Nouvelle frontière ...
Curieux comme l’année 1977 aura engendré autant de
disques cités comme référence et dans des genres totalement opposés,
antinomiques et contradictoires. Et pas seulement une version binaire de la
querelles des Anciens et des Modernes … Damned vs Doobie Brothers, Clash vs
Fleetwood Mac, Pink Floyd vs Marley, Pistols vs Eagles…
Les Eagles justement. Le groupe typiquement américain,
typiquement West Coast. Déjà presque une caricature, lorsqu’ils sont en train
de fourbir cet « Hotel California ». En Europe et à plus forte raison
en France, le groupe bénéficie au mieux d’un petit capital sympathie, entretenu
par des hits comme « Take it easy », « Desperado »,
« Take it to the limit », « One of these nights », … Mais
rien qui mobilise vraiment les foules comme peuvent le faire des Led Zep ou les
funestes Yes, Genesis et consorts …
Les Eagles se « contentent » d’être
déraisonnablement énormes chez eux. Leur dernier disque, la compilation « Their
greatest hits 71-75 » est à la lutte avec le « Dark side of the
moon » du Floyd pour le titre de plus grosse vente de disques de tous les
temps. Des chiffres qui jonglent avec les dizaines de millions de copies
écoulées. Et tout ce qui entoure les Eagles participe aux « dérives »
du rock pointées du doigt par tous ceux qui veulent revenir à la simplicité
originelle de cette musique (les pub-rockeux, les punks). Les Eagles, ce sont
les liasses de billets verts cramés en coke, putes de luxe, bling-bling
attitude, … Les Eagles sont des milliardaires dépravés, totalement coupés de la
« vraie vie ».
Les Eagles, waiting for the sun |
Conglomérat de déjà vieux de la vieille de la scène
californienne (ils ont commencé à faire leurs armes dans le country-rock de Poco ou des Flying Burrito
Brothers, le backing band de Linda Ronstadt, dans un vague groupe de hard pour
le nouveau venu, le guitariste Joe Walsh), les Eagles sont la descendance
dégénérée de Crosby, Stills, Nash & Young, la recherche de la mélodie qui
tue, le travail sur les harmonies vocales, la quête de la perfection sonore.
« Hotel California » sera par ces types perpétuellement sous coke
conçu comme un challenge insensé.
Cohabiter d’abord. Et ce n’est pas simple, car tous
composent. Des milliardaires défoncés à qui tout est permis ont tendance à
laisser l’ego prendre le dessus sur toute autre considération, et ça ils y
arriveront (la fameuse baston entre les membres du groupe lors d’un concert de
la tournée « The long run »), mais là, en 1976, lors des sessions de
« Hotel California », les Eagles, sans vraiment être soudés, sont
focalisés sur cet album qu’ils veulent parfait et oublient tout le reste.
Se dépasser ensuite. Pas facile quand on est tout en haut
de placer encore la barre un cran au-dessus. Les Eagles avaient deux-trois hits
sur chaque disque, leur Best of se vend par millions, et bien « Hotel
California » est à lui tout seul mieux qu’un Best of. Les moyens sont
colossaux. David Geffen, patron d’Asylum Records sur lequel sont signés les
Eagles, ne mégote pas. Le groupe et leur producteur attitré Bill Szymczyk
auront un budget illimité, les séances dureront plusieurs mois. Fin 1976, un
single est envoyé en éclaireur. « New kid in town », ballade
country-rock parfaite, et qui se positionne directement en haut des charts américains.
Logique et classique, mais rien à côté de la déferlante qui va accompagner la
sortie du 33T et celle du single éponyme. Une durée folle (6’30) pour les
standards de passage radio, et un titre chanté par le batteur (autre
particularité du groupe, ils peuvent tous chanter lead, et donc question
harmonies vocales, y’a ce qu’il faut) qui va devenir un des titres de rock les
plus célèbres du siècle. Parce que, manière de couper court à tous les
ricanements sournois que j’entends, les Eagles de « Hotel
California », c’est toujours du rock (plus pour très longtemps peut-être,
mais c’est pas encore le sujet). Poussé dans ses derniers retranchements, à la
limite de toutes les compromissions. Du rock calibré pour les radios, les
stéréos, le disque idéal pour le cruising sur les freeways californiennes
ensoleillées. Le disque qu’écoutent, et ça c’est une première, les parents et
leurs enfants.
Forcément pareil œcuménisme et pareil succès feront
grincer des dents, s’agiter les jaloux de tous bords. « Hotel California »
est un hold-up à l’échelon planétaire. Le point de non-retour que cherchaient
également des Steely Dan, Fleetwood Mac, Doobie Brothers, … le disque américain
parfait selon les standards de l’époque. Parce qu’il n’y a pas que deux hits,
et pas que des ballades. « Life in the fast lane » se retrouvera aussi au
sommet des hit-parades, avec son riff aplatissant, sa voix hurlée et son court
solo de guitare d’anthologie, portant à jamais la signature du dernier arrivé
Joe Walsh. Car ce qu’on a souvent oublié, c’est que les Eagles ne produisent
pas que de la zique pour slowter et emballer de la meuf. « Victims of
love », c’est aussi du hard FM avant l’heure, avec ses riffs saturés en
intro, et c’est aussi bien que les intégrales de Toto et Foreigner réunis.
Même si c’est la ballade fin de race qui domine. Le
« concept » de l’album c’est un peu le désenchantement de la
prétendue vie facile à Los Angeles, les retours de manivelle de la décadence
friquée et désœuvrée, les petits matins cabossés genre « Very bad
trip », l’Hotel California est en fait un centre de rehab. Alors le disque
fait la part belle au country-rock pépère (« Try and love again »),
aux ballades déprimées pianotées et garnies de cordes, cette « Wasted
time » qui trouve son contrepoint dans le dépouillement qui sent la gueule
du bois de l’ultime « The last resort ». Seul maillon faible selon
moi, « Pretty maids all in a row », où là le groupe et la production
ont eu la main quelque peu lourde sur les arrangements de cordes et le côté
grandiloquent.
« Hotel California », c’est le disque qu’on
aimerait détester parce que c’est juste un rêve, un fantasme, celui d’une way
of life inaccessible. Un disque de winners, écœurant de facilité. Alors que,
par antithèse, on aura toujours un faible pour les losers qui se ramassent avec
des galettes foirées. « Hotel California », il fait un peu partie de
l’inconscient collectif d’une génération, c’est le témoin sonore d’une époque.
Curieusement, les Eagles qui sont parmi les groupes les plus vendeurs de l’Histoire,
sont un conglomérat quasi anonyme hors des Etas-Unis, et bien peu de gens sont
capables de citer les musiciens qui le composent.
« Hotel California », on l’a trop entendu,
c’est sûr … mais on s’est régalé à chaque fois …