance à des objets sonores dont la qualité et la cohérence
surprennent, eu égard à la santé mentale de leur auteur. « There’s a
riot … » réussit l’exploit d’être à la fois dans l’air du temps (on
pense à Marvin Gaye, Isaac Hayes, Curtis Mayfield, …) et totalement futuriste
pour son époque.
Les deux pièces essentielles du disque se situent à
la fin de chaque face de vinyle. Ce sont les deux titres les plus longs.
« Africa talks to you (The asphalt jungle) » et « Thank you for
talkin to me Africa » se répondent comme les talkin’ drums de la musique
traditionnelle africaine. C’est l’appel à la Terre Nourricière d’Afrique, ce
sont deux tourneries hypnotiques, la première plus barrée (free
soul-funk ?), la seconde reposant sur un groove pachydermique de basse. La
basse qui est au cœur de tout « There’s a riot … », lente, lourde,
sinueuse, c’est elle qui dirige tout.
Sylvester Stewart aka Sly Stone |
Ensuite, l’enrobage, ça dépend de l’humeur hautement
versatile de Sly Stone. Tous les genres se mélangent. La couleur jazz peut
dominer, comme sur le fabuleux (et ça me coûte de trouver fabuleux un machin de
fuckin’ jazz) « Just like a baby ». Ça peut être beaucoup plus soul que ce soit la soul suave de ce
début des seventies (« Family affair »), la soul énergique des
sixties (l’introductif « Luv n’ haight », avec un duo vocal de Sly et
Rosie), la ballade soul intemporelle (« Time »). Le rhythm’n’blues
pointe le bout de son nez (« Brave
& strong », comme si James Brown avait pris du LSD), une ritournelle
sunshine pop arrive sans prévenir (« Runnin’ away »), le funk lourd
et lent domine « Poet ».
Et puis, de temps en temps, parce qu’il y a chez Sly
des fils de la même couleur qui se touchent (ou pas), on a droit à des morceaux
totalement explosés et délirants. Mention particulière dans ce registre à
« You caught me (Smilin’) » où traînent les carcasses de structures
soul, jazz et pop dans un joyeux foutoir. Et médaille d’or du titre le plus
barré à « Space cowboy », dans lequel la famille Stone vire country à
grand renfort de yodels tyroliens. Niveau trous dans le cerveau, ce titre est
parfait, mais comparé aux autres, c’est juste un assez mauvais gag de défoncé …
L’accueil critique de « There’s a riot … »
sera bon, celui du public mitigé. Il faut dire que Sly, qui a claqué une
fortune en enregistrement (et en substances et « accessoires »
divers) commence à voir sa côte baisser auprès de son label. Les gros cigares
d’Epic n’apprécient que très modérément ses extravagances de génie
auto-proclamé. La façon dont Sly traite son entourage lui sera encore plus
préjudiciable. Larry Graham le premier quittera le groupe, un paquet des
musiciens de ce conglomérat quasi anonyme qu’est devenu la Family Stone (sur
« Stand ! » ils étaient six, tous crédités, ici plus personne
sauf Sly, auteur, arrangeur et producteur) feront de même. Seuls lui resteront
fidèles encore quelque temps son frère Freddie et sa sœur Rosie. Bon et pour en
finir, parce que ça commence à durer, cette chro, signalons que la Rosie en
question épousera le manager (enfin, celui qui essaie de gérer cette débandade
permanente) Bubba Banks, enlèvera une lettre à son prénom et sous le nom de Rose
Banks, sortira au milieu des seventies un disque funky devenu culte et jamais
réédité en Cd, l’excellent « Rose ».
Quand au groupe Sly & The Family Stone, malgré
d’autres sorties de disques régulières pendant quelques années, il ne
retrouvera jamais le niveau de « Stand ! » et « There’s a
riot … ». Sly, lui, toxico au dernier degré, louvoiera à partir du milieu
des années 70 entre les métiers de dealer et de clochard, tâtera du
pénitencier, réapparaissant épisodiquement à l’improviste pour annoncer au monde
qu’il va bientôt sortir un disque d’exception. A ce jour, il n’est pas encore
paru …
Du même sur ce blog :
The Woodstock Experience
Du même sur ce blog :
The Woodstock Experience
Oui, toxico, loser, pourtant c'est quelques années après Riot que Sly allait atteindre le sommet avec Fresh. Magnifique disque que le temps n'a pas égratigné. Hélas, celui là dégun n'en parle jamais.
RépondreSupprimerGreil Marcus a écrit un tout petit bouquin réellement passionnant extrapolant sur le cas Sly Stone :
Sly Stone, Le mythe de Stagger Lee.
Hugo
Fresh oui, il a des qualités mais je le vois plutôt inespéré que comme son sommet ... c'est vrai qu'on en parle pas souvent, mais rien que sa superbe pochette bondissante devrait donner envie de s'y intéresser ...
SupprimerOuais ben Plastikman c'est un meilleur exemple pour notre jeunesse, il se drogue pas, lui au moins ! Enfin, à part de temps en temps des petites pilules bleues et jaunes qui font voir des éléphants roses dans le ciel...
RépondreSupprimerIl t'a plus inspiré que New Order, celui-là... "Bitches Brew" c'est quand même plus riche et intense d'un point de vue sonore, plus "drogué" pour le coup...
C'est encore plus pervers Plastikman ... t'écoutes ça et t'as envie de devenir junkie ...
SupprimerBitches Brew, c'est quand même putain de très pénible, et je pourrais être encore plus bavard pour expliquer les tenants et aboutissants de cette chose ...
Super article. A part le passage sur Miles motherfucking Davis of course. Ouais, je suis à fond dans Miles Davis en ce moment. Je crois qu'avec l'âge j'ai de plus en plus envie d'écouter du jazz. Et même pire, du jazz électrique. Enfin blague à part, Miles tourne à fond chez moi en ce moment, je me régale.
RépondreSupprimerSinon, je l'ai aussi celui-ci. Je préfère Bitches Brew mais c'est déjà vachement bien.
"Ouais, je suis à fond dans Miles Davis en ce moment. Je crois qu'avec l'âge j'ai de plus en plus envie d'écouter du jazz. Et même pire, du jazz électrique"
SupprimerTout pareil... Et aussi le "spiritual" jazz, le soul-jazz (ou "acid jazz")...
Le passage sur Miles Davis, c'est la vérité vraie ... Il était groupie de Sly, et un peu d'Hendrix aussi, mais pas pour les mêmes raisons. Le temps que Davis passait avec Hendrix, il était sûr que sa meuf était pas avec lui ... Bitches Brew, c'est le Metal Machine Music du jazz. Il a été conçu comme tel, une escroquerie, un fake de musique ...
SupprimerNous voilà propres, la génération X des années 90 qui écoute du jazz maintenant ... et de l'acid-jazz, ça sent l'intégrale MC Solaar tout ça ...
Je parlais pas du factuel.;) Miles a eu l'intelligence de se laisser inspirer par les autres grands génies de la musique noire de l'époque. Betty Mabry aura eu une bonne influence (entre autre)... Et Bitches Brew, c'est fantastique. Faut juste se nettoyer les oreilles et les préjugés avant de l'écouter. In a silent way c'est plus accessible, mais enfin c'est la même démarche. Et c'est sublime, aussi. Enfin de toute façon t'es démasqué avec ta chro d'Ornette Coleman. En fait t'es un fan de free jazz qui rejete la fusion. Ou un orthodoxe du bepop... Vas-y, fait pêter ta collection d'albums de Coltrane !
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