SAMUEL FULLER - LE PORT DE LA DROGUE (1953)

 

France, pays des libertés ...

Commençons d’abord par ce qui souvent n’est décrit que comme une anecdote concernant ce film … En version originale, il s’appelle « Pickup on South Street », ce qui, de quelque façon qu’on l’envisage, est pour le moins assez éloigné niveau traduction du titre français. L’intrigue tourne autour du vol d’un microfilm contenant des secrets (lesquels, on ne sait pas et on s’en fout un peu) qu’une cellule de communistes américains veut transmettre aux Russes … en France, comme le Parti Communiste fait un paquet de voix aux élections et afin de ne pas fâcher ses sympathisants, d’aimables pressions ont été faites sur la Twentieth Century Fox pour que le film soit présentable. Solution : garder exactement les mêmes images et le même minutage, supprimer la version en anglais, et la remplacer par une version française dans laquelle tout ce qui faisait allusion au communisme sera remplacé par des allusions à la drogue … Je sais pas ce que Fulller a pensé de tout ça. Peut-être qu’on lui a pas demandé son avis ou qu’on a jugé en haut qu’il avait rien à dire … Parce que quand il tourne « Le Port … », Fuller est une recrue de la Twentieth qui ne remplit guère les coffres de la compagnie.

Samuel Fuller

Fuller, c’est d’abord une grande gueule. Journaliste et reporter de guerre, il a même servi dans la 1ère Division d’Infanterie, la fameuse Big Red One qui sera plus tard le sujet et le titre de son film le plus populaire. Dans un début des années cinquante qui voit les Etats-Unis se méfier de plus en plus de l’ancien allié Russe, Fuller fait figure par ses prises de position d’anticommuniste que pour faire simple on qualifiera de primaire… en fait, ce serait plutôt un anar de droite réactionnaire, rien à foutre de rien et mort aux Rouges. Finalement pas très éloigné de Godard qui en fera un acteur dans son propre rôle au début de « Pierrot le Fou » …

Là, pour le moment, quand il envisage le tournage de « Pickup … », il a tout à prouver à Hollywood. Bizarrement, ce film au scénario un peu bas du front, est très réussi. Jouant sur des genres voisins (polar, film noir, espionnage), il est sauvé par un rythme d’enfer (tout est dit en 77 minutes), des performances d’acteurs de haut vol, et quelques scènes marquantes …

D’entrée la caméra se fixe dans un métro archibondé sur une belle brune Candy (Jean Peters) en gros plan. Deux autres types ne la quittent pas des yeux. Un troisième survient, s’approche de Candy, se colle à elle et commence à déplier son journal. Tout le monde a l’air tendu, l’atmosphère est oppressante et étouffante dans la rame, la sueur perle sur les tempes de la fille. Et puis la caméra nous montre en gros plan les mains du liseur de journal. L’une des mains est libre, ouvre le sac à main de Candy, tâtonne à l’intérieur, et finit par se saisir du portefeuille. Le métro arrive à la station, la porte s’ouvre, le pickpocket disparaît, les deux gars qui surveillaient la fille échangent des regards, hésitent à le poursuivre, la rame repart.

Jean Peters & Richard Widmark

On apprend très vite que Candy est une « mule » (le terme n’existe pas à l’époque), son amant lui a confié des microfilms qu’elle doit remettre à une personne dans un hôtel, les deux gars qui la surveillaient sont des flics qui voulaient coincer le destinataire du microfilm, et le pickpocket, qui n’était au courant de rien, s’aperçoit rentré chez lui (une cabane sur pilotis au bord du fleuve) qu’il a mis la main sur quelque chose qui peut s’avérer rentable …

Dès lors, tout le monde va se mettre à chasser tout le monde, tout le monde va chercher à faire basculer quelqu’un dans son camp. Le scénario est d’une fluidité remarquable, ce qui est loin d’être toujours le cas pour ce genre de films. Candy retrouve assez vite son voleur, interprété par un superbe Richard Widmark, qui quitte ses seconds rôles dans les westerns pour trouver là le personnage de sa vie … frimeur, arrogant, grande gueule, il est le centre de toutes les attentions (c’est lui qui a le Précieux, comme on dit dans le Seigneur des Anneaux). Les trois ou quatre personnages de flics les plus présents sont des flics typiques du cinéma américain de l’époque (maniant alternativement bluff, coups de pression, chantage, arrangements douteux, et évidemment souvent en retard et blousés …). Le petit ami (au début, la situation s’envenimera ensuite entre eux) de Candy est aussi une petite frappe typique (pétage de plombs, torgnoles, coups tordus et flingue sorti plus souvent que de raison).

Ritter & Widmark

Le haut de l’affiche (en plus de Peters et Widmark) est tenu par l’excellente Thelma Ritter, spécialiste des seconds rôles (six nominations aux Oscars dans cette catégorie). C’est elle l’annuaire des quartiers mal famés de la ville, elle connaît tout sur tout le monde dans cette faune interlope. Son job dans cette sorte de Cour des Miracles, c’est de vendre des cravates et de monnayer des infos. Elle vit seule dans une chambre minable, et économise de l’argent pour atteindre le but de sa vie, se payer une concession dans une cimetière pour ne pas finir à la fosse commune … Son face-à-face avec les policiers alors que ceux-ci n’arrivent pas à identifier le pickpocket et ont recours à ses « services » est une merveille d’enquête sommaire (était-il blond, brun, droitier, gaucher, comment tenait-il le journal, était-il très près de sa victime, …) et efficace. L’autre face-à-face de Thelma Ritter avec le petit ami de Candy est au cœur du film, lorsqu’elle comprend que quoi qu’elle dise (ou ne dise pas) elle a toutes les chances de se faire descendre. Un quasi monologue avec un antique blues qui passe sur un électrophone, le retour du bras à la fin du morceau est synchro avec le coup de feu qui lui est destiné …

La bicoque de Widmark ...

L’intrigue évolue sur le même tempo que la relation Peters – Widmark (je t’aime moi non plus, j’essaie de t’arnaquer, je ne t’aime plus, je suis amoureux, …), deux marginaux (on apprend qu’elle a eu fait le trottoir), prêts à tout au début pour de l’argent, puis après pour sauver l’être aimé.

Fuller met aussi au centre des retournements de situation le drapeau (rouge, forcément rouge) que constitue l’anticommunisme. Point remarquable du film, le traitement réservé aux femmes : menacées, tabassées (la première rencontre de Peters et Widmark après la subtilisation du microfilm est plutôt musclée, il l’aligne pour le compte d’une bonne droite), Ritter et Peters finiront révolvérisées. Même si à l’époque dans ce genre de film les femmes n’ont pas le beau rôle, victimes du machisme ambient (dans les scénarii et la vraie vie), dans « Le port de l’angoisse », elles dérouillent salement …Fuller n’est pas exactement un tendre romantique derrière la caméra …

Ce film, passé quasiment inaperçu lors de sa sortie, a depuis été réévalué. Il est maintenant reconnu comme un petit classique du film noir, et c’est mérité …


A noter une excellente édition Dvd (série Hollywood Llassics) qui donne les deux versions du film, l’originale sous-titrée et la piteuse version française …