Ty Segall, la tarte à la crème de la critique rock,
tendance « c’était bien mieux avant ». L’Espoir majuscule de ceux
pour qui toute forme de musique qui vaille d’être écoutée est parue avant 1980.
Cela commence à faire quelques années que son nom circule, et que les éloges
pleuvent sur son œuvre. Alors que ce jeune gars de vingt sept ans (gaffe, mec,
c’est l’âge fatidique pour rentrer dans la légende les deux pieds en avant) a
un parcours pour le moins déroutant.
Brian Eno période Roxy Music ? non, Ty Segall |
Des disques en veux-tu en voilà qui partent dans tous les
sens, des projets parallèles innombrables. Avec comme terrain de jeux la scène
indie-garage-machin de San Francisco qui gravite autour de la figure tutélaire
de John Dwyer, le leader des (entre mille autres) excellents Thee Oh Sees. Aux
dires de ceux qui suivent Segall dans ses pérégrinations ininterrompues, y’a
chez lui de la qualité qui a besoin d’être canalisée. On passe du folk introspectif
au rock heavy psychédélique tendance Blue Cheer (un de ses derniers projets, le
« groupe » Fuzz, tous larsens et comme son nom l’indique pédales fuzz
en avant, dans lequel Sygall est batteur, alors que d’ordinaire il chante et
joue de la guitare). Et comme il est sur de petits labels et semble peu préoccupé
par tout ce qui touche à la « gestion » de sa carrière, le bonhomme
semblait se confiner à une célébrité ne dépassant pas le bouche à oreille entre
« initiés » et s’en contenter.
Il semblerait que Segall ait avec ce
« Manipulator » décidé de passer la vitesse supérieure. Sans
toutefois se vendre au music business. Le disque paraît sur le label de Chicago
Drag City, étiqueté « indie-rock expérimental », et il m’étonnerait
fort que l’objectif marchand soit de rivaliser avec Rihanna ou Kanye West. Ceci
posé, « Manipulator » est un disque ambitieux, qui entend reprendre
les choses là où les grands dinosaures des seventies les avaient laissées. A
savoir qu’à cette époque, pour passer un palier supplémentaire et définitivement
assoir sa légende, le truc à faire c’était le double album. Des Who aux Stones
en passant par Led Zep, c’était l’exercice obligé. On fera pas à Segall
l’injure de le comparer à ceux-là (même si les doubles des Who, qu’ils soient des
70’s ou pas, on peut pas dire que … bon, vous avez compris), et lui-même, qui
me semble pas trop con, ne s’y hasarde pas. Mais y’a de çà, comme des airs de
« Physical graffiti », difficile d’esquiver la comparaison … même
s’il serait vain d’essayer de trouver dans « Manipulator » quelque
chose qui s’apparente à « Kashmir », « Custard pie » ou
« Houses of the holy ».
Kurt Cobain unplugged ? Non, Ty Segall |
Même si « Manipulator » est un disque à
guitares. Mais aussi, et c’est chose assez rare pour être souligné, à chansons.
Si, si … des titres courts, nerveux, mais « construits », avec des
couplets, des refrains, des ponts, des solos, des gimmicks décoratifs, et
ingrédient indispensable, des mélodies mémorisables sinon mémorables. Parce que
des murs de feedback, les quatre premiers cons venus avec les cheveux dans les
yeux sont capables de faire (voir tous les grungeux des 90’s et leurs
descendants). Mais aligner 17 titres et faire en sorte qu’on commence pas à bâiller
à partir du quatrième, c’est peu commun par les temps qui courent et Segall y parvient.
Je sais pas si son disque sera cité comme un de ceux qui ont compté dans le
rock (enfin si, je me doute un peu qu’il sera moins célébré dans les siècles
qui viennent que – au hasard – le « Double Blanc »), mais là le
Segall a sorti un truc comme il en sortira pas des quantités dans l’année.
Il y a dans « Manipulator » des choses variées sans
que ça sonne auberge espagnole sonore. Parce qu’il y a une unité de son d’abord
(une ambiance rétro-seventies de bon goût), parce que délibérément, c’est la guitare
au cœur de tous les titres (lucidement, le garçon n’entend pas se livrer à une
imitation forcément risible de Page ou Hendrix). Et ensuite, comme un Lenny
Kravitz qui aurait oublié d’être neuneu, c’est plein de clin d’œil, d’hommages
plus ou moins distanciés aux « grands anciens », sans jamais sombrer dans
la copie, la redite ou le mimétisme … Segall a fait un travail de fourmi (hein,
que vous l’attendiez, celle-là, bon c’est fait), évoquant T.Rex (« The man
skinny lady », The clock »), le krautrock (« The connection
man »), les vieux dinosaures boogie (« The faker »), les Who de
Tommy repris par Black Sabbath (« The feels »), le rock (folk ou pas)
barbouillé de psychédélisme comme il en pleuvait dru il y a quarante cinq ans,
tout le circus heavy hardos de la même période (avec même l’obligatoire solo de
batterie, ici pour rire, du moins on l’espère, sur « Feel ») …
Seule concession à l’air du temps (enfin, l’air d’il y a
dix-quinze ans), la batterie très hip-hop style de « Mister Main »,
et seule concession à ceux qui voudraient que pareil phénomène vende des
disques, le très middle of the road « Stick around » qui conclue le
skeud.
Mention particulière et félicitations du jury pour
« Manipulator » le titre, qui en trois minutes fait alterner vieux
synthés (ceux de « Who’s next » ?), guitares carillonantes à la
U2 – Alarm – Big Country, solo tout en saturation et mélodie étrange. Un truc
qui pourrait faire un single totalement zarbi à la « When doves cry »
de Prince (1984, ce qui ne rajeunit personne, et surtout pas moi). Mention
aussi pour « The hand » qui sur un seul titre fait défiler tous les
plans qui ont fait la gloire et la fortune de Led Zep (l’atmosphère celtique,
les riffs hardos et le passage acoustique).
« Manipulator », c’est le disque parfait fait
par un jeune pour des vieux …