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Décembre 1969.
« Let It Bleed », la nouvelle livraison
des Stones arrive en streaming sur Spotify et Deezer. Non, je déconne … Et
c’est pas le moment, parce que l’on cause là d’un des disques essentiels et des
Stones et du rock.
« Let it bleed » est d’une importance
capitale. Il confirme que les Rolling Stones sont en passe de devenir le plus
grand groupe, et peut-être aussi le meilleur d’un mouvement, d’une mode (pour
les grincheux), né une quinzaine d’années plus tôt dans une cabane pompeusement
appelée studio, propriété d’un certain Sam Phillips, à Memphis, Tennessee. La
faute à leur talent, et au délabrement concomitant de la maison Beatles,
empêtrée jusqu’à la gueule dans des histoires de business foireux, de nanas
insupportables et d’egos démesurés …
Brian Jones & The Rolling Stones 1969 |
« Let it bleed » est le disque de tous les
tournants. De la carrière des Stones d’abord. Qui confirment la nouvelle
direction musicale entreprise avec « Beggars Banquet ». Finis les
errements pop, psychédéliques, ou je ne sais quoi de mise quelques années plus
tôt, retour aux fondamentaux. Ceux des premiers disques (du blues, du rhythm’n’blues,
du rock’n’roll). En effectuant une spectaculaire marche arrière alors que tout le monde veut aller de l’avant, « progresser », les Stones, raides
dans leurs boots, inventent le futur du rock et le leur par la même occasion.
Un tournant aussi avec la disparition inexorable des radars de Brian Jones.
C’était pas rien Brian Jones dans les Stones. Le fondateur, le chef
d’orchestre, et le seul vrai bad boy du lot, malgré sa gueule d’ange. Las, ses
abus de substances chimiques de synthèse vont lui exploser le cerveau. Il
n’aura pas la « chance » d’une survie erratique à la Syd Barrett,
puisque six mois après la sortie de « Let it bleed », on le
retrouvera noyé dans sa piscine.
De toutes façons, « Let it bleed » (comme « Beggars
… »), est un disque des Stones sans Brian Jones. Qui bénéficie juste de
deux lignes de crédit misérables (des percussions sur « Midnight
Rambler » et de l’autoharp sur « You got the silver »). Je sais
pas s’ils se sont croisés en studio (Jones n’y allait pas souvent), mais son
successeur après sa mort, Mick Taylor est aussi crédité sur deux titres (à la
guitare sur « Live with me » et pour une fabuleuse partie de slide
sur « Love in vain »). Non le chef de la maison, c’est Keith, et ses
accords en open tuning. Mick Jagger se « contente » s’être le
frontman et irradie tout le disque de ce qui sont pour moi ses meilleures
performances vocales. C’est sur « Let it bleed » qu’il met au point
définitivement sa façon de chanter, de s’approprier tous les titres. Depuis, dans
le meilleur des cas, Jagger imite le chanteur de « Let it bleed ». On
ne dit jamais rien concernant cette époque là de Watts et Wyman. On a tort,
parce qu’on ne fait pas de grands disques de rock si on n’a pas une assise
rythmique en béton armé. Ils ont et cette rigueur, et aussi une souplesse toute
féline, animale. En plus de rocker, les Stones rollent …
« Let it bleed » laisse peu de place au
mystère (à quoi pourrait bien ressembler le prochain Stones ?). D’entée,
« Gimme shelter » reprend les choses là où « Sympathy for the
Devil » les avait laissées, avec ses chœurs vaudou d’emblée. Ce titre est
un des absolutely fabulous des Stones, que ne vient pas gâcher une performance
vocale incandescente de la shouteuse Merry Clayton (à tel point que ce titre
deviendra aussi emblématique de sa carrière à elle). Pour enfoncer le clou,
direction le paléolithique supérieur (les années 30) pour une reprise d’une des
masterpieces de Robert Johnson (Jagger et Richard se sont connus car l’un des
deux se baladait avec un disque de Johnson et a été accosté par l’autre au tout
début des sixties), « Love in vain ». Interprétation toute
personnelle, loin mais fidèle dans l’esprit à l’original, avec au fond du mix
la mandoline de Ry Cooder, qui bien que plus jeune, a été le professeur es-open
tuning de Keith Richards.
Mick Taylor & The Rolling Stones 1969 |
De toute façon, la messe avait été dite quand à la
ligne musicale choisie lorsqu’était sorti en single éclaireur de l’album
« Honky tonk woman ». Pour ne pas se répéter (ou pour faire comme les
Beatles ?), le single ne figure pas sur « Let it bleed », mais
juste sa version plus « tranquille » et beaucoup plus countrysante,
rebaptisée « Country honk ».
A partir de là, ça déroule. A des sommets
stratosphériques, mais ça déroule. On passe en revue le catalogue de ce que
pouvaient faire les Stones à l’époque. Bon, à l’exception notable du clap de
fin, autre mega classique du groupe, « You can’t always … ». Titre
unique dans la disco du groupe, longue pièce montée entamée gospel, crescendo
rythmé par – excusez du peu – le London Bach Choir, avant un long mantra
incantatoire qui n’est pas sans rappeler celui de « Sympathy … ». Une
façon de boucler la boucle en apothéose. A noter que sur ce titre la batterie
est assurée par le producteur Jimmy Miller. Le genre de type dont on cause peu.
Pas un technicien, le type qui sait juste comment rendre sonore la déglingue du
Rolling Stones Circus, un génie de l’approximation hautement contrôlée. Pas un
hasard si après bientôt cinquante-cinq ans ( ! ) de carrière, les
meilleurs disques des Stones toujours cités sont pour l’essentiel ceux qu’il a
produits (de « Beggars … » à « Goat Head Soup »).
Il faut avouer qu’il faut être gonflé pour laisser
passer les tocades de Keith qui pour la première fois veut chanter lead un
titre (« You got the silver »). Si Keith est devenu le Maître du
Riff, son filet de voix asthmatique (et plus ça va, moins ça va) à du mal à
sublimer quelque titre que ce soit. Mais voilà, le titre est excellent, on
oublie qu’il est saboté au chant. Hasard du tracklisting, le suivant,
« Monkey man », le plus sauvage de la rondelle, voit Jagger se foutre
les cordes vocales minables sur ce rhythm’n’blues toutes tripes en avant.
Faut rien oublier, rien laisser au second plan de ce
disque majuscule. Et surtout pas « Midnight Rambler », boogie
lancinant emblématique des Stones et un de leurs chevaux de bataille scénique,
même si ce poème ( ? ) à Jack l’Eventreur ne sonnera jamais aussi bien que
dans cette version studio. « Live with me », autre classic boogie
stonien, fut choisi comme single. On fit
même écouter à Phil Spector de passage à Londres les bandes du titre et on lui
demanda son pronostic sur son potentiel commercial. « Top
5 U.S. » lâcha le fabriquant du Wall of Sound. C’est pile ce qui arriva.
« Let it bleed », le titre, a souvent été considéré
comme le parent pauvre du 33T. Erreur. Il vaut bien mieux que les blagues
salaces d’un Jagger le dédiant dans les tournées de la fin des 70’s à
« toutes les filles qui portent un Tampax ». Ce capharnaüm sonore, le
plus bordélique de la rondelle, contient en filigrane tout ce qu’on retrouvera
amplifié dans « Sticky Fingers » et « Exile … ».
Stones live in Altamont |
6 Décembre 1969.
Le jour d’après… Lester Gangbangs fête ses huit ans.
Au même moment, les Stones, accusés (déjà !) de tourner aux States juste
pour le fric, montent sur scène à Altamont, le festival gratuit qu’ils ont mis
sur pied et en partie financé. Ambiance apocalyptique toute la journée,
entretenue par des Hells Angels sous coke et amphétamines. La nuit tombée, les Stones
clôturent le festival. Dans un bordel indescriptible (voir le film des frères
Maysles), et pendant qu’ils jouent « Under my thumb », un spectateur
Noir, Meredith Hunter, est poignardé à mort.
Avec vingt cinq jours d’avance sur le calendrier, la
parution de « Let it bleed » et le festival d’Altamont vont marquer
la fin des années 60.
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