« Raw power » est le genre de disque qui trône au
milieu d’un no-man’s land où bien peu ont osé s’aventurer, et qu’encore moins
ont essayé de dépasser. Une borne, une référence, une limite aussi …
« Raw power » n’a pas une histoire banale.
Ce n’est pas un disque enregistré par un groupe établi, qui a sorti dix disques
avant et en sortira trois douzaines ensuite. « Raw power » a été
enregistré par un groupe qui n’existe pas. Ou qui n’existait plus pour être
précis. Les Stooges ont sorti au tournant des années 60 deux disques cruciaux,
mais aux ventes misérables. L’insuccès et une sérieuse propension à la défonce
entérinent de fait la dissolution du groupe de Detroit.
Mr Jones, Mr Pop & Mr Reed, 1972 |
De son côté, Bowie commence en Angleterre à toucher
le jackpot avec « Ziggy Stardust » après des années de vaches maigres
et d’essais plus ou moins infructueux de réussir dans la musique. Bowie est un
malin, et ce succès « tardif » lui a permis de bien connaître le
milieu trouble du show-biz. Dès les premières liasses de livres sterling
amassées, il monte sa propre maison d’édition, Main Man Production, et met à sa
tête un manager filou (pléonasme) Tony DeFries. Et Bowie qui a toujours renvoyé
l’ascenseur vers les gens qu’il appréciait, décide de jouer les ambulanciers
pour ses idoles quelque peu en perdition. Bénéficieront de ses services en
72-73 Mott The Hoople, Lou Reed et Iggy Pop, ce dernier chanteur admiré par
Bowie (Ziggy-Iggy, y’a un petit quelque chose) de ces Stooges débandés.
DeFries, tout en renâclant à cause de la réputation d’ingérable d’Iggy mais
sous la pression de Bowie, le signe malgré tout pour un album solo. Iggy
s’envole pour Londres, cherche vaguement des musiciens de séance pour son
disque, et surtout envisage de claquer tout le fric avancé pour le studio en
coke et héro. Pas chien, Iggy entend partager la dope avec ses anciens potes et
fait venir en Angleterre les frères Asheton (oubliant le bassiste Dave
Alexander, lequel lui en voudra jusqu’à sa mort en 1975). Joyeuses séances de
défonce entrecoupées d’essai d’écriture et de jams chaotiques en studio. Petit
problème, Iggy seul n’a jamais été foutu d’écrire une chanson audible. Il
appelle à la rescousse James Williamson, rencontré pendant la débandade des
Stooges. Williamson, en plus d’être d’être un toxico de première bourre
est aussi un guitariste killer qui sait écrire des morceaux, Iggy rajoute les
paroles, Ron Asheton est prié de passer de la guitare à la basse. Malgré tout,
peu de choses concluantes. DeFries s’impatiente, menace, et finalement Iggy lui
amène les bandes qu’il a arrangées et produites de ce qu’ils ont enregistré. A
l’écoute, DeFries frise l’apoplexie, contacte Bowie en tournée américaine, et
lui intime l’ordre de s’occuper de ses « protégés ». Bowie se fait
livrer les bandes aux USA, et en une paire de jours entre deux concerts, remixe
le disque. Qui sort avec Bowie crédité au mix et Iggy Pop à la production. Et n’a
aucun succès.
Les Stooges vont continuer quelques temps, livrés à
eux-mêmes, enregistreront un nouveau disque semi-officiel, « Kill
City », avant de disparaître de la circulation. Les aventures d’Iggy avec
Bowie ou d’Iggy & the Stooges verront d’autres épisodes s’ajouter à la
saga, mais c’est une autre histoire …
Iggy & The Stooges 1973 |
« Raw power » continuera sa carrière de
disque culte pendant des lustres sous sa version initiale. Jusqu’à ce qu’Iggy
Pop, devenu riche et quelque peu amnésique, se répande en arguties diverses
sur « Raw power », selon lui saccagé au mixage par Bowie. Des
rééditions suivront (le mix d’Iggy Pop, un coffret des « Complete
sessions ») qui ne changeront guère la donne. « Raw power » sous
quelque version que ce soit est surtout une tuerie totale. Magma sonore, vomi
musical … testeurs de chaîne hi-fi s’abstenir …
Il faut à peine quelques secondes de l’inaugural
« Search and destroy » pour mesurer l’impact de la déflagration qui
s’annonce. En fait jusqu’à ce que la guitare de Williamson parte en looping
incontrôlé et qu’Iggy se mette à chanter … Chanter ? Oui, ou aboyer,
glapir, rugir, feuler, râler, … comme on veut, tant sa performance tient plus
de l'animalité que de l’humanité. Tout « Raw power » est un
orage sonique d’une intensité jamais entendue auparavant. Sans être pour autant
un mur de feedback. Il y a trois titres qui ressemblent peu ou prou à des
ballades (« Gimme danger », « Penetration », et « I
need somebody »). Des ballades passées à la moulinette Stooges, glauques,
noirâtres, atomisées, pleines de rage larvée. Des occasions d’entendre Iggy Pop
version crooner, comme un Sinatra punk et déglingué (quoi que le Sinatra, côté
déglingue, il était pas mal aussi …). Les cinq autres titres, des rocks
furieux, déjantés, borderline (« Raw power » le titre, épitomé du
rock dur, crasseux, dangereux et agressif, « Shake appeal », ou
comment les Stooges envisagent le rockabilly, l’ultime « Death
trip », la fin du voyage sur la highway to hell, free-rock dans l’esprit
de « Funhouse », voilà c’est fini, démerdez-vous avec çà, Armaggedon
times are coming, bruit de bidet final sur le rock à papa, à bobos et à babs
des seventies …).
Points communs à tous les titres, un son de poubelle
rock’n’roll, avec au premier plan un Iggy qui s’arrache les boyaux pour chanter
(plus ou moins juste, mais c’est pas le problème), et des overdubs de guitare
folle de Williamson, en perpétuelle sortie de route, toute en larsens et
feedback. Au second plan, la basse de Ron Asheton jouée façon Lemmy de
Motorhead (c’est-à-dire comme une guitare) et la partie de guitare rythmique ou
acoustique de Williamson. Au fond, perdue dans ce brouhaha d’apocalypse, la
batterie de Scott Asheton … C’est pas punk, c’est pas metal ou tout ce que vous
voudrez, ça ressemble à rien de ce qui ait été fait avant ou après, c’est les
Stooges de 73. Point barre.
Si vous n’aimez pas ce Cd, allez en enfer. S’il vous
plaît, c’est que vous y êtes déjà.