« J'ai vu l'avenir etc ... »
John Landau, critique musical quelconque, aura quand
même écrit la phrase qui a fait sa fortune. Et peut-être contribué un peu à
celle de Bruce Springsteen, un brave p’tit gars du New Jersey qui avec sa bande
de potes cachetonnait dans la seconde division du rock US.
Parce que franchement, trouver en 74 que Springsteen
puisse être l’avenir de quelque chose, alors que Springsteen, c’est tout le
contraire de l’avenir, un passéiste romantique qui cultive la nostalgie. De la
soul, du rhythm’n’blues, du rock’n’roll des années 50, de Dylan, de Fogerty, …
des choses plutôt simples, plutôt vieillotes, et plus américaines que ça tu
peux pas …
Et comme tout flatteur vit aux dépens de celui qui
l’écoute, Landau deviendra le manager, le producteur, et quelquefois un peu le
gourou de celui qui est déjà le Boss (mais uniquement pour le moment de ses
copains un peu limités qui l’accompagnent sur scène).
Toujours est-il qu’après deux disques que seuls les fans
hardcore trouvent prodigieux, Springsteen va entrer avec « Born to
run » dans le monde assez fermé des gens qui comptent vraiment, des gens
qui ont accouché d’un disque qui défie le temps et se pose comme un jalon
incontournable de son auteur et de son œuvre. Et pour qu’un 33T fasse carrière,
il faut une locomotive, un 45T pour lancer la machine. Ce sera « Born to
run » le morceau. Pour moi le meilleur titre jamais publié par
Springsteen, enchevêtrement spectorien d’une nuée de couches instrumentales
pour cette cavalcade sonore sans trop d’équivalents. Et pour ce faire, sont laissés
au vestiaire (pas assez bons ?) Max Weinberg (au profit du batteur de studio
Ernest Carter) et Roy Bittan (c’est David Sancious qui assure les innombrables
parties de claviers). Même si ça reste dans la galaxie E Street Band (qui
existe mais n’est pas encore stabilisé), le choix a été fait par Springsteen et
Mike Appel qui produisent. Ce titre doit être techniquement le plus complexe de
Springsteen, d’une grandeur épique jamais pompière. Peu se sont hasardés à le
reprendre, même si les discoïdes déjantés de Frankie Goes To Hollywood ont
prouvé par leur excellente cover qu’il n’était pas intouchable. En tout cas
« Born to run » deviendra rapidement un succès, entraînant l’album
vers le haut des charts.
Springsteen & Landau |
On ne retrouve pas sur le 33T (ni à ma connaissance sur
les suivants) l’équivalent de ce foisonnement instrumental (par la force des
choses, la moitié du budget studio alloué par la Columbia est passé sur ce
titre). Par contre, d’autres morceaux légendaires de Springsteen sont bien là.
« Thunder road », démarrée à l’harmonica puis avec le renfort du
piano (l’essentiel des titres de l’album ont été composés au piano, ce qui en
explique la richesse et la complexité) propose un superbe crescendo,
développant encore une fois un thème récurent chez Springsteen, celui de la
cavale (ou ballade) en bagnole. Autant son inspirateur « social »
Woody Guthrie est le chantre des étendues poussiéreuses, autant Springsteen est
le chanteur du bitume … Autre incontournable, « Backstreets », qui
avec son balancement de Hammond renvoie à une des influences essentielles du
Boss, le dénommé Bob Dylan. Là, on est dans l’esprit (plus que dans le propos),
très proche de ce que faisait le barde de Duluth à son apogée, vers 65-67. Le
quatrième titre miraculeux (sur huit, c’est quand même pas mal), c’est
« Jungleland » et ses presque dix minutes qui clôturent le disque,
qui peut passer pour une extrapolation « climatique » de « Born
to run », avec cette profusion d’arrangements (les cordes notamment) et ses
atmosphères changeantes, alternant passages épiques et dialogues piano-voix.
Les quatre titres restants même s’ils sont intéressants
voire plus, souffrent de la comparaison, notamment « She’s the one »,
qui avec son son piano boogie-woogie en avant fait un peu simplet, et surtout
qu’il est placé juste après « Born to run ». « Meeting across
the river » me semble très inspiré par Van Morrison (une de ses rares
influences non américaines, souvent cité par Springsteen), jusque dans son côté
jazzy que l’on rencontre en filigrane dans toute l’œuvre du grognon irlandais.
« Night » grande cavalcade cuivrée fait un peu « Born to
run » au rabais, et « Tenth Avenue freeze-out », springsteenerie
assez classique doit son statut de morceau-culte pour le fan-club par son évocation
de la formation du E Street Band et sera l’occasion en concert pour feu
Clarence Clemons (« the big man joined the band ») de casser les
oreilles à tout le monde avec ses beuglements de sax …
Avec ce disque somme toute irréprochable (et aussi un des
plus gros budgets de la Columbia consacré au lancement d’un 33T), Springsteen
allait se retrouver propulsé pour des décennies sur le devant de la scène, des
arenas et ses stades. Mais pour moi, il n’a jamais retrouvé ce niveau épique et
en même temps insouciant, ce type qui joue son va-tout, et réussit à se
surpasser le temps d’un disque …
Du même sur ce blog :
Darkness On The Edge Of Town
Nebraska
Live / 1975-1985
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