JOHN FORD - LA PRISONNIERE DU DESERT (1956)


L'apogée d'un genre ?

C’est quoi un bon western ?
Il doit être des années 50 ? Il est signé John Ford ? John Wayne a le rôle principal ? Il y a des bons et des méchants ? Des Indiens ? Des fusillades ? De grandes cavalcades ? Des paysages grandioses ? Des grands sentiments éternels ? Quelques touches d’humour ?
Changez rien, vous êtes sur la bonne page, j’ai ce qu’il vous faut. « La prisonnière du désert » ça s’appelle. Traduction française idiote, comme parfois. Le titre original, c’est « The searchers », et c’est beaucoup plus parlant. Ça va même plus loin que de la recherche, il s’agit d’une quête à tout prix.
John Wayne & John Ford
Au départ pour retrouver une fillette, Debbie, la nièce d’Ethan Edwards (John Wayne), enlevée de la ferme familiale lors d’un raid de Comanches, qui ont massacré l’essentiel de la famille. Cette traque va durer des années et ses objectifs vont changer. Plus que de retrouver celle qui est devenue adolescente, Edwards entend se venger de son ravisseur.
Le personnage d’Ethan Edwards est un des plus ambigus joués par Wayne. C’est ce rôle qui est toujours cité par ceux qui veulent démontrer qu’il était un grand acteur. Fini le héros au cœur pur, bien droit sur ses éperons, redresseur de torts, défenseur de la veuve, de l’orphelin, du faible et de l’opprimé … Fini aussi le massacreur d’Indiens « pour la bonne cause », qui lui donnera pour l’éternité une image de héros un tantinet réac (descendant le plus évident, malheureusement davantage premier degré : Clint Eastwood). Dans « La prisonnière … », Wayne est un égoïste, en proie à une idée fixe, sans aucune humanité : il tire dans le dos des gens qui s’enfuient (des pillards, des Comanches), révolvérise des Comanches morts (une balle dans chaque oeil, pour que selon leurs croyances, ils ne puissent pas trouver le chemin de leur Paradis),  massacre des bisons (« au moins ceux-là les Comanches ne les mangeront pas »), scalpe des Indiens, traite le demi-frère adoptif de Debbie (Martin, joué par Jeffrey Hunter) qui l’accompagne tout au long de sa recherche comme un larbin (parce qu’il a un huitième de sang indien) et les années passant, veut retrouver sa nièce, non plus pour la libérer mais pour la tuer, car elle est pour lui devenue une Comanche …
Jeffrey Hunter & John Wayne
Tout l’art du scénario consistant à ne pas expliquer le pourquoi de ce comportement, mais à donner des pistes. L’action débute au Texas en 1868, trois ans après la fin de la Guerre de Sécession, lorsque Ethan revient à la ferme de son beau-frère. Ethan, pas le genre de type auquel on pose des questions. On devine en observant et écoutant bien qu’il était un petit gradé, a été décoré, ne s’est pas rendu à la fin de la guerre, a un petit capital en or acquis certainement peu légalement, a peut-être eu une relation avec sa belle-sœur (une idée défendue par John Milius dans les bonus du BluRay), a fréquenté les Comanches (et peut-être même leur chef ravisseur) dont il parle la langue, … C’est cet aspect tout en non-dits qui rend fascinant le personnage, certainement le plus complexe, le plus « noir » joué par Wayne.
Et pourtant ce n’est pas Ethan Edwards qui écrase le film. C’est l’environnement. Certainement parmi les plus beaux extérieurs jamais mis en scène, les décors grandioses et lunaires de Monument Valley, dans l’Utah. « La prisonnière … » est un projet pharaonique, inconcevable de nos jours. John Ford, qui a quand même ce qu’il est convenu d’appeler une solide réputation et les moyens qui vont avec, a transporté un studio hollywoodien au cœur de Monument Valley. Des bulldozers ont tracé des routes, creusé des retenues d’eau, des lignes électriques ont été tirées, un campement-baraquement construit pour toute l’équipe du film (plus de trois cent personnes). Bonjour le bilan carbone et la préservation du patrimoine naturel… Le résultat coupe le souffle, les plan très larges de Ford sont un ravissement pour l’œil. Même si à ce stade il convient de parler technique. « La prisonnière … » est sorti à l’origine en Technicolor, et VistaVision (le plus beau format cinématographique, dixit Scorsese - qui doit s’y connaître un peu - dans les bonus). Un format qui a disparu des salles de cinéma, et à plus forte raison des écrans de télévision. Il faut quand même saluer la qualité visuelle remarquable de la version BluRay (image remastérisée au format 16/9, d’une précision diabolique, on voit bien que les intérieurs sont des décors, mais dès que les protagonistes enfourchent leurs chevaux et qu’on a droit aux grands espaces, c’est un régal), mais dire aussi que la partie son est ignoble (mono, souffles, sifflements et craquements divers, une honte ... ). « La prisonnière … » est aussi une ode à la beauté de l’Amérique au sens large (des scènes ont été tournées au Mexique, et d’autres dans les neiges du Canada, notamment une superbe traversée de rivière glacée par un détachement de soldats à cheval …).
John Wayner, dernière scène du film

Ford se sublime, se dépasse sur ce film. Lui qui se contentait le plus souvent de laisser l’action traverser le champ d’une caméra fixe joue superbement des contrastes (le premier plan, caméra à l’intérieur de la ferme,  porte qui s’ouvre, silhouette de la femme qui se découpe sur la lumière aveuglante du désert, et son pendant symétrique sur la dernière scène, où là, c’est John Wayne qui est devant l’encadrement, fait demi-tour, et s’en retourne  vers le désert, mais aussi à deux reprises l’action filmée depuis l’intérieur d’une grotte vers l’extérieur). Et puis, surtout, et c’est la clé du film, le plan qui permet de saisir le personnage d’Ethan Edwards, ce travelling avant (Ford est très économe de ce genre de mouvements de caméra) sur son visage et son regard, alors qu’il vient de voir dans le camp militaire si sa nièce ne se trouve pas parmi des prisonnières blanches longtemps captives des Comanches et libérées par la troupe. Il y a dans ce plan et ce regard tout le mépris et le racisme d’Edwards envers ces femmes qui ont fini par perdre leurs racines « américaines » et ont été « gangrenées » par la culture Comanche (à comparer avec les pitoyables grimaces d’Eastwood dans le faussement humaniste mais très con « Gran Torino »).
Natalie Wood
Dans « La prisonnière … », Ford et Wayne (copains comme cochons, c’est leur treizième film commun, on les voit toujours ensemble en train de descendre des bières entre les scènes et pendant les jours off,) dépassent pour le personnage central d’Ethan Edwards leurs stéréotypes habituels. Que l’on ne me dise pas que cette haine raciale du personnage principal n’a rien à voir avec le maccarthysme et ses corollaires réactionnaires qui viennent tout juste de s’achever dans l’Amérique des années 50, y compris dans leurs épilogues respectifs. Le final du film, assez imprévisible et inattendu, ce brusque retour à l’humanité, est le pendant de la déchéance finalement rapide de McCarthy et du revirement aussi rapide de la société américaine dans la seconde moitié des 50’s.
Les personnages secondaires peuvent aussi être perçus comme des visions allégoriques d’une tradition typiquement américaine. Le personnage joué par War Bond, curé et militaire à la fois, tenant à la main soit la Bible soit un Colt pour tirer dans le tas des cavaliers Comanches, traduit bien tous les paradoxes de la mythique conquête du Far West. Il y a aussi les héros de l’absurde (le fiancé de Lucy la sœur de Debbie, également enlevée) qui se lance dans une attaque suicide du camp Comanche après la découverte du cadavre de sa promise. « La prisonnière … » est un film comme l’époque qu’il décrit, très violent. Alors qu’un Peckinpah traduira une décennie plus tard cette violence par des gunfights interminables dans des geysers de sang, Ford ne la montre jamais. Tout se passe hors champ, est évoqué (la découverte par Edwards du cadavre de Lucy, violée puis abattue par les Comanches).
« La prisonnière … » n’est pas pour autant un film oppressant. Ford aère cette chasse à l’homme très noire par des scènes beaucoup plus légères (un War Bond aux apparitions toujours truculentes, le « mariage » de Martin avec une Comanche qu'il a achetée, le propre fils de Wayne dans un petit rôle de jeune soldat « bizuté » par son père et War Bond qui improvisent la plupart de leurs répliques et le forcent à suivre, …). De même le personnage de Moïse, simplet lunaire, accompagnateur occasionnel de Martin et Ethan, et qui finalement sera celui qui découvrira le camp Comanche.
Vera Miles
Un mot sur les femmes. Un peu des faire-valoir dans les westerns, et celui-ci n’échappe pas à la règle. Le rôle féminin principal (Laurie, la fiancée de Martin) est tenue sobrement par Vera Miles. Celui de la prisonnière Debbie est joué par les deux sœurs Wood (Lana lorsque c’est une fillette, ensuite par Natalie). Même si elle figure en bonne place sur l’affiche du film, Natalie Wood n’apparaît que quelques minutes dans le dernier quart d’heure, et la célébrité toute personnelle qu’elle obtiendra à cette époque-là vient de son interprétation un peu plus consistante dans « Rebel without a cause » aux côtés de James Dean.
« La prisonnière … » est par beaucoup considéré comme le sommet du western « classique », avant que ce genre disparaisse quasiment pendant une décennie des salles de projection et ne renaisse vers la fin des sixties avec des noms nouveaux et un traitement totalement différent (Peckinpah, Penn, Leone,…). « La prisonnière … » est aussi un peu le chant du cygne de John Ford (« L’homme qui tua Liberty Valance » avec … John Wayne sera quatre ans plus tard son dernier classique, son testament pourrait-on dire). John Wayne s’en sortira un peu mieux (« Rio Bravo », western à huis-clos, un peu l’antithèse de « La prisonnière … », « Le jour le plus long »), mais pour ces deux monstres sacrés les années 60 allaient s’avérer n’être pas faites pour eux …