VITTORIO DE SICA - LE VOLEUR DE BICYCLETTE (1948)

 

Faits divers ...

Imaginez aller voir un film où le héros serait un péquenot accompagné de son moutard qui passerait son temps à chercher dans Rome une putain de bicyclette qu’il s’est fait piquer … à l’heure où tout ce qu’on vous montre c’est des super-héros qui essayent de sauver l’humanité et la galaxie en luttant de tous leurs super-pouvoirs contre les forces du Mal, aidés de gadgets qui feraient passer les iPhone 12S à 1500 euros pour des silex  préhistoriques … Bon, ça c’était il y a déjà une éternité, quand on pouvait aller au cinéma, dans le monde d’avant … alors que le monde de maintenant et celui d’après, ils sont ou seront pires que celui d’avant … Eh oh les super-héros, vous foutez quoi? On aurait bien besoin que vous fassiez quelque chose, là, tout de suite, y’a tout qui part en sucette, vous voyez pas ?

De Sica et ses acteurs

Autant dire qu’avec « Le voleur de bicyclette », on est vraiment dans un autre monde. Un monde où l’on n’avait pas besoin de millions de dollars et de technologie high-tech pour faire un film. Et si vous voulez mon avis, c’était vraiment mieux avant … parce que « Le voleur … » c’est un des plus grands et des plus beaux films de tous les temps (y’a pas que moi qui le dit, y’a aussi Woody Allen, et il doit y en avoir quelques autres aussi qui pensent la même chose).

« Le voleur … » c’est tourné dans Rome en 1948. Dans une ville sinistrée par des années de fascisme et de guerre. Une ville qu’il faut reconstruire et agrandir, parce que la misère elle est encore pire partout ailleurs dans l’Italie, et que les gens viennent essayer de (sur)vivre, habiter, et si possible de travailler dans la capitale. Le film commence d’ailleurs par une scène où des dizaines de types attendent le matin pour voir s’il n’y aurait pas du boulot pour eux, devant une sorte de bâtiment d’aide sociale ou de Pôle Emploi. Parmi eux, Ricci, qui se tient à l’écart, et n’y croit plus. Mais voilà qu’on l’appelle, y’a du travail pour lui. Il est embauché pour coller des affiches. Seule condition à remplir, il lui faut un vélo. Et à le voir hésiter, on devine qu’il y a un problème, il finit par avouer qu’il a bien une bécane, mais elle est gagée, mais promis, il aura un vélo le lendemain pour aller bosser …


Et le décor est posé. Dans ces terrains vagues qui s’urbanisent à marches forcées, on est au cœur de l’Italie d’en bas. On a appelé ça le néo-réalisme, une façon de faire du cinéma sans pognon et sans acteurs (tout le casting est composé de non-professionnels) avec juste une caméra qui tourne (en extérieur, pas les moyens de créer des décors dans un studio, d’ailleurs il n’y en avait plus, la Cinecitta étant devenue un camp de déplacés ou de déportés). Une technique et une philosophie artistiques héritées du cinéma russe des années 20. Le côté propagande du régime en place en moins côté italien, même si les deux « stars » du néo-réalisme (Rossellini et De Sica) ont entretenu durant leurs premiers tours de manivelle des rapports assez ambigus avec Mussolini et sa clique fasciste. Et même si au final, un des films dont « Le voleur … » est le plus proche, ce serait « Les raisins de la colère » de John Ford.

Searching in the rain ...

« Le voleur … » c’est en même temps un film qui raconte une histoire (une journée dans la vie d’un Romain à la recherche de sa bécane), mais c’est aussi un formidable document(aire) sur l’Italie de l’immédiate après-guerre. Qui en dit plus en 86 minutes chrono sur l’état d’un pays et sa société que le tocard franchouillard Pernaut, ce héros (?) de l’information télévisée en a dit en plus de trente ans de JT. On visite cette banlieue romaine où commencent à s’aligner de nouvelles constructions (des barres HLM) plus ou moins finies (les bâtiments sont neufs, mais l’eau potable tu fais la queue pour en avoir à une pompe au pied des immeubles). On voit un pays qui se libère du joug du fascisme (les caves où se côtoient répétitions des « artistes » du quartier, et réunions syndicales, des communistes forcément). On y voit ces intérieurs de logements sans meubles, le crédit municipal où s’amoncellent (ces vertigineuses piles de draps et de linge) ce que toutes ces familles pauvres viennent gager pour avoir en échange quelques billets grands comme des feuilles A4 qui leur permettront de payer le loyer et de manger quelques jours, ces églises délabrées où contre une messe, le Secours Catholique te donne une gamelle de nourriture (cette lutte d’influence entre cocos et bigots pour la mainmise morale sur le peuple). On y voit tous ces petits trafics en tout genre qui permettent de profiter de la misère de ses semblables (la file d’attente dans la cuisine de la voyante, ces amoncellements de vélos entiers ou en pièces détachées sur des marchés très tôt le matin où quelques aigrefins viennent vendre des engins qu’aujourd’hui on dirait tombés du camion). On y voit ce peuple qui va s’entasser dans les stades pour nourrir une véritable dévotion aux équipes de foot (c’est aux abords du stade où s’affrontent Rome et Modène que va se conclure l’histoire). On y voit ces policiers et ces gendarmes qui se foutent de tous les petits larcins dont on vient se plaindre (en gros dis-nous le si tu la retrouve ta putain de bicyclette, nous on va pas la chercher), qui font semblant de faire leur boulot (la « perquisition » chez la mère du voleur). On voit aussi ceux qui sont en train de monter à toute blinde l’ascenseur social (les grosses dondons bourges et leur progéniture tête à claques au restaurant), et une parenthèse assez hallucinante et prémonitoire de plein de hashtags d’aujourd’hui, cet élégant gommeux qui propose une glace au fils de Ricci sur le marché aux bécanes à condition qu’il le suive discrètement (pour le kidnapper ? pour le sauter ?).

On trouve aussi dans « Le voleur … » une étude poussée de caractère du cocon familial. La femme de Ricci n’apparaît qu’au début, mais on devine que c’est elle qui porte la culotte, qui est énergique, qui agit (la vente des draps pour racheter le gage sur le vélo). Dans le reste du film, on voit les rapports qui se nouent entre le père et le fils. Ce dernier d’abord traité comme une aide, puis comme un poids mort, avant une crise d’amour paternel qui fait lâcher à Ricci ses derniers billets pour l’amener au restaurant, une fois qu’il l’a cru noyé. Et le dernier plan les voit partir main dans la main après une journée fertile en émotions et rebondissements.


« Le voleur … » (encore une fois, traduction hasardeuse, c’est « Les voleurs … » en V.O. et c’est beaucoup plus en relation avec la réalité du scénario), c’est une sorte de bicyle-movie avec courses-poursuites désespérées (l’obscur objet du désir à portée de main, ça se joue à quelques mètres, et puis ça bascule). Evidemment, on est assez loin des scènes d’ouverture des Indiana Jones, mais il y a toujours en filigrane cette quête du Graal à deux roues, qui va permettre de survivre, puis de vivre et pourquoi pas de s’élever dans la société (ces alignements de chiffres sur la nappe du restaurant, comme un mirage là aussi de la « fortune » à portée de main si on arrive à retrouver cette foutue bécane).

A la marge, on trouve aussi dans « Le voleur … » un hommage au cinéma. Quoi de plus normal de la part de De Sica, véritable stakhanoviste du septième art, en tant que scénariste, réalisateur et même acteur (il a tourné dans des dizaines de films). Le boulot de Ricci, c’est coller une affiche de film sur les murs. C’est celle de Rita Hayworth dans « Gilda », déclaration d’amour du metteur en scène italien fauché au cinéma hollywoodien. Lequel le lui rendra, décernant à De Sica l’Oscar du meilleur film étranger pour « Le voleur … ».

Sergio Leone face à Ricci

Enfin, on peut signaler qu’il y a non crédité au générique dans « Le voleur … », un des ténors à venir du cinéma italien, Sergio Leone, même pas vingt ans à cette époque. Il a participé au scénario et fait de la figuration.

« Le voleur … », c’est le genre de très grand film construit sur des petits riens et des gens ordinaires. Il y en a quelques-uns, et pas des moindres (Sautet et Ken Loach sont les deux premiers noms qui me viennent à l’esprit) qui passeront leur vie à filmer des gens ordinaires et à nous les rendre intéressants, voire captivants. Sans jamais faire aussi bien que De Sica avec « Le voleur de bicyclette ».