MARIANNE FAITHFULL - BROKEN ENGLISH (1979)

S'en fout la mort ...
S’il fallait une preuve (de plus) que comme disait l’autre, les temps ils changent, il suffit de se poser une seule question : qui, aujourd’hui, même le plus petit label indépendant après une campagne de crowdfunding, prendrait le risque de sortir pareille chose ? « Broken English » est paru en 1979 sur Island, une major de l’époque.
Aujourd’hui, « Broken English » est unanimement célébré comme une masterpiece de cette chose qui crève à petit feu depuis des décennies et qu’on appelle rock. Et pourtant c’est un disque qui ne ressemble à rien (de ce qui se faisait en ces temps-là).

Le nom sur la pochette, d’abord. Marianne Faithfull. Que tout le monde croyait morte, enterrée par trop de bibine, de clopes et de dope. Ben non, elle est toujours vivante, dans l’indifférence générale, sort des disques que personne n’achète ou n’écoute. Tourne même dans des salles à peu près vides avec un backing band de troisièmes couteaux qui l’accompagneront sur « Broken English ». Faithfull a conservé un peu de cette miraculeuse beauté qui avait mis le Swingin’ London à ses pieds à la fin des 60’s (et accessoirement trois Rolling Stones dans son lit, dont Mick Jagger avec lequel elle eut la liaison la plus durable). Pétage de plombs, carrière de chanteuse pop avortée malgré l’aide de ses mentors stoniens (et d’Andrew Loog Oldham)  un gros succès avec une bluette pas si innocente que ça (« As tears go by »), et chute vertigineuse dans la solitude (Jagger la largue) et la défonce (de mauvaises langues qui connaissent bien le dossier assurent que le « Sister Morphine » de « Sticky Fingers », lui ressemble tellement que c’est elle qui l’aurait écrit, sans que Jagger et Richards la créditent). En un mot comme en trente pages, Marianne Faithfull est une légende. En perdition totale, mais une légende quand même …
Autres problèmes. Elle qui n’a jamais brillé par ses performances vocales, là, à la fin des 70’s, à cause de dix années de déglingues diverses ininterrompues, elle n’a carrément plus de voix. Ou alors une espèce de râle genre canard en phase terminale de grippe aviaire. D’ailleurs deux ou trois choristes la soutiennent en permanence en studio. C’est pas tout. Faithfull est totalement tricarde, personne veut écrire pour elle ou l’accompagner. D’où les titres originaux de ce « Broken English » co-écrits avec ses musicos. Coup de bol, Steve Winwood, un vieil ami des 60’s, un des rares à ne pas l’avoir oubliée, vient donner un appréciable coup de main aux claviers et synthés. Leurs destins sont voisins, ceci explique le copinage entre la petite fiancée des 60’s et celui qui a dix-sept ans était en haut des hit-parades avec le Spencer Davis Group et montait un groupe avec Clapton (Blind Faith). Et dans le genre tableau noir, circonstances de base désastreuses, on va pas en rester là. « Broken English » est un disque qui ne ressemble à rien de ce qui marche. Ni à rien qui de ce qui se fait d’ailleurs. Rempli à la gueule d’ambiances noires, crépusculaires, sinistres, avec ses synthés lugubres, il se pose plus en précurseur de tous les corbeaux qui vont se pointer avec leur new-cold-wave qu’en suiveur de quoi que ce soit. Corollaire obligé (la vie n’est pas un conte de fées), « Broken English », même s’il remet Marianne Faithfull sous les feux de la rampe, se vendra peu.

Et pourtant. Dans ces huit titres, on trouve trois réussites et cinq merveilles absolues.
Chapter One. Les juste réussis.
« Brain drain », sorte de country rock d’outre tombe, un titre en total décalage avec le « personnage » de Marianne Faithfull qu’on imagine pas vraiment en stetson et veste à franges.
Un peu dans le même registre totalement inattendu, « Guilt », introduit par un synthé agonisant, la Marianne le moral dans les chaussettes. Un blues mutant pour héroïnomanes.
« What’s the hurry » est un titre crépusculaire, bien dans le ton du reste, avec un synthé sinistre un peu trop en avant.
Chapter Two. Les merveilles. Par ordre d’arrivée à l’oreille.
« Broken English » le titre, installe l’ambiance générale. Lourde, triste, entre ce qu’on appellera new wave et cold wave, batterie mate, synthés et claviers (Winwood) lugubres. Et la voix surprenante, choquante, étrange, irréelle (cochez les mentions inutiles), chargée de tristesse, de fêlure, de brisures. Totalement inouïe.
 « Witche’s song » c’est un peu l’épopée familiale (Marianne et sa mère, descendantes du fameux libertin autrichien Sacher-Masoch), et la mise au ban de la société (la mère pour filiation « diabolique », Marianne pour tous ses excès). Remarque : si Bittan et Federici ont pas écouté ce titre pour sortir la mélodie au synthé de « Dancing in the dark », je suis prêt à aller consulter un ORL dans le New Jersey.
« The ballad of Lucy Jordan ». On parierait sa chemise que c’est le marqueur, le signe distinctif de Marianne Faithfull tant Lucy Jordan c’est elle. Ben non, c’est une reprise (de Dr Hook ??? putain c’est qui ?) écrite par le compositeur Shel Silverstein. Il n’empêche, c’est le sommet de ce disque, cette interprétation à fleur de peau des meilleures années de la vie gâchées. Pas un hasard si on la retrouvera dans la B.O. de « Thelma et Louise ». et même si depuis « Broken English » Faithfull a sorti quarante douzaines de disques, « … Lucy Jordan » sera à jamais le titre qui restera d’elle.

« Working class hero » est un hommage. Avec ses origines aristocratiques et sa vie, Marianne Faithfull n’a rien d’un col bleu. C’est une reprise choisie un peu au hasard (elle n’en voulait pas une des Stones), pour déclarer son amour à tous les géniaux rockers qu’elle admire (Beatles, Iggy Pop, Bowie, …). Le résultat est encore plus triste (et aussi beau) que la version originale de Lennon, pourtant pas un titre guilleret à la base (sur le plutôt funèbre « Plastic Ono Band »).
Last but not least, la scandaleuse « Why d’ya do it ». Titre écrit par le poète Heathcote Williams, narration crue (on y cause fellations, bite, chatte), des ruminations d’une femme trompée et délaissée par son mec. A l’origine écrite pour être proposée à Tina Turner (bon, quand on voit que le retour de la tapineuse à Ike a été orchestré par le centriste Knopfler avec un profil allumeuse sexy mais chaste, on imagine qu’elle aurait pas chanté ce truc), elle va comme un gant à celle qui avait défrayé la chronique quand la brigade des stups londonienne en intervention chez Mick Jagger avait vu descendre d’un escalier Marianne Faithfull nue sous un manteau de fourrure. (Tant qu’on est dans le trivial, c’est cette anecdote qui avait fait proposer au pervers Russ Meyer un rôle à Faithfull dans le film « Who killed Bambi » pour une scène où le taré Sid Vicious devait lui lécher une barre chocolatée sur son sexe …). Quoi qu’il en soit, le puritain gouvernement australien fera supprimer la chanson du pressage destiné à son pays. Assez cocasse, quand on sait ce que chantait à la même époque Bon Scott sur les skeuds d’AC/DC …
Pour en finir avec l’exhaustivité, il convient de signaler que le disque est produit par un  rat de studio de chez Island (Mark Miller Mundy), et que la sublime photo de pochette est signée Dennis Morris (photographe quasi officiel de Marley, avant de devenir celui des punks anglais en général et du Clash en particulier).
« Broken English » aura deux follow up, l’honnête « Dangerous acquaintances » et le minable « A child’s adventure ». Malgré (ou à cause de) son petit succès, « Broken English » n’aura aucune incidence sur le train de vie toxique de Lady Marianne. Tout juste aura-t-elle plus d’argent à claquer en dope…
Ce n’est qu’après une énième rehab finalement réussie, qu’elle se réinventera dans les nineties en diva mainstream, sorte de version boursouflée de Marlene Dietrich avec répertoire qui va avec …

N’empêche, quel putain de grand disque que « Broken English » …

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