La dernière séance de Boris Karloff …
Il y a quelques jours, je
lisais sur un blog voisin et néanmoins ami, sous la plume alerte d’un certain
Luc B., un article consacré à un bouquin qui parlait de films qui auraient pu
se faire et qui se sont jamais faits. Manière de faire mon intéressant, je m’en
vas vous causer d’un film qui aurait jamais dû se faire et qui s’est fait …
Comme quoi tout peut arriver dans le merveilleux (?) monde des types qui tiennent
une caméra …
Tout commence avec Peter Bogdanovich, critique de cinéma et tellement fan de la chose qu’il traîne sur les plateaux de tournage, essayant de se rendre utile et ne manquant pas une occasion de dire aux réalisateurs avec qui il bosse que lui aussi, il aimerait bien passer derrière la caméra. Là intervient Roger Corman, avec qui Bogdanovich s’est un peu lié. Roger Corman, c’est Lucky Luke avec une caméra à la place du colt. Le gars, avec trois bouts de ficelle, arrive à tourner une demi-douzaine de films par an, en tout cas jamais moins de trois. Le pape de la série B, ce bon Roger. Il propose un jour un deal abracadabrant à Bogdanovich. Boris Karloff, l’inoubliable Frankenstein dans le film de John Whale, devait par contrat deux jours de tournage à Corman. Il fait cadeau de ces deux jours à Bogdanovich (« ça te fera vingt minutes de film »), lui donne des extraits de « L’halluciné » un film qu’il avait tourné avec Karloff (« ça te fera vingt minutes de plus »), et cent mille dollars pour tourner quarante minutes supplémentaires (« en mettant tout ça bout à bout, t’auras un film ») … le genre de proposition qui peut pas se refuser quand on veut se lancer, mais une équation compliquée à résoudre pour Bogdanovich, qui n’envisage pas exactement un scénario et un tournage de la même façon que Corman … Il voudrait faire un vrai film, le Peter …
Karloff & Bogdanovich |
Il tente avec sa femme, la
scénariste Polly Platt, de mettre une histoire en place. Sauf qu’ils arrivent à
rien de cohérent. Là intervient une autre des connaissances de Bogdanovich. Rien
de moins que Samuel Fuller qui en trois heures lui pond un scénario, à une
seule condition, que son nom n’apparaisse pas au générique (c’est ainsi que le
réalisateur joué par Bogdanovich dans le film se nommera Sammy Michaels, en
hommage à Samuel Michael Fuller).
Tout est paré pour relever le
challenge. Qui pour la petite histoire ne sera pas respecté, tout le monde ne
tourne pas aussi vite que Corman, et Karloff fera en tout cinq journées de
tournage (moyennant une rallonge de vingt-cinq mille dollars, business is business).
Le scénario de Fuller consiste à montrer un vieil acteur de films d’horreur,
Byron Orlock (mix entre Lord Byron, le poète anglais, ami voire amant de Mary Shelley,
auteur de « Frankenstein » et le comte Orlock, nom donné pour une
question de droits au comte Dracula dans le film éponyme de Murnau), qui après
le visionnage de son dernier film, décide d’arrêter sa carrière, acceptant à
contre-cœur une ultime apparition publique à l’issue d’une projection dans un
drive-in. C’est évidemment Karloff qui tient ce rôle.
Il fallait donc raccrocher cette histoire à une autre. L’inspirateur de l’autre histoire, c’est Charles Whitman. De sinistre mémoire. Le gars s’est fait connaître en 1966. Après avoir tué sa femme et sa mère, il se rendit lourdement chargé en flingues de tous genres à l’université d’Austin, monta sur un toit et tira sur tout ce qui bougeait alentour. Bilan total : 16 macchabées. Le Bobby Thompson du film, joué par l’inconnu Tim O’Kelly (choisi pour une vague ressemblance avec Ryan O’Neal), fera un carnage familial, s’en ira canarder les bagnoles qui passent sur l’autoroute, se fera traquer par la police, ira se réfugier dans la structure de l’écran d’un drive-in d’où il continuera à tirer dans le tas. C’est évidemment dans ce drive-in que doit se rendre Orlock …
O'Kelly prêt à faire un carton sur l'autoroute |
Bon, arriver à écrire un
scénario qui tient debout avec tous les prérequis exigés est une chose, en
faire un film est une autre paire de manches. Bogdanovich s’en tire plutôt
bien, avec toute l’imagination des sans-le-sou de la caméra. Quatre bouts de
cloison repeints autant de fois que nécessaire fourniront les décors de tous
les intérieurs, on essaiera de faire autant de plans-séquence que possible pour
éviter trop de prises et trop de temps de montage, la famille et les amis
seront les figurants, … Et surtout on tournera en situation réelle. C’est-à-dire
que quand le tueur circule en bagnole (et parfois avec les flics – de cinéma –
au cul), il s’immisce dans la circulation, et il y a un vrai mec à vélo (et pas
un cascadeur) qui a bien failli passer sous les roues de sa Ford Mustang. Il y a
des scènes de conduite sur autoroute (c’est formellement interdit pour d’évidentes
raisons de sécurité), et pire encore, les cartons sur les voitures qui y
circulent sont certes faits sur des voitures où se trouvent des figurants, mais
au milieu de la circulation (y’a même un vrai motard de la police qui passe à toute
blinde parce que quelqu’un a dû lui signaler des trucs étranges sur le freeway,
et qui est conservé au montage).
« La Cible » (« Targets »
en V.O.) est un bon film, autant que faire se peut vu son budget. Karloff que l’on
aurait pu imaginer en roue libre, s’investit (il va même jusqu’à conseiller
Bogdanovich, obligé de tenir un des rôles principaux faute de pouvoir engager
un acteur supplémentaire, lorsqu’ils ont des scènes en commun), et manie
parfaitement l’auto-dérision (il trouve son dernier film tellement mauvais qu’il
décide d’arrêter, déclare en avoir assez de sa carrière de croque-mitaine de série
B, se fait peur en passant devant une glace, …). Il va même jusqu’à déclamer ce
qui doit être sa plus longue tirade au cinéma, en racontant une histoire genre
Conte des Mille et une Nuits macabre. « La cible » sera son dernier
rôle au cinéma, il est déjà malade et handicapé (la canne sur laquelle il s’appuie
n’est pas un accessoire, il a du mal à marcher à cause de vieilles fractures
aux jambes).
Le minot qui joue le flingueur en série, l’autre personnage-clé du film, s’en sort pas trop mal. Il est distant, détaché de tout, déjà dans la boucherie qu’il prépare. Et Bogdanovich assez malin pour nous le présenter à travers deux photos (faut bien feinter, la caméra s’attarde pas dessus), l’une le montrant en uniforme dans la jungle (il a donc fait le Vietnam et sait utiliser des flingues), l’autre est une photo de mariage (les époux avec des colliers de fleurs, donc à Hawaï, on voit que l’on est chez des bourgeois qui ont les moyens). Et pour rendre son personnage crédible, son parcours meurtrier se calque sur celui de Whitman. Après avoir dégommé mère et femme (et un livreur qui traînait dans la baraque), il les met dans leur lit, nettoie ou cache les traces de sang, laisse bien en vue une lettre (reprise sur l'affiche du film) qui « justifie » ce carnage et celui qui va suivre …
Sur Sunset Boulevard ... |
En plus, même s’il le dit pas, Bogdanovich entend se démarquer de Corman. Certes « La cible » a été tourné en 23 jours (dont douze passés au drive-in), et certes il y a deux longs passages de « L’halluciné » (son final au début de « La cible », et d’autres extraits au drive-in), c’était le deal, mais ça s’intègre bien (même si forcément ça fait un peu long). En plus, on peut s’amuser à reconnaître dans ce film dans le film une des premières apparitions de Jack Nicholson, en uniforme militaire … Bogdanovich rend cependant hommage au « grand » cinéma. La première « vraie » scène tournée l’a été sur Sunset Boulevard (évidemment allusion au chef-d’œuvre de Wilder), on voit à moment donné sur une télé un court extrait d’une émission présentant « Autopsie d’un meurtre » de Preminger, et Byron Orlock regarde dans sa chambre d’hôtel « Le code criminel » de Howard Hawks, dont l’acteur principal est … Boris Karloff.
Film dans le film : Nicholson & Karloff dans "L'Halluciné" |
Une fois le montage terminé
(par Bogdanovich lui-même), une autre aventure allait commencer. Corman
(rappelons que l’on est au pays du dollar-roi) propose de sortir le film sur sa
propre compagnie. Bogdanovich, plus ambitieux, tente de le vendre aux majors.
La Paramount est très vite intéressée, sauf que se font buter Luther King et
Ted Kennedy. Après un certain temps de réflexion (plus d’un an après le tournage),
la Paramount rachète « La cible » à Corman (le Roger y gagnera
cinquante mille dollars au passage), et le sort dans quelques salles. Accueil réservé,
voire glacial ou choqué du public, bide commercial.
Mais ça a suffi à Bogdanovich
pour se faire repérer. Il pourra ainsi faire ce qui restera son film majeur, « La
dernière séance ».
Je connais le blog que tu cites, et j'ai même croisé deux ou trois fois le gars dont tu parles, un type vraiment épatant. Je pense avoir vu "La cible" sur une chaîne du câble à deux heures du matin, mais c'est un peu loin dans ma mémoire. Ce genre de tambouille m'amuse beaucoup, avec le même Boris Karloff, j'ai vu "La créature invisible" (l'année d'avant) un truc psychédélique swinging London qui vire à l'horreur, avec un vieux couple vicelard qui finit par s'entretuer. Bogdanovich, le Tavernier américain (mais le Bertrand n'a raté aucun film, lui) a eu une sacrée carrière dans les 70's, c'est étonnant que cela ait décliné ensuite. "La dernière séance" est sans doute son top, mais j'avais chroniqué en son temps "La barbe à papa" avec Ryan O'Neal, que je trouve excellent, très fordien dans ses images, un noir et blanc somptueux. "On s'fait la valise docteur" est assez délirant, hommage au burlesque et à la screwball comedy.
RépondreSupprimerBogdanovich, je connais d'autre que le superbe La dernière séance. Et vérification faite sur wikimachin, ses autres titres de films ne me disent absolument rien...
SupprimerEtrange et dommage, car quand tu l'entends commenter La cible, ça a tout l'air d'un type bien qui fourmille d'idées d'entrée, et puis plus rien ou pas grand-chose ...
Le Boris, c'est un Anglais très époque victorienne, très second degré et tongue in cheek, capable d'autodérision. il devait avoir besoin d'entretenir son manoir, c'est pour ça qu'il a tourné tant qu'il a pu physiquement, il savait très bien que l'époque de la Hammer était révolue ...à la différence de son collègue Bela Lugosi, qui avait l'air bien cramé, et qui se prenait pour ses personnages. Rien que sa baraque à Hollywood au Bela, ça fait vraiment manoir hanté gothique. Pas un hasard si c'est Johnny Depp qui l'a achetée ...