Alice in Francoland
« Le Labyrinthe de Pan » est à juste titre
un des films les plus marquants et les plus célébrés des années 2000 et sera
certainement le film de sa vie pour Guillermo Del Toro. Un projet fou que le gros Mexicain
avait dans sa tête depuis vingt ans, avant même d’avoir tourné quoi que ce
soit.
Quand il commence le tournage au milieu des années 2000,
Del Toro est un réalisateur devenu bankable qui a commencé par des films
fantastiques « d’auteur » (entendez par là des petits budgets et des
demi-succès) culminant avec « L’échine du Diable », avant d’aller à
Hollywood mettre en scène des pelloches à gros budget et gros succès (un
« Blade », le premier « Hellboy »). Une carrière qui présente
bien des similitudes avec celle de Sam Raimi, parti lui des loufoqueries gore
des « Evil dead » pour finir avec la série des « Spider
Man ».
« Le Labyrinthe de Pan » (mauvaise
traduction du titre original espagnol, « Le Labyrinthe du Faune »,
beaucoup plus adéquat au scénario) raconte deux histoires, l’une se déroulant
dans un monde réel, l’autre dans un monde imaginaire. L’histoire réelle se
déroule en 1944 dans le Nord de l’Espagne, où la garnison du capitaine Vidal
combat au nom du franquisme les derniers bastions de résistance communiste.
L’histoire imaginaire est celle de sa belle-fille Ofelia, et de sa quête pour
retrouver son statut de princesse d’un royaume parallèle et disparu. Ces deux
mondes vont lentement s’interpénétrer et finalement s’affronter lors d’un final
cataclysmique.
Même s’il est en partie inspiré par des films comme
« Le Magicien d’Oz » ou « Alice au pays des Merveilles »,
« Le Labyrinthe … » n’est pas vraiment un film pour enfants … ou
alors des enfants (très) avertis, il y a certaines scènes bien gore (le défonçage
de tête à coups de bouteille du braconnier, la torture du bègue,
l’auto-suturation de la joue de Vidal, …) bien nauséeuses, qui risquent de
traumatiser le fan de base de Dumbo …
Il y a dans ce film une abondance de détails, de
symboles, qui en font une œuvre dont on découvre toujours quelque chose de
nouveau à chaque visionnage. Et puis, au cas où l’on n’aurait pas tout compris,
parmi les plus de 6 heures ( ! ) de bonus de la version BluRay, moultes
explications de Del Toro, dont une version intégrale du film qu’il commente.
Ce film est un patchwork entre monde réel et monde
imaginaire, c’en est aussi un entre « cinéma à l’ancienne » et effets
spéciaux numériques. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le monde
féérico-cauchemardesque repose beaucoup plus sur des décors pharaoniques
construits par des artisans locaux espagnols, certains n’étant utilisés que
pour une seule scène (la cité en ruines du début, le train). Le moulin, lieu de
l’action « réelle » est un décor. Le numérique n’est utilisé qu’additionnellement
pour certains trucages. Le résultat est spectaculaire, et Del Toro n’y est pas
pour rien, utilisant une armée de caméras toujours en perpétuel mouvement. Des
mouvements lents et ondoyants qui enveloppent les personnages, à l’opposé des montages
saccadés et épileptiques trop souvent de mise dans le cinéma d’aujourd’hui. Il
y a du Kubrick chez Del Toro, mais un Kubrick qui abandonnerait les grands
espaces pour filmer au plus près des acteurs, dans un langoureux ballet qui
rend l’atmosphère encore plus oppressante.
Les acteurs livrent de grandes performances, alors
qu’ils viennent pour la plupart d’autres genres cinématographiques. Mention
particulière à Sergi Lopez, glaçant capitaine Vidal et à la froideur déterminée
de Maribel Verdu (Mercedes) , plutôt habituée aux rôles sexy de comédie.
Concernant la jeune Ivana Baquero qui joue le rôle principal, celui d’Ofelia,
Del Toro a la lucidité de ne pas trop lui en demander, de ne pas faire reposer
l’essentiel sur sa seule prestation, et elle se tire des scènes difficiles avec
quelques sympathiques mimiques. L’essentiel du casting est espagnol (Del Toro a
refusé le tournage dans les studios hollywoodiens), à l’exception de
l’américain Doug Jones, spécialiste des rôles très « costumés » et
maquillés, c’est lui qui joue ici le Faune et aussi le Pale Man.
L’histoire « imaginaire » explore toutes
les symboliques du conte pour enfants. La petite fille qui devient princesse,
les épreuves qu’elle doit affronter représentées par les monstres récurrents
(l’animal hors-norme, ici un crapaud géant, malgré tout peut-être le passage le
plus faible et téléphoné du film, l’ogre, avec la superbe création du
personnage du Pale Man un des plus « beaux » monstres des derniers
lustres), les soutiens qu’elle reçoit (le Faune qui la guide, les fées-phasmes
qui l’escortent), les éléments de pure magie (le livre qui s’écrit quand on
l’ouvre, la craie qui trace des portes pour accéder ou s’échapper du monde
imaginaire, la mandragore qui soulage les douleurs de la pénible grossesse de
la mère d’Ofelia, … ).
Le monde réel est austère, tout en couleurs froides
et lignes droites, réglé par des mécaniques inéluctables (les engrenages du
moulin, ceux de la montre que Vidal répare et entretient avec un soin
maniaque), le monde imaginaire est tout en courbes, « utérin » dit
plusieurs fois Del Toro dans ses commentaires (le puits du labyrinthe, la
caverne du crapaud, le couloir voûté qui conduit à la salle à manger du Pale
Man, la salle du trône du Roi, …), les couleurs sont beaucoup plus chaudes,
pour devenir vives (avec un jaune orangé qui domine vers la fin, lors des
explosions pendant l’attaque du moulin, ou dans la salle du Trône).
Insidieusement les deux mondes se pénètrent, parfois les méchants évoluent dans
le même cadre (la parfaite similitude entre la pièce et la table où siège Vidal
lors du banquet avec les notables, et la pièce où est installé le Pale Man).
Del Toro a même glissé dans le monde réel des éléments qui suggèrent le monde
imaginaire, mais bon faut avoir un sacré don de l’observation pour distinguer
que les incrustations dans la tête du lit de la mère d’Ofelia et le pommeau de
la rampe d’escalier dans le moulin reprennent la forme des cornes du faune,
alors que c’est beaucoup plus évident dans la forme de l’arbre mort où se terre
le crapaud géant.
Parce que dans ce film Del Toro joue avec les
détails d’une façon maniaque (par exemple en rajeunissant et embellissant
imperceptiblement le faune à chacune de ses apparitions, à mesure qu’Ofelia
progresse dans ses épreuves), et multiplie les allusions lourdement
symboliques, notamment religieuses. Quoi de plus normal dans la très croyante
Espagne que de multiplier les trinités (trois fées, trois serrures chez le Pale
Man, trois épreuves pour Ofelia, …), que le Pale Man (trouvaille absolument
géniale) utilise les stigmates de ses mains pour y ficher ses yeux et voir …
Bizarrement, car il s’agit véritablement d’une œuvre
majeure à tiroirs, l’aspect historique et politique a été zappé, surtout dans
les explications et l’exploitation qui a été faite des thématiques du film. Del
Toro lui-même, alors que les allusions sont évidentes, passe très vite (pour ne
pas dire qu’il l’occulte carrément) sur cet aspect dans ses heures de
commentaires, alors que d’autres sont exposés à plusieurs reprises. Dès les
premières images du film, s’incruste sur l’écran « Espagne 1944 »,
les maquisards dans la grotte lisent un journal annonçant le débarquement des
alliés en Normandie. Le lieu et l’époque sont bien définis. Le personnage d’Ofelia
(l’innocence, la pureté) ne salue pas (elle tend la main gauche) son beau-père
Vidal, le militaire franquiste, ils vont s’opposer tout le film, et elle finira
abattue par lui. La scène du banquet donné par Vidal n’a que peu d’importance
dans l’histoire du film, mais elle permet de montrer les classes sociales (les
notables locaux, l’Eglise) qui soutenaient le franquisme, et leurs
représentants sont vraiment traités par Del Toro qui connaît bien l’histoire de
l’Espagne de la façon caricaturale qui convient. Et comment ne pas voir dans le
personnage et l’environnement du Pale Man (réplique « imaginaire » de
Vidal), les allusions criantes au nazisme (la cheminée en forme de four qui
brûle derrière lui, l’amoncellement des ossements et des chaussures d’enfants
qu’il a dévorés qui rappellent les mêmes amoncellements vus dans les
films-documentaires sur les camps de concentration comme « Shoah » ou
« Nuit et brouillard »). Le film ayant très vite connu un gros succès
en Espagne, il semblerait que Del Toro et tout le staff aient renoncé à mettre
en avant cet aspect-là, pour ne pas froisser et raviver quelques
susceptibilités dans un pays encore traumatisé de nos jours par plus de trente
ans de dictature militaire …
Tiens, comme ça en passant, qu’on ne me dise pas que
Tarantino, qui n’a pas les yeux dans sa poche quand il s’agit de piquer les
bonnes idées aux autres, ne s’est pas un peu inspiré du personnage de Vidal
pour le rôle qu’il a donné à Christoph Waltz dans « Inglorious
Basterds ».
Ah et puis pour finir, il y a dans « Le
Labyrinthe de Pan » une mélodie inoubliable qui revient plusieurs fois
dans le film. La meilleure dans un film espagnol depuis celle de « Porque
te vas » dans « Cria cuervos » de Carlos Saura…