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SCOTT WALKER - SCOTT 4 (1969)

Walker on the wild side ?
Noel Scott Engel (puisque c’est son vrai nom), c’est un cas d’école dans le rock. L’archétype du bonhomme qui a fait tout ce qui était en son pouvoir pour saborder sa carrière. Et comme il était doué, il a réussi cet auto-sabotage méthodique.
Au début, dans les mid-sixties, il est un des trois Walker Brothers. Aucun des trois ne s’appelle Walker et bien entendu ils ne sont pas frères. Juste un groupe monté par le music-business américain en réponse à la British Invasion. Dans cette politique protectionniste et un brin nationaliste (on va pas se faire bouffer par les Anglais, on va pousser nos talents, leur faire vendre du disque), beaucoup d’appelés, peu d’élus. Les Walker Brothers seront parmi les rares à avoir des hits, et mieux, à vendre du disque en Angleterre. Mais ce genre d’icônes bubblegum ne dure qu’un temps, et de toute façon, à partir de 1967, les States allaient livrer au monde une multitude de groupes majeurs. Exit donc les faux frangins Walker. Scott Walker gardera son pseudo, et s’exilera en Angleterre.

Très vite, il sortira des disques solo (à succès), bêtement numérotés, mais très exigeants artistiquement, bien loin de ses premiers succès. Particularité des trois premiers (excellents, même si le « 3 » est en deçà des deux autres), ils comportent chacun plusieurs adaptations de titres de Jacques Brel. Ce qui confère à Scott Walker une aura toute particulière. Brel, les Anglais le connaissent pas ou s’en tapent, ce qui revient au même. Cet acharnement de Walker sur les titres du Belge le fera passer, en plus d’un exilé, pour un excentrique. Depuis, ses débuts en solo ont été cité par plein de gens assez disparates (de Radiohead à Pulp, en passant par Nick Cave et Alex Tuner, liste non exhaustive). Mais surtout, en cette fin des années 60, Walker a comme fan un jeune mod (David Jones, qui prendra bientôt le pseudo de David Bowie) bien déterminé à se faire un nom dans le rock, qui ira jusqu’à reprendre lorsqu’il aura atteint la gloire des titres de Brel et imitera Walker dans sa façon de chanter dans les graves.
Problème, Walker n’en a rien à foutre de ses fans et cette mini-reconnaissance l’agace. Il ne veut pas du succès, juste n’en faire qu’à sa tête. « Scott 4 » va rompre avec les trois précédents et entrouvrir la porte d’une des carrières et des musiques les plus étranges qui soient.
Dans « Scott 4 » plus de reprises de Brel. Les dix titres sont signés Scott Engel. Par contre, tant sur le livret du Cd que dans les recoins du Net, rien sur les types qui jouent avec lui. Et pourtant, même si « Scott 4 » est un disque sobre, limite austère, il n’est pas minimaliste. Derrière le chanteur, il y a souvent une formation rock classique, à laquelle se rajoutent pianos, section de cuivres, de cordes, … qui font passer l’aspect « rock » au second plan. S’il faut à tout prix situer Walker par rapport à ses contemporains, je dirais qu’il est quelque part du côté de Nick Drake et de Tim Buckley, tant musicalement (ce sens des mélodies, des arrangements « compliqués ») qu’intellectuellement (rien à foutre du succès). D’ailleurs, on se retrouvait dans la pochette intérieure avec la photo et une citation prise de tête de Camus sur l’Art. Pas vraiment destiné à l’amateur de Canned Heat, d’entrée …

Et le premier titre a de quoi faire détaler le rocker de base. « The seventh seal » qu’il s’appelle. Ben oui, comme le film de Bergmann dont il est inspiré. Ouais, Bergmann, « Le septième sceau », Max von Sydow qui joue aux échecs avec la Mort, ça devait laisser perplexe les fans de Creedence à l’époque. D’ailleurs, c’est plus un poème mis en musique qu’une chanson, et ce qu’on remarque d’entrée, c’est cette trompette qui mène la danse (macabre). A priori repoussant mais très beau titre. De la musique intello ? Non, même pas, tout semble couler de source sur ce disque, tout semble évident. Il y a un gros boulot d’écriture et de production, rien de grinçant pour l’oreille, au contraire (et c’est à peu prés la dernière fois chez Scott Walker, la suite de sa carrière sera pour le moins déstabilisante et hermétique).
Autre titre qui a beaucoup fait jaser, « The old man’s back again (dedicated to the neo-stalinist regime) », inspiré par les chars russes matant le Printemps de Prague (le old man, c’est à peu près évident qu’il s’agit de Staline). Chanson « lyrique » (comme beaucoup dans ce disque), et pas la meilleure idée pour se faire des amis communistes. De toute façon, cocos ou pas, il s’en fera pas trop d’amis, Scott Walker avec cette rondelle. Dommage, avec une voix pareille (« Angels of ashes »), des arrangements de violons (« On your own again ») ou de cordes (« Hero of the war »), des ballades pour chialer dans sa bière (« Duchess »), Walker livre un disque majuscule, hors des sentiers battus et rebattus du rock « traditionnel ». C’est finalement et logiquement le titre où la guitare électrique est mise en avant (« Get behind me », soul limite pompière) qui fait hors sujet.

Scott Walker avait tout lieu d’être satisfait de ce « Scott 4 ». Il venait de ruiner sa carrière commerciale. C’est exactement ce qu’il voulait. Mais quel beau sabordage …


JOSEPH LOSEY - THE SERVANT (1963)

Master & Servant (copyright Depeche Mode) ...
Ou le film a priori so british d’un Américain victime du maccarthysme. Faut dire qu’il l’avait bien cherché, Losey. Se déclarer communiste à la fin des années 50 aux States, ça exposait à quelques mesures de rétorsion. Et quand tu étais en gros dans le culturel, t’étais blacklisté ou prié d’aller voir plus loin si quelqu’un voulait pas embaucher des marxistes… Résultat des courses, comme la censure et la rétorsion qui l’accompagne, ça compte, Losey sera un cinéaste « culte », entendez par là qu’il laissera le grand public assez indifférent. Un cinéaste pour cinéastes, en somme …
James Fox, Joseph Losey & Harold Pinter
« The Servant » reste pour beaucoup sa masterpiece. Une épure glaciale sur les relations de classe, de dominance et de soumission dans un Londres contemporain. Point de départ du film, la caméra suit un piéton dans un quartier cossu et résidentiel. Le piéton entre dans une demeure qui a besoin d’être rénovée et finit par trouver son propriétaire avachi et endormi dans un fauteuil. Le piéton, c’est Hugo Barrett (Dirk Bogarde, acteur déjà confirmé qui trouve là ce que beaucoup considèrent comme sa meilleure composition). Le proprio, c’est Tony (un des premiers rôles de James Fox). Barrett vient proposer ses services pour une place de « servant » (terme intraduisible dans ce contexte, en gros et pour faire simple, une sorte de majordome). Tony la lui donne.
Mais déjà Losey nous a montré l’opposition entre la façon d’être des deux hommes. Le larbin, observateur, obséquieux mais prudent et attentif, face à (certainement) un aristocrate fin de race, traitant tout ce qui est contingence matérielle avec une totale désinvolture. Le jeune gommeux a l’impression d’avoir fait la bonne affaire, d’avoir dégotté la perle rare. Barrett prend en charge la supervision des travaux de rénovation et d’aménagement de la bâtisse, et sert remarquablement son maître. Même si quelques plans fugitifs lorsque Barrett est seul et une noirceur dans son regard laissent percevoir qu’il ne fait pas que mijoter des petits plats pour son patron.
Dirk Bogarde & James Fox
Et c’est là que le film de Losey est remarquable. Remarquablement dérangeant, même. Là où un Ken Loach (attention, respect pour Ken Loach, déjà que les mecs de gauche se font plus rares que les inondations au Sahara, faut pas dégommer les survivants) s’arrêtera le plus souvent sur l’affrontement social et la lutte des classes, Losey va plus loin. C’est aussi le combat de deux hommes, de deux personnalités.
« The Servant » est souvent un huis-clos étouffant (normal, le scénario est une adaptation par Pinter d’un roman, et Pinter est un homme de planches beaucoup plus que de grands espaces), et un face-à-face entre deux hommes. Sauf que ces deux hommes, ils sont comme tous les autres, ils ont besoin des femmes. Et ce sont les femmes qui vont faire évoluer la situation. Susan (Wendy Craig), la fiancée de Tony, qui dès le premier regard, sent l’ennemi chez Barrett et qui va entamer avec lui une lutte d’influence (des scènes fabuleuses, avec des mots et des attitudes très durs) pour avoir l’ascendant sur l’indolent maître de maison. Pour contrebalancer cette présence et cette menace féminine, Barrett va sortir de sa manche une autre femme. Vera, qu’il présente comme sa sœur (en fait sa femme ou sa maîtresse, on ne le saura pas, mais peu importe) et qu’il fait embaucher comme servante par Tony.
Et dès lors, c’est ce quadrilatère humain que Losey va faire s’agiter sous nos yeux. Et donc ne pas se contenter d’une lutte de classes. Car de ce côté, vers le milieu du film, le problème est réglé. La raison du plus riche est toujours la meilleure, surtout quand Susan et Tony, rentrant tard un soir, trouvent les employés dans leur propre lit. Mais c’est là qu’on s’aperçoit que tout le ballet et tout le cérémonial pervers mis en œuvre par Barrett trouvent leur sens. Le riche a gagné, mais ne peut pas se passer du pauvre, surtout quand il baise sa sœur-femme qui s’est jetée dans ses bras avec empressement.
Wendy Craig & James Fox. Dans le miroir, Sarah Miles & Dirk Bogarde
A partir de là, le film prend une toute autre dimension. Du combat entre une aristocratie au bout du rouleau et un peuple symbolisé par Barrett qui attend son heure, on va passer à une relation beaucoup moins chargée de symboles sociaux entre ces deux hommes, dont il apparaît inéluctable que l’un (Barrett) va dominer et l’autre (Tony) se soumettre… Quoique … Car le film de Losey est aussi pervers que ses personnages. Qui le temps passant, se laissent aller à une déchéance morale et physique totale. Il est des choses qu’on ne montre pas explicitement au début des années 60. L’homosexualité par exemple, latente tout au long du film et plus celui-ci  avance entre Barrett et son patron. Ou entre les prostituées qui finissent par devenir les habituées de la maison. L’alcool (et la drogue, mais là aussi on est obligé de supposer, si tant est que l’on considère que l’alcool n’est pas une drogue) brouille les relations sociales et humaines, inverse parfois leur cours, retarde ou accélère l’inéluctable. Les esprits et les conventions rigides dans ce délabrement physique et mental général (Susan passera dans les bras de Barrett) explosent aussi. Et le malaise ne s’installe pas que visuellement, le spectateur devient sinon acteur, du moins voyeur. Rien ne lui échappe dans ces espaces exigus, dans ces miroirs qui renvoient les images de ce qui est hors champ de vision de la caméra. C’est nous qui en voyons et en savons bien plus sur tous les personnages que les personnages eux-mêmes.
Avec in fine la question que certains se posent : et si « The servant » était un film au message latent misanthrope et réactionnaire ? Si toutes ces luttes de pouvoir, de domination étaient vaines ? Si Barrett et Vera (le peuple) qui dans les derniers plans paraissent triompher n’étaient pas dépendants de ceux qu’ils viennent de briser (les riches pour faire simple) dans ce jeu de rôles et de dupes ? Est-ce que pour une lutte (de classes, d’influence) il ne faut pas des lutteurs prêts à en découdre ? Que ferait le capital sans le prolétariat et inversement ?
L’art de Losey est de montrer dans un noir et blanc chiadé multipliant plongées et contre-plongées (pour accentuer les effets de domination ou de soumission) sans prendre parti. Comme un naturaliste observe des souris médicamentées en cage. Les quatre acteurs principaux nous exhibent tous leur côté vil et méprisable, il n’y a aucune morale évidente, et même pas une fin, la déchéance de cette bâtisse cossue semblant en évolution permanente.

« The Servant » est un film malsain et dérangeant qui fait se poser plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Ce qui ne l’empêche pas d’être une œuvre marquante, à l’esthétique magistrale. Grand film … 


KIM FOWLEY - OUTRAGEOUS (1968)

Grand Corps Malade ...
Grand Corps parce que Fowley mesurait une paire de mètres, et Malade, ben, parce qu’il était … comment dire … différent ? Affabulateur, mythomane, metteur en scène de sa propre histoire. Fowley a toujours grouilloté dans le milieu du music business, et on retrouve son nom associé à une multitude de plus ou moins arnaques plus ou moins foireuses. Son plus haut fait d’armes étant sans conteste la création et le management du groupe de gamines délurées The Runaways, ayant généré son lot de ragots scabreux invérifiables …

A titre personnel, son premier (et plus célèbre ?) fait d’armes est le single « The Trip », un des « classiques » du rock garage américain des 60’s, qu’on retrouve dans la version expended des 4 Cds « Nuggets ». Et dans sa longue litanie de disques solo, régulièrement cité comme ses meilleurs le glam « International Heroes » et ce « Outrageous ».
Qui ma foi porte bien son nom, tant il constitue quasiment de bout en bout une agression auriculaire spectaculaire. Peu de disques sonnent autant bâclés et barrés, dans une époque (la fin des sixties) pourtant peu avare en azimutés intégraux. Mélomanes, passez votre chemin, « Outrageous » n’est pas pour vous. Avec de l’imagination (beaucoup) et de la mauvaise foi (beaucoup), on peut voir dans ces quarante minutes les signes annonciateurs de la provocation et du minimalisme rentre-dedans qui allaient faire la réputation du punk.
« Outrageous » est d’une sauvagerie troublante. Troublante parce que jamais on n’a l’impression que c’est juste de l’entertainment. Non, c’est toujours empreint d’une folie très sérieuse. Adossé à un boucan que l’on sent quand même improvisé, Fowley montre qu’il est capable de tout, sauf de chanter à peu près correctement. Il alterne déclamations, cris, hurlements et autres borborygmes avec une obstination qui finit par forcer le respect. Il n’est dès lors pas surprenant que les Sonic Youth des débuts (dans leur période concerto pour scie circulaire donc) aient repris « Bubble gum » un des titres de ce « Outrageous ».

Et encore « Bubble gum » est un des rares titres « accessibles » du disque, bien qu’il n’ait que très peu à voir avec le genre musical du même nom, alors en vogue à l’époque. Autres titres que l’on peut glisser dans la playlist de l’iPod (s’il reste beaucoup de place), l’instrumental garage « Hide and seek » et l’étonnant dans tel contexte « Barefoot country boy ». Ce dernier morceau est un décalque inattendu du Chuck Berry style, avec quelques sonorités qui annoncent le glam (des similitudes certaines avec le « Round and round » de Bowie-Ziggy un lustre plus tard), avant que ce titre s’achève dans une bouillasse sonore bien raccord avec le reste …
Fowley a traîné un temps avec Zappa dans la période Mothers « Freak-Out ! » du moustachu. Il a sans doute rencontré ou au moins écouté le grand pote à Zappa Captain Beefheart parce que les similitudes avec le concasseur de blues sont nombreuses. Tous ces titres en roue libre, aux textes apparemment improvisés déclamés, c’est assez voisin du « Trout Mask Replica » du Captain (sa masterpiece, qu’il convient d’aborder avec précaution et dont on ne ressort pas indemne de l’écoute, si tant est qu’on arrive  au bout …). Du Beefheart, on en retrouve l’ADN dans des titres comme « Inner space discovery » ou le medley final « Up » - « Caught in the middle » - « Down » - «  California Hayride » (même si dans ce fatras sonique apparaissent aussi allusions à James Brown (« Up »), aux Doors dans « Down » avec ses ruminations sur les « black niggers » (?) et l’invasion de l’Amérique par les Chinois (??).

Alors qu’au début du disque, un Fowley lubrique, « Animal man » et ses râles d’amours bestiales comme un « Whole lotta love » des cavernes, ou un « Wildlife » lui aussi beefheartien, laissent transparaître des sous-entendus sexuels explicites pas toujours du meilleur goût (voir la pochette du disque suivant (« Good Clean Fun » avec Fowley au milieu d’enfants que les parents auraient pas du laisser traîner, et la photo intérieure très « Ring » avant l’heure, en tout cas un vaste chantier pour les psy …).
Mais pour tout dérangé qu’il soit, Fowley a parfois la main heureuse. Dans le backing band de circonstance qui l’accompagne, figure en bonne place (guitare, composition et arrangements de quelques titres) Mars Bonfire, celui-là même qui a écrit pour Steppenwolf leur hymne définitif (et celui de tous les motards) le légendaire « Born to be wild ».
« Outrageous » fait donc partie des disques « difficiles », réservés à un public « averti ». Remarquable plutôt par son extrémisme sonore que par les titres qu’on fredonne au réveil. Un disque pour curieux, qui s’est évidemment peu vendu, n’a pas été très souvent réédité et que l’on trouve donc au prix fort en vinyle d’occase et pas vraiment à prix d’ami en Cd (couplé avec « Good clean fun », un peu plus accessible et donc tout à fait quelconque).

« Outrageous » est une expérience assez déstabilisante. Un des prototypes des milliards de disques « sauvages » à venir …


LUIS BUÑUEL - BELLE DE JOUR (1967)

Belle, belle, belle, comme le jour ...
Il y a au moins trois bonnes raisons de regarder « Belle de Jour ».
Parce que le film est l’adaptation d’un roman de Kessel qui n’est quand même pas un écrivaillon de troisième zone, y’a de la matière dans ses écrits.
Parce que derrière la caméra il y Luis Buñuel qui n’a pas exactement l’habitude de tourner des navets ou des nanars de série Z.
Parce que devant la caméra il y a Catherine Deneuve pour certainement son plus grand rôle, tout au moins celui qui a défini à jamais son image.
Buñuel & Deneuve
Bon, voyons tout cela d’un peu plus près (de quoi, bande de pervers ? pas que Deneuve, le reste aussi …). Donc Kessel. Un écrivain-baroudeur (comme Malraux, Cendrars ou Hemingway) et qui, certainement pas le fait du hasard, écrit des livres "cinématographiques". On ne compte plus (enfin, si, il y en a qui ont compté, ils en ont trouvé 17) les adaptations de ses bouquins au cinéma. Certaines ont rencontré un gros succès populaire, mais aussi critique (« L’Equipage », « Les bataillons du ciel », « L’armée des ombres », « La passante du Sans-Souci »). Mais de tout ce lot, « Belle de Jour » reste un must.
Buñuel. Un type qui dans ses films a autant à dire qu’à montrer. Grande gueule transgressive et insaisissable quand il s’agit de son art (le choc visuel et esthétique de « Un chien andalou », n’a pas pris une ride et pourtant le scandaleux court-métrage date de 1929), marxiste ambigu (il était bien entendu du côté des républicains en 36, mais est revenu dans son Espagne natale quelque peu cautionner un franquisme à bout de souffle dans les années 70), Buñuel n’est jamais autant à son aise que quand il s’agit de montrer les travers de la bourgeoisie qu’il déteste. Avec « Belle de Jour », ça tombe bien, tous les protagonistes majeurs sont des parvenus fin de race, même s’il a répété a satiété ne pas aimer le bouquin de Kessel …
Deneuve … Putain Deneuve. Même s’il y avait déjà quelques années que les réalisateurs et le public avaient remarqué sa gueule d’ange et son érotisme glacial (l’exact opposé de la bombe sexuelle Bardot), elle traînait sa mine diaphane dans des films, qui pour aussi bons qu’ils soient (« Les parapluies de Cherbourg » au hasard) ne la positionnaient guère plus haut que l’image de belle-fille idéale. A une époque (la seconde moitié des années 60) où tout (et pas seulement les mœurs) se libérait à grand vitesse, elle restait engoncée dans son asexualité aux yeux du public. « Belle de Jour » et les scandales qui entourèrent le film à la sortie lui firent atteindre une toute autre dimension.
Deneuve version scato ...
Même si ses relations avec Buñuel furent compliquées. A l’ancienne affirment les témoins du tournage. A savoir qu’entre deux prises il y avait des discussions et palabres entre le réalisateur et les agents de la star pour savoir comment elle serait filmée, ce qu’elle dirait, ce qu’elle porterait (ou pas). Aucun dialogue direct entre Buñuel et Deneuve, aucune implication réciproque pour tirer le meilleur de l’autre. Chacun faisait son taf, un œil rivé sur ses contrats. Enfin, le résultat fut suffisamment probant pour que dans la France rance de De Gaulle « Belle de Jour » se retrouve interdit aux mineurs et en butte avec la censure (toute la scène de nécrophilie dans le château du Comte a du sauter pour que le film sorte en salles). Et dire que le putain de gaullisme revient à la mode, ils (enfin les mecs de droite-droite) s’y réfèrent tous, ces tocards … Voilà, voilà, c’était ma contribution à la primaire …
« Belle de Jour » est un rêve. De cinéaste, de spectateur, certes. Mais aussi un vrai rêve, entrecoupé de moments « éveillés ». Et tout l’art de Buñuel (bien aidé en cela par l’adaptation de Jean-Claude Carrière) est de ne jamais laisser deviner par un quelconque procédé technique, une quelconque indication à l’écran, ce qui dans son film tient du rêve ou de la réalité. Mieux, il me semble que certaines scènes « réelles » se terminent dans l’onirisme. La première scène du film est à ce titre exemplaire. Ballade romantique en calèche de Séverine (Deneuve) et de son mari Pierre (l’assez transparent Jean Sorel), avant arrêt dans un bois, tabassage et viol de Deneuve par les cochers sous l’œil froid du mari.
Le 1er client : Francis Blanche
« Belle de Jour » est un fantasme. Une explosion de tous les tabous (essentiellement sexuels) mais vus, chose assez rare, du côté de la femme. Ce sont les femmes qui dominent les hommes (Deneuve, mais aussi la tenancière du bordel, jouée avec une distance mêlée d’affection par l’excellente Geneviève Page). Buñuel ne s’y est pas trompé puisqu’il aimait à dire : « Belle de Jour fut peut-être le plus gros succès de ma vie, succès que j’attribue aux putains du film plus qu’à mon travail ». Toutes les « transgressions », tous les « interdits » de la prude époque du début des 60’s sont de la revue : la prostitution comme moyen de s’affirmer et de s’assumer, les jeux de rôle sado-maso, la scatologie, la nécrophilie. Sans oublier, un peu « hors boulot », la liaison « véritable » avec le petit truand de passage (Pierre Clémenti, flippant à souhait). Et y compris aussi toutes les figures qui gravitent autour du sexe tarifé (des « collègues de boulot » au libertin complet joué par le grand Piccoli).
Deneuve & Clementi : fais-moi mal Johnny
Il n’y aurait que cette histoire à laquelle on a du mal à se raccrocher, tant on bascule ente rêve et réalité, « Belle de Jour » serait resté un film pour cinémathèques. Son succès populaire fut considérable, l’odeur de soufre dont les ciseaux de la censure l’avaient entouré n’y étant pas pour rien. Parce qu’il y a des scènes d’anthologie, de celles qui marquent à vie les spectateurs. Quelques visions de Deneuve se défaisant de ses soutifs, se baladant cul nu sous un voile transparent avant la messe noire nécrophile, ce détachement hautain avec lequel elle toise les hommes.
Mais aussi … Pour qui a eu à subir en passant devant une télé allumée sur une chaîne de sports les ahanements de galérien de Serena Williams, voir dans une paire de scènes Deneuve en tenue de tennis peut aider à réconcilier avec les petites balles jaunes (au même titre que Scarlet Johannson dans « Match Point », à se demander si ce pervers de Woody Allen ne s’est pas inspiré des plans de Buñuel). Et cette scène où Clémenti se fait buter par un keuf entre deux files de voitures au milieu d’une rue déserte, c’est pas un peu des fois un bis repetita du final de « A bout de souffle » ?
« Belle de Jour » est un film totalement irracontable. C’est un des films préférés de Scorsese, et ça, c’est une référence qui vaut plus que toutes les fiches Wikipedia de la création …




BOB DYLAN & THE BAND - THE BASEMENT TAPES (1975)

Sacré Graal ?
Cette chose-là, double vinyle parue en 1975, était depuis quasi une décennie l’objet des élucubrations, frissons et fantasmes les plus fous chez tous les fans du petit Bob. Un truc aussi recherché et improbable que le monstre du Loch Ness. Pensez donc, une ribambelle de titres enregistrés tous potards de coolitude sur onze par Dylan et ses accompagnateurs de l’époque, The Band. Et à un moment crucial, à partir de juillet 1966, alors qu’au faîte de son art et de sa gloire, le ménestrel frisé s’était reclus en pleine cambrousse, à quelques pas de Woodstock. Soi-disant pour se requinquer après un accident de Triumph.
Ouais, la vie et l’œuvre de Dylan revisités façon chanson de geste, si ça fait un peu sourire aujourd’hui, à l’époque c’était une affaire autrement plus sérieuse. Parce que Dylan, déjà à l’époque, c’était Dylan. Le nom à balancer lorsqu’il fallait causer choses sérieuses. Sauf que le wokandwoll c’est toujours mieux quand c’est fait par des gens pas sérieux, et surtout à cette époque-là. Dans les sixties, Dylan était la chose des intellos binaires, de tous les ceusses coincés du popotin qui préféraient se prendre le chou à essayer de comprendre de quoi pouvait-il bien causer et quel était le sens caché de ses hermétiques sonnets folk. Y’en a même qui ont pondu des sommes farcies de renvois et d’annotations pour expliquer chacune de ses chansons. Ce qui doit bien faire marrer Dylan parce qu’à force de tirer sur le oinj, de renifler des buvards ou des poudres blanches, t’écris des trucs que tu sais même plus ce que ça veut dire quand par hasard tu te réveilles à jeun, et puis tu t’aperçois que des décennies plus tard, des rats de bibliothèque pondent des thèses sur un truc torché en cinq minutes les neurones en vrac …
Déjeuner sur l'herbe : Dylan & The Band
Où en viens-je avec ce départ cahoteux ? Que comme pour beaucoup, on a un peu trop exagéré avec Dylan. Oh, pas question de les minimiser, ni lui ni ses skeuds des sixties qui ont placé la barre à une hauteur vertigineuse pour la concurrence. Et c’est là le problème. Quand t’es monté trop haut, tu fais comme Icare, tu te crames les ailes et tu tombes de haut. Ou de moto. Ce fameux accident (ou pas, d’ailleurs, tant les dylanologues de tout poil continuent de s’écharper sur son existence même) lui a permis de se mettre en stanb-by. Parce qu’après avoir livré son triptyque ahurissant (« Subterranean … – Highway 61… – Blonde … »), ce genre de galettes indépassables et insurpassables, t’as du mal à enchaîner. Surtout que la concurrence elle sort pas des trucs dégueus. Beatles, Stones, Doors, Floyd, Hendrix, et même Presley revonnu on ne sait comment d’une décennie honteuse, j’en passe et pas des tocards ont relevé le défi et de quelle façon en cette fin des 60’s. Et quand Dylan reviendra avec deux disques inégaux (« John Wesley Harding » et « Nashville Skyline »), avant le naufrage du début des 70’s (« Self Portrait »), il ne sera plus dans le coup. Pire, ses admirateurs-copieurs (Donovan, Cohen, …) auront beaucoup plus de succès que lui. Humiliation artistique suprême, lorsqu’il sera beaucoup plus intronisé au Rock’n’roll Hall of Fame, tous ses amis fans (Petty, McGuinn, …) joueront avec lui « All along the watchtower », mais la version de Hendrix et pas la sienne d’un de ses rares classiques des late 60’s.

Dylan ne peut pas vivre sans musique, la preuve aujourd’hui où la septantaine largement entamée, il continue son Neverending Tour entamé depuis quarante ans, prenant un malin ( ? ) plaisir à massacrer plus de cent jours par an son répertoire sur scène. Or donc, et j’y arrive à ces « Basement tapes », le Dylan convalescent de 66 à 68 a continué d’écrire et d’enregistrer. Avec The Band, cet improbable conglomérat de Mormons du rock, bouseux rustiques et défoncés jusqu’aux yeux. Mais putains d’anthropologues et d’historiens de la musique américaine, auteurs sous leur bannière perso d’une paire de rondelles qui valent ô combien le coup d’oreille. Là, dans leur bicoque commune de Big Pink, les ploucs et leur gourou ont laissé tourner les magnétos, enregistrant des mois durant ce qui leur passait par la tête. Mais avec un leitmotiv, une figure imposée : du roots, toujours du roots. Certains voient dans ces enregistrements les Tables de la Loi de l’americana. Ouais, si on veut. En tout cas, tout ce que le monde musical comptait de fans du petit frisé vénérait ces enregistrements. Qui n’ont pas été publiés par la Columbia, mais qu’importe les bootlegs pullulaient, ces morceaux étaient disséqués, commentés et repris par une foultitude de gens. A tel point, que profitant d’un retour de flamme du Zim (la BO de « Pat Garrett », « Blood on the tracks »), sa maison de disques allait livrer en pâture à des foules consentantes le foutu double vinyle. Evidemment, réaction orgasmique des fans. Qui comme toujours ont tort.
Ces deux rondelles ne sont pas mauvaises, certes. Mais au lieu des deux douzaines de titres, la moitié auraient suffi (et dire que y’a pas très longtemps ils ont réédité ça en je ne sais combien de Cds pleins à la gueule, y’a des zozos qu’ont du pognon de reste pour se fader les éclats de rire de Robbie Robertson, les miaulements remastérisés du chat de Levon Helm ou toutes les scories sonores de cette époque-là).
The Band à Big Pink
« The basement tapes » en un truc en totale roue libre, passant du simplet dispensable (des copier-coller en moins bien du Dylan d’avant, le Band moulinant des rengaines poussives pécores, on sait pas si Dylan est seulement présent, en tout cas il chante pas sur tous les titres) au morceau qui te donne envie d’appuyer sur « Replay » à l’infini. Malheureusement, y’en a pas beaucoup dans ce cas.
Mais des choses comme « Million dollar bash » (un titre qui aurait pu figurer sur « Blonde … » ou « Blood … ») représentent la quintessence de Dylan (pas un hasard si ce titre est dans la compile bizarre « Biograph », assemblée par Dylan lui-même aux débuts de l’ère Cd). « Tears of rage » est monumental, c’est le « Whiter shade of pale » de Dylan, le pompiérisme de Procol Harum en moins. « You ain’t going nowhere » et « Nothing was delivered » sont deux autres grands titres, et la conclusion est un morceau fort connu, que la troupe baba Julie Driscoll, Brian Auger & Trinity avaient déjà repris en 1969 avec succès, l’énorme « This wheel’s on fire ».
Ce qui si on compte bien, fait cinq titres indispensables sur deux douzaines. Par pas mal de monde, ce serait un super score, quand il s’agit de Dylan, c’est un peu léger.
Question subsidiaire : comment expliquer que quand Dylan s’associe avec des groupes très connus (là le Band, plus tard le Grateful Dead ou les Heartbreakers de Tom Petty), ces gens-là sont toujours moins bons avec lui que quand ils volent de leurs propres ailes ?

Bon, vous cassez pas la tête, je m’en tape de la réponse …

Du même sur ce blog : 






JEAN-LUC GODARD - LE MEPRIS (1963)

A Capri, c'est fini ...
« Le Mépris », c’est le film le plus abordable de Godard. Peut-être bien aussi son meilleur. Et ça, Godard le sait. Et depuis longtemps. Conclusion, pour ceux qui en douteraient : Godard filme ce qu’il veut, se fout du succès et vous emmerde.
Piccoli, Bardot & Godard
« Le Mépris », c’est une figure imposée, et un exercice de style. La figure imposée, c’est que son fidèle financeur (dans le cinéma on dit producteur) Georges de Beauregard commence à en avoir ras le chéquier de « sponsoriser » Godard dont les films, pour faire simple, ne remplissent pas vraiment les salles, et ne veut plus foncer tout seul, surtout que Godard rêve de faire travailler Bardot, superstar du cinéma européen et donc aux cachets conséquents. Une approche est tentée vers le magnat italien Carlo Ponti. Qui veut bien mettre des pépettes mais n’entend pas laisser carte blanche à Godard qu’il considère ingérable. Qu’à cela ne tienne, le Suisse lui met sous le pif un best-seller d’Alberto Moravia, « Le Mépris », qu’il compte adapter. Marché conclu. Des investisseurs américains complètent le tour de table. Et auront ô combien leur importance dans l’histoire du film. Ce sont eux, qui après avoir vu les premiers montages piquent une gigantesque colère. What ? Ils ont sorti les dollars pour avoir Bardot et elle se fout même pas à poil ? Ils imposent à Godard des « scènes de nu » selon le vocabulaire pudibond de l’époque. Résultat : la première « vraie » scène du film, celle d’anthologie avec Bardot nue sur un lit qui demande (entre autres appréciations anatomiques) de son inégalable voix d’ingénue à Piccoli : « Tu les trouves jolies mes fesses ? » … Un grand merci aux producteurs américains, parce que le cul à Bardot, ben je vais vous dire ma bonne dame, c’est quand même quelque chose …
Mais résumer « Le Mépris » au popotin de BB, c’est quand même plutôt réducteur. Parce que le film, c’est avant tout du Godard. Mais accidentellement. Je m’explique. Godard, il en avait rien à cirer du bouquin de Moravia, même s’il a écrit un script (avant le tournage, chose assez rare chez lui), il est assez éloigné, voire très éloigné du livre. Godard veut faire un film classique. A tiroirs, comme d’habitude, mais un film classique par la forme. Il a la tête d’affiche absolue de l’époque (Bardot), filme (enfin, c’est plutôt comme d’habitude le fidèle Raoul Coutard qui est derrière la caméra) en couleurs, en extérieurs et en scope. C’est-à-dire assez loin de ses noirs et blancs baveux caméra sur l’épaule qui ont fait sinon sa fortune, du moins sa réputation. Et Godard va soigner ses plans, ses prises de vue dans le féérique décor de Capri. Sauf qu’un beau jour, après environ trois semaines de tournage, les comptables lui font remarquer qu’il a bouffé les trois-quarts du budget, et qu’il n’a même pas mis une demi-heure de film en boîte. Résultat : un quasi plan-séquence (intercalé au milieu du film) de trente quatre minutes dans un appartement inachevé pendant lequel Piccoli et Bardot, se disputent, se réconcilient, se baladent à poil, se disputent, prennent un bain, se disputent, s’envoient des baffes, se disputent … et ne se réconcilieront plus. Une enfilade de dialogues quasi-improvisés qui font, évidemment, qu’on ne comprend plus grand-chose à ce qui a précédé et qu’on ne comprend plus rien à ce qui va suivre. Du Godard, quoi, comme je vous disais quelque part plus haut …
Lang, Piccoli, l'Alfa Roméo, Palance, Bardot
« Le Mépris », c’est l’art des poupées gigognes mis en images. Le mariage du couple Javal prend soudainement l’eau. Paul Javal (Piccoli dans un de ses meilleurs rôles, sinon le meilleur) est scénariste, sa femme Camille (Bardot) dactylo, mais ça n’a aucune espèce d’importance dans le film. Le producteur américain Prokosh (Jack Palance) propose à Paul de refaire le scénario d’une adaptation de « L’Odyssée » que tourne Fritz Lang, qui joue son propre rôle. Evidemment, la relation qui devient tumultueuse entre Paul et Camille s’imbrique dans le tournage et les à-côtés du tournage  du film de Lang, et offre des bifurcations sur la création, l’art, et les rapports qu’ils entretiennent avec l’argent. Mais comme toujours chez Godard, rien n’est franchement dit ou montré, tout est sous-entendu, elliptique. Rien que le choix de Lang pour jouer son propre rôle (Godard apparaît vers la fin, il joue le rôle de son assistant, décryptez ce que vous voulez, bon courage …) relève plus du mystique que du rationnel. Il y a d’ailleurs dans les bonus du BluRay un documentaire d’une heure (« Le dinosaure et le bébé », en voilà du titre de doc !) retranscrivant une discussion en 1967 (assez passionnante il faut dire) entre les deux hommes, plus une interview d’une demi-heure de Lang pendant le tournage du « Mépris ». Autant dire que pour Godard, le personnage clé du film, c’est pas Bardot (d’ailleurs Godard et Bardot s’engueuleront souvent sur le tournage), c’est pas le couple qu’elle forme avec Piccoli, c’est bel et bien le vétéran allemand. Avant toute autre chose, « Le Mépris » est un film sur le cinéma, ou plutôt sur la vision qu’a Godard du cinéma.
Film dans le film : Lang (sous le parasol) & Godard (sous le chapeau)
Il est d’ailleurs amusant de constater que tous les spécialistes ès-Godard patentés et les protagonistes du film (sauf Bardot, mais à l’ère du BluRay, vaut mieux éviter de faire causer la Brigitte, eu égard à toutes les conneries qu’elle pourrait raconter), bien des années plus tard (et y compris Godard), sont incapables de dire pourquoi, au vu du film, Camille méprise Paul, et quel est in fine le message du film.
Ce qui n’est pas bien grave, car « Le Mépris » est un film pour les yeux avant d’être un film pour l’esprit. Un film qui commence par le générique (mais un générique particulier, puisque en montrant à l’image le tournage d’une scène à Cinecitta, c’est Godard lui-même qui de sa si particulière voix nonchalante, lit en off ledit générique), nous donne l’occasion de prises de vue superbes à Capri et dans le bunker futuriste de la villa Malaparte où se consommera la rupture définitive entre Paul et Camille. Un film où l’on s’aperçoit aussi que même avec une perruque de brune, Bardot crève l’écran (alors qu’elle joue « naturellement », c’est-à-dire comme une savate). Que les acteurs américains y vont à fond (Palance manque réellement de décapiter une actrice en jetant en proie à une colère noire une bobine à travers une salle de projection). Que Godard ne peut s’empêcher de caser ses jeux de mots idiots à base de prénoms (après « On fonce Alphonse » de « A bout  de souffle » et avant le « Allons-y Alonzo » de « Pierrot le Fou », on a droit ici à « Tu me prends dans ton Alfa, Roméo ? »). Que la peinture bleue commence à faire son apparition (les yeux des statues grecques, avant le face-painting de « Pierrot le Fou »)… Et que la qualité du BluRay est tout juste passable … Et que Bardot a un joli cul, mais je crois l’avoir déjà dit …
La villa Malaparte à Capri
A noter aussi, et ça n’arrivera pas souvent dans l’œuvre de Godard (parce que lui et la musique semblent définitivement fâchés malgré tout le mal qu’il se donne pour s’y intéresser), que « Le Mépris » est aussi un film pour les oreilles. La B.O. est une de celles qui font date, portée par un thème lancinant de Georges Delerue, qui vient toujours rythmer de façon judicieuse (et ce malgré son côté répétitif) mais jamais agaçant les scènes ou même les plans-clés du film. Et puis il y a la reprise d’un des rares titres de rock’n’roll italien, le « 24 000 baci » de Celentano, par une chanteuse yéyé-neuneu pendant l’entracte dans une salle de cinéma.
Bon, allez, pour finir, une anecdote. Godard voulait que dans la longue scène dans l’appartement en construction, Bardot mette une perruque brune. Refus catégorique de la star. Pari de Godard, qui déjà avait l’air de perpétuellement se réveiller et fumait des cigares gros comme des troncs d’arbre : « Si je parcours quinze mètres en marchant sur les mains, tu mets la perruque ? ». La super-nunuche accepte. Et bien Godard, qu’on a du mal à imaginer en artiste de cirque équilibriste, l’a fait, preuve à l’appui dans le doc filmé en 1967…

Mais oui, B.B., on les trouve très jolies, tes fesses … Et le reste du film aussi …

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LEONARD COHEN - SONGS OF LEONARD COHEN (1968)

To old to rock ...
Cohen, c’est un cas un peu à part dans la musique des 60’s. Alors que la musique pour jeunes était faite par des gens de leur âge (le plus vieux, ce devait être Chuck Berry, mais vers la fin des 60’s, il était comme qui dirait passé de mode), Leonard Cohen s’attaquait aux hit-parades avec ce « Songs of … » à trente deux ans. Et alors que les cheveux poussaient jusqu’à la démesure et que les fringues se bariolaient exagérément, lui se pointait avec son look de clerc de notaire, son air de chien battu et ses stricts costards noirs. Conclusion : adeptes du glam-rock, Cohen n’est pas exactement un précurseur de votre musique favorite.
Quoi que pour être aussi rigoureux qu’un banquier qui calcule vos intérêts débiteurs, y’avait déjà eu le nom de Leonard Cohen dans les charts. Dans les crédits de « Suzanne », petit hit par l’oubliée Judy Collins, chanson qu’il avait écrite mais pour laquelle il n’avait pas touché un rond, ayant dû renoncer à ses droits pour se voir publié. Comme quoi, y’a pas que les niggas qui se font arnaquer dans le showbiz. Parce que Cohen, c’est un peu un accident sa carrière de chanteur. Il commençait à se faire un petit nom dans l’underground canadien (sa nationalité) et américain comme poète et écrivain.
C’est John Hammond qui le signera et lui fera enregistrer sa première rondelle, ce « Songs of … ». John Hammond, il peut être bon de le rappeler aux fans de M Pokora, c’est le type qui a découvert et signé quelques demi-sels comme Billie Holiday, Aretha Franklin ou Bob Dylan, excusez du peu. Un type qui avait un peu l’oreille quoi. Un peu aussi le sens des affaires pour son label Columbia. Parce que chez Columbia, en 1968, on était un peu dans l’expectative rayon folk. La star maison incontestée du genre, le sieur Dylan se remettait entouré de musiciens au look de paysans mormons (The Band) d’un soi-disant accident de moto. Et à une époque où faire paraître deux trente-trois tours par an était la norme, le Zim était silencieux depuis plus d’un an. Et même si le talent de Cohen se suffit, la semi-retraite du Zim n’est certainement pas pour rien dans sa signature chez Columbia et les moyens assez conséquents mis en œuvre pour en faire la nouvelle « rock-star » du folk…
Rare : l'artiste hilare ...
Même si Cohen, c’est comment dire … Ardu … Faut se motiver avant de l’écouter, quoi. Pas exactement les chansons qu’on entonne à la fin d’un repas de chasseurs … Et puis faut faire l’effort de pas se contenter de quelques machins connus et plus ou moins radiophoniques des 80’s (« First we take Manhattan », ce genre). Cohen, pour l’écouter à son meilleur, faut le prendre aux débuts, avec « Songs of … » et son quasi siamois « Songs from a room ». Parce que chez Cohen, Môssieur, y’a du texte. A peine un peu moins elliptique et énigmatique que chez Dylan, c’est-à-dire qu’à moins de Bac+10 en anglais, Cohen, c’est souvent aussi clair que du bouillon de légumes.
Mais Cohen, bizarrement pour un littéraire pur et dur, a un sens de la mélodie assez extraordinaire. Les chansons de Cohen, pour musicalement squelettiques qu’elles soient, elles sont évidentes. Il y a sur ce premier disque trois bombes mélodiques qui sont trois classiques folk. Sa propre version de « Suzanne », depuis reprise par des dizaines de gens plus ou moins ténébreux et mélancoliques (cas type, Bashung). « Sisters of Mercy » religieuses ou prostituées, allez savoir, mais qui servira de nom de baptême au groupe gothique caricatural d’Andrew Eldritch dans les 80’s. L’échevelée (dans le contexte du disque) « So long, Marianne » dans laquelle Cohen se lâche, allant jusqu’à chanter (juste) et mettant une batterie sur le devant du mix, ou pas loin.
Parce que faut préciser que les disques de Cohen, c’est pas exactement de la sunshine pop chatoyante. De la guitare acoustique pleine d’accords compliqués qui sonne comme un piano, y’en a partout. Et puis, un peu comme chez Simon & Garfunkel, par touches infinitésimales, quantité d’autres instruments, venus plus souvent de la musique de chambre ou classique que du rock basique. Mais faut tendre l’oreille pour les écouter, et quand par hasard ils sont mis en avant (quelques notes de guitare saturée dans « Master song »), ils font l’effet d’une déflagration. Une des autres trademarks indissociables de Cohen, c’est aussi ces chœurs virginaux ( ? ) éthérés, qu’il a fini au long des disques à mettre trop en avant pour cacher ses faiblesses vocales mais qui là tombent juste où il faut quand il faut et rajoutent cet aspect de mélopée céleste qui fait toute la beauté de ses premiers disques.
Parce que oui, les premiers disques de Cohen sont beaux, semblent régis mathématiquement par cette pureté et ce dénuement mélodiques souvent imités et bien peu égalés. La démarche sera la même sur le suivant (« Songs from a room »), encore plus engoncé dans son austérité rigide, ce jusqu’auboutisme décharné qui malgré tout en fera, quelque peu à son corps défendant, une « star » du rock.

« Songs of Leonard Cohen », c’est d’entrée une pièce maîtresse de Cohen. Qui elle n’a pas pris une ride…

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LED ZEPPELIN - LED ZEPPELIN (1969)

Led Zep, Chapter one ...
Peut-on dire du mal du Zep ? Evidemment. Mais je laisse ça à d’autres …
Parce que, faut pas déconner, Led Zep, c’est quand même quelque chose (au moins jusqu’en 75, après ça se discute, … mais pas aujourd’hui, voir ci-dessus …). On peut ergoter jusqu’à plus soif sur le pourquoi du comment de la chose qui fit que ce groupe devint le plus grand des seventies et un des plus mythiques, voire le plus mythique de l’épopée du binaire. Matez les tréfonds du Net musical, ce qui noircit le plus les posts depuis des lustres, c’est pas le come back du Floyd, la prochaine tournée mondiale des Stones ou le retour des Smashing Pumpkins (cherchez l’erreur), c’est l’hypothétique renaissance du Zep. Qui selon toute vraisemblance n’aura jamais lieu et qui explique les scènes d’hystérie à la moindre déclaration de Plant et plus encore de Page. Qui lui voudrait bien, mais c’est le vieux blond qu’est pas chaud du tout pour réactiver tout le foutu barnum … et de toutes façons, que voulez-vous qu’ils fassent ? Un truc en studio encore plus mauvais que le « No quarter unledded » d’il y a vingt ans ? Une tournée mondiale sold out où tu casquerais trois mille euros pour voir des types de 70 balais massacrer les titres qui ont fait leur légende et un peu aussi celle du rock ? Déjà qu’à leur apogée ils étaient plutôt chiants sur scène, alors maintenant …

Parce que dès qu’il a été question du Zep, les superlatifs ont toujours été de sortie. Surenchère à tous les étages, ceux de la musique, et ceux annexes. Le Zep a toujours su faire parler de lui. Peut-être grâce à Peter Grant, manager dès le premier jour et qui a su mieux que n’importe qui grouillotant dans la périphérie d’un band pousser tous les curseurs de l’extramusical dans le rouge … Peut-être aussi surtout à cause du sieur Jimmy Page qui a construit de toutes pièces son monstre de métal fondu …
Avant le Zep, Jimmy Page n’était rien. Juste un nom pour spécialistes, un forcené des sessions d’enregistrement. T’avais besoin d’une partie de guitare acoustique, électrique, d’un simple gimmick mélodique, tu l’appelais, il se pointait en studio un quart d’heure, faisait le truc, repartait avec son chèque. Le requin de studio le plus connu du Swingin’ London, faisait n’importe quoi pour n’importe qui, des légendes en devenir (Kinks, Who, …) aux plus obscurs neuneus de la variète … Ah si, il jouait aussi dans les Yardbirds. Mais là, son nom clignotait nettement moins que celui de ses prédécesseurs, Clapton et Beck. D’ailleurs quand le caractériel au fort tarin s’est barré, les Yardbirds ont pris l’eau de toutes parts … Page aurait bien voulu être le leader, mais personne voulait le suivre. Et comme y’avait des contrats de tournée signés, fallait bien assurer … L’histoire est connue. D’abord la vieille connaissance croisée de multiples fois en studio John Paul Jones, ensuite un minot gueulant derrière son micro, qui emmène avec lui un pote batteur totalement allumé, l’intermède New Yardbirds, le nabab d’Atlantic Ahmet Ertegun qui lâche une fortune pour ce groupe qui n’a même pas de nom, une vanne de Keith Moon qui le baptise Lead Zeppelin, Page et Grant qui font sauter une voyelle, deux jours en studio pour accoucher du premier 33 T …
« Led Zeppelin », premier du nom, est par force un disque foutraque et bâclé. Coincé chronologiquement entre les deux premiers (et les seuls) du Jeff Beck Group, il souffre de la comparaison. Mais là où le moyennement ami et vrai rival Beck livre (et ceux qui l’accompagnent aussi, dont sur « Truth » un certain John Paul Jones, … world is very small), une performance de folie furieuse technique tous potards sur onze, Page va recentrer son propos. Parce que d’entrée, c’est lui et lui seul qui va tenir la barre du dirigeable. Choisir la, ou plutôt les directions musicales, et surtout la façon de retranscrire ça sur le plastoc noir. Pour moi, plus qu’un guitar hero, Page est un sorcier des studios (et les milliards de rééditions remastérisées des skeuds n’y changent rien, d’entrée Page a trouvé le son, et celui des disques du Zep est totalement hors du temps et des modes).

D’entrée, en 2’43, les bases de ce qu’on appellera par la suite le hard-rock sont posées avec « Good times, bad times », titre traversé par un solo de la mort qui tue de Page. Y’a des façons de commencer une carrière que l’on a connues plus laborieuses. Frère quasi jumeau en version ultra sauvage sur l’autre face de la rondelle, « Communication breakdown », poignarde aussi sûrement les sixties qu’un cran d’arrêt des Hells à Altamont. Led Zeppelin se pose d’emblée comme le maître incontestable de la furia électrique des années septante.
Et le reste, me direz-vous ? Des extrapolations à partir de thèmes bluesy. Cependant il convient de zapper le putain de truc hindouisant (« Black mountain side ») à la Ravi Shankar, et le très neuneu « Your time is gonna come » qui ne peut ravir que ceux qui prennent Queen au premier degré ou apprécient les grandes orgues pompières de Deep Purple ou Procol Harum. Les machins bluesy, donc. Plus de la moitié du disque. Piqués, pompés, plagiés (rayer la mention inutile, on peut toutes les garder) pour l’essentiel sur Willie Dixon ou Muddy Waters, ce qui revient un peu au même. Le classic blues de Chicago, quoi. Mais beaucoup plus que Clapton et les Bluesbreakers ou Fleetwood Mac qui commence à faire parler de lui, Led Zeppelin va bousculer le vieil idiome. Page se sert tantôt de l’approche hendrixienne de la chose (flagrant sur la wahwah de « You shook me », titre matrice de tous les Gary Moore et Stevie Ray Vaughan à venir), bouscule les douze mesures par des changements de tempos insensés (« Dazed & confused », bien mieux en studio que les interminables versions live qu’il suscitera avec sa guitare jouée à l’archet et toutes les trouvailles égotiques de Page), jamme sur des thèmes archi-rebattus (« How many more times »), s’auto-cite parce que le temps manque (« I can’t quit you » reprend des pans entiers de « You shook me »), cherche à marquer son territoire de guitariste (sur « Baby, I’m gonna leave you » il se multiplie, tantôt électrique, tantôt acoustique).

Reste qu’un groupe réduit à son seul guitariste, c’est plutôt (très) chiant (qui peut supporter une heure du Vaughan déjà cité quelque part plus haut ?). Si Page est le leader maximo du Zep, on ne peut pas réduire les trois autres au rang de faire valoir. Un peu effacés sur ce premier disque pensé conçu et produit par le seul Page, ils s’affirmeront davantage sur les suivants sans toutefois jamais contester le leadership du ténébreux gratteux. Plant pose les jalons de tous les braillards du hard (syndrome des roubignolles coincées dans la fermeture-éclair sur « Baby, I’m gonna leave you »), Jones montre par sa dextérité sur les touches d’ivoire ( le Wurlitzer ( ? ) de « You shook me ») que le groupe pourra aller visiter des territoires sonores multiples et variés innaccessibles au commun de groupes bruyants et bas du front qui pullulent depuis des décennies, Bonham démontre qu’il peut enclumer sévère mais aussi se révéler comme un des batteurs les plus subtils et singuliers qui soient.
Ce « Led Zeppelin », pour moi, c’est une déclaration d’intention, une carte de visite. Des crans en dessous de quelques-uns qui suivront, mais suffisamment intéressant pour enterrer quelques concurrents potentiels des deux côtés de l’Atlantique.

Récemment réédité avec campagnes de pub insensées dignes d’une saloperie de chez Apple, et packagings aux prix délirants (cent vingt euros pour deux vinyles et deux Cds, comme si tous les fans du Zep étaient des qataris, faut pas déconner, venez pas chialer après parce que les gens téléchargent gratos, bande de nazes …). En bonus de cette réédition, un concert entier donné en 69 à l’Olympia. Performance bête comme chou et nulle à pleurer, même pas sauvée par des extraits du « Led Zeppelin II » en gestation, titres d’au moins dix minutes, auto-complaisance à tous les étages, et un Page qui s’écoute jouer sur des solos imbéciles dont même Bonamassa ne voudrait pas …

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DAVID LEAN - LE DOCTEUR JIVAGO (1965)

Mélo au pays des Soviets ...
« Le Docteur Jivago », c’est le genre de films que les programmateurs de télé nous sortent pour les fêtes de fin d’année. Pour plusieurs raisons. D’abord il a été tellement diffusé que les droits doivent plus être très chers. Ensuite, comme il dure trois heures vingt, t’as vite fait de remplir tes plages horaires de l’après-midi. Et puis, programmer « … Jivago », ça mange pas de pain. Du grand spectacle, de grands sentiments, du politiquement correct. Ouais, présenté comme ça, tu zappes, comme si c’était un vulgaire nanar avec Fernandel. Sauf que « … Jivago », c’est signé David Lean.
Et avec Lean, tu te retrouves à l’épicentre d’un certain type de cinéma. Celui qui se limite à son essence : montrer des images qui racontent une histoire. Lean doit être un arbitre refoulé, ne prend pas parti, n’essaie pas de délivrer un « message » (la marotte de ceux qui privilégient le fond sur la forme). Lean, image après image, veut faire de ses films le spectacle le plus beau possible.
David Lean bien entouré ...
Lean, c’est la triplette consécutive incontournable, « Lawrence d’Arabie », « Le pont de la rivière Kwaï », « … Jivago », celle des succès populaires énormes (durant la fin des années 50 et le début des années 60, lorsque des foules compactes se pressaient sans discontinuer dans les salles obscures), celle des budgets aux montants indécents, celle des montagnes de statuettes gagnées aux Oscars. Le genre d’apothéose dans une carrière dont beaucoup, même s’ils préfèreraient mourir que l’avouer, rêvent. De ces trois films, « … Jivago » est peut-être le plus abouti. Parce qu’il combine les points forts de « Lawrence … » et « … Kwaï », la gigantesque fresque centrée sur un personnage, et l’étude des relations humaines dans un petit groupe d’individus. Avec comme dénominateur commun à tous cette mise en scène dans des espaces vierges démesurés …
Faut dire qu’à la base de « … Jivago », y’a du matos. L’œuvre du même du nom, considérée comme la meilleure de Boris Pasternak, tout auréolé de, excusez du peu, un récent Prix Nobel de littérature. Autrement dit, les fondations du scénario sont plutôt solides. « … Jivago », le bouquin, je l’avais lu au collège, des années avant de voir le film, et j’avais gardé un grand souvenir de cette épopée romanesque. Le film, au début, il m’avait déçu. Il ne commençait pas comme le bouquin par cette scène poignante de l’enterrement de la mère de Youri Jivago, mais par la fin chronologique de l’histoire, la quête par demi-frère de Jivago (haut dignitaire du Parti Communiste) de sa nièce … Et puis, « … Jivago », le film, c’est un truc qui s’apprivoise, ces trois cent minutes la première fois te filent le vertige, le tournis. Tu sais plus où donner des yeux et des neurones et tu subis, t’apprécies pas …
Pas mal, le casting ...
« … Jivago » est un film où rien n’est laissé au hasard. Pas une image, pas un plan, pas une scène, n’est là par accident. C’est la quête de la perfection, du détail dans les grands espaces, qui en font un truc assez unique. Lean s’efface devant ses personnages et leur histoire, met toute sa technique (et des moyens financiers assez conséquents, il faut bien dire) à leur service. Lean s’efface même devant l’Histoire, la vraie, la grande, et pourtant tout le film s’articule autour d’un des événements les plus cruciaux du siècle passé, la Révolution Russe. Y’avait de quoi s’embourber dans « l’interprétation politique » à deux balles, subjective comme c’était possible en ces temps de Guerre Froide, et on connaît, et pas des moindres, qui ont fait sombrer leurs films dans la ridicule analyse manichéenne à deux balles ou le maccarthysme le plus vil …
Lean suggère plus qu’il nous montre vraiment la vie fastueuse des salons bourgeois du temps des Romanov, la boucherie de la Première Guerre Mondiale, la folie sanguinaire des premières années révolutionnaires. Lean ne prend pas parti, mais s’attache à reconstituer avec une minutie de détails des années historiques cruciales. La reconstitution (en Espagne et en Finlande) de quartiers entiers de Moscou, allant même jusqu’à suivre, à mesure que le temps passe, les changements qui affectent l’écriture cyrillique sur les panneaux signalétiques ou les vitrines des commerces, c’est le genre de choses que peuvent même pas se permettre des Cameron ou des Scorsese aujourd’hui. Lean est un maniaque total, plus encore que son compatriote Kubrick. Bon, faut dire que derrière, aux pépettes y’a du lourd. Rien moins que Carlo Ponti, stakhanoviste des productions, toujours prêt à dégainer son chéquier, qu’il s’agisse d’un film tchèque indépendant ou d’un blockbuster annoncé comme « … Jivago ». Inconvénient (enfin façon de parler, c’est le genre d’inconvénient que des millions d’hommes auraient voulu dans leur plumard), la femme de Ponti s’appelle Sophia Loren et Ponti exige qu’elle ait le rôle féminin principal, celui de Lara. Laquelle Lara a dix-sept ans lors des premières scènes où elle apparaît, la Sophia la trentaine plutôt sonnée.
Le mari, la femme et la future amante ...
Il faudra tout le flegme britannique, mais aussi la diplomatie et la persuasion de Lean pour imposer dans le rôle de Lara, la peu connue Julie Christie. Qui s’en sort mieux que bien, il y a au cœur de sa beauté blonde indolente un regard et deux yeux d’une expressivité hors norme par lesquels passe toute la panoplie des sentiments, de la résignation de ses débuts dans le monde aux bras du pervers Komarovsky, à sa détermination à survivre avec sa fille dans un monde hostile pour tous, en passant par cette passion qui la dévore lorsqu’elle retrouve Jivago. Jivago, c’est Omar Sharif, passé en quelques années d’une ascension fulgurante des films à l’arrache égyptiens de Chahine, à un second rôle dans « Lawrence d’Arabie » avant que Lean en fasse la vedette de « … Jivago ».
Youri Jivago, c’est le type qui subit tant qu’il n’est pas fou d’amour pour cette Lara qu’il n’a fait qu’apercevoir à Moscou, avant de la retrouver professionnellement comme infirmière volontaire sur le front, et puis des années plus tard dans une petite ville perdue de l’Oural, où se cache celle qui est devenue la femme de Strelnikov, bolchevik sanguinaire qui traque les Blancs dans les immenses étendues enneigées. A partir de là, Jivago va prendre son destin en main, lui le bourgeois marié et aimé (excellente Géraldine Chaplin), sombrer dans une passion dévorante et tout risquer (foutre sa famille en l’air, déserter quand il est réquisitionné, vivre en marge du pouvoir alors que son demi-frère en est un haut dignitaire qui voudrait l’aider).
Un certain sens des paysages et du cadrage ...
Le cœur de l’histoire c’est évidemment le mélodrame qui se joue entre Jivago et Lara, rythmé par un thème musical obsédant, et gros succès en tant que tel, signé de Maurice Jarre (une statuette pour lui aussi). Mais pas seulement, puisque le film débute lorsque Jivago a sept ans et se termine après sa mort, prenant l’allure d’une fresque sociale, humaine, sur un demi-siècle politique et historique en Russie.
Et puis les films de Lean, c’est comme ceux de John Ford. Même si t’aimes pas les personnages et l’histoire qu’ils racontent, il te reste quand même une succession d’image et de plans plus grandioses les uns que les autres. Autant l’Anglais que l’Américain sont les grands maîtres des perspectives et des arrière-plans démesurés de ces années 50-60, qui constituent l’apogée et l’âge d’or du cinéma « classique ».
« Le Docteur Jivago », dûment restauré et remastérisé est maintenant proposé dans une version BluRay assez exceptionnelle. Seul reproche, les bonus (notamment une version commentée du film par Sharif, la fille de Lean et quelques autres est en VO, et là, faut avoir un sacré courage ou un super niveau en anglais pour tenir plus de trois heures) sont pas vraiment à la hauteur de ce film d’exception…


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