WALT DISNEY - FANTASIA (1940)

 

The Walt Disney Experience ... 

« Fantasia » est un projet totalement fou de la société Walt Disney Productions. Une société partagée entre deux frères, Walt Disney pour la partie artistique et Roy pour le business et la compta. Cette société est exclusivement basée sur l’animation. En 1937, son premier long métrage, « Blanche Neige et les sept nains » a été un gros succès populaire. Et un film d’animation révolutionnaire par sa qualité d’image (Technicolor) et sa durée (une heure vingt).

Ce qui ne va pas empêcher Walt Disney de s’entêter sur les « Silly Symphonies » ces courts-métrages d’animation d’une poignée de minutes sur fond musical, qui ont permis l’émergence des personnages historiques de Disney, Pluto, Dingo, Donald, Mickey, … mais ne sont plus rentables et mettent en péril la situation financière de l’affaire familiale.

Walt & Roy Disney

Entre-temps, Walt Disney Productions est devenue une fourmilière de talents (tous les spécialistes de l’animation viennent se faire engager, avec dans le lot quelques bricoleurs-inventeurs azimutés dont les trouvailles vont stupéfier le petit monde de l’animation). Tout ceci fait que les frangins Disney, qui envisageaient une autonomie totale, doivent se rapprocher des grosses firmes de distribution, la RKO en l’occurrence.

En 1938, deux projets de long-métrage sont mis en chantier : « Pinocchio » et « Fantasia ». Le premier sortira début 1940, et bien qu’il soit depuis devenu un incontournable emblématique des studios Walt Disney, ne sera pas une réussite financière. « Fantasia », c’est autre chose, une sorte de délire qui devient réalité.

Walt Disney rêve d’un concept, calqué sur ses « Silly Symphonies », animer avec les dernières techniques disponibles des pièces majeures de la musique classique. Une rencontre plus ou moins due au hasard avec un chef d’orchestre star controversé, Leopold Stokowski (critiqué pour sa morgue et jalousé pour ses conquêtes féminines, dont Greta Garbo) fera avancer de façon décisive le projet. Il va falloir choisir, comment dire, des classiques du classique et mettre de l’animation haut de gamme derrière. Le personnel de Walt Disney Productions est sur le coup, et comme la réalisation prendra quasiment deux ans, des renforts de première bourre affluent encore.


Si tout semble paré côté images (un contrat exclusif pour l’utilisation du technicolor a été signé), c’est la partition musicale qui va poser problème. L’Orchestre de Philadelphie est réquisitionné sous la conduite de Stokowski. Qui ne fera pas qu’agiter les bras (il présente l’assez rare particularité de ne pas utiliser la fameuse baguette de chef d’orchestre), il va réarranger un certain nombre de titres, en supprimant des mouvements, voire en réécrivant certaines partitions qui n’étaient pas prévues pour un grand orchestre (la Toccata de Bach qui débute le film n’était écrite que pour l’orgue). Stokie, comme on le surnommait, va aussi jeter les oreilles sur la dernière trouvaille des studios Disney, un système de sonorisation novateur baptisé Fantasound, duquel découlera en ligne directe le Dolby Surround des décennies plus tard. Walt Disney envisage même de doubler la taille de l’écran (esprit d’Abel Gance, es-tu là ?), mais y renoncera au dernier moment et « Fantasia » sortira dans un classique 1,37 :1.

Ce dont pas grand-monde (personne ?) ne s’était rendu compte, c’est que « Fantasia » était un projet pharaonique, un peu trop pour les moyens techniques de l’époque (les dernières bobines, retournées nuit et jour pendant une semaine, arriveront au Broadway Theatre de New York où a lieu la première, quatre heures avant le début de la projection). Contre l’avis de son frangin, Walt Disney veut faire de « Fantasia » autre chose et beaucoup plus qu’un film. Pour lui, « Fantasia » est un évènement et ne sera pas visible dans un premier temps dans les cinémas jugés trop « populaires », sera juste mis sur pied une tournée de salles de théâtre.


Les premières réactions seront glaciales, les amateurs de musique classique n’ayant pas de mots assez durs pour qualifier les libertés sonores prises avec leurs œuvres chéries, et ne parlons même pas des caricatures animées grotesques qui étaient leur pendant visuel. Le grand-œuvre des studios Disney prenait des allures de naufrage, les huissiers préparaient leurs sommations. Quand on parle fric, on parle comptabilité. C’est le frangin Roy, au grand dam de Walt, qui va trouver la solution : un deal de distribution avec la RKO pour que le film soit présenté partout en salles. Avec juste un bémol : d’une durée initiale de deux heures dix, il sera ramené à une heure vingt. Autrement dit, un sacré charcutage. Quelques jours après sa sortie, « Fantasia » et peut-être même Disney Studios avec, semblent bon pour un enterrement first class.

C’est une petite souris qui va sauver l’affaire. Mickey de son nom. Personnage secondaire de l’univers Disney, maintes fois retouché les années précédentes, il est au centre du segment le plus accessible du film, celui consacré à « L’apprenti sorcier » de l’à peu près oublié Paul Dukas. La séquence des balais porteurs de seaux d’eau est devenue mythique dans le cinéma d’animation et le cinéma tout court. Et petit à petit, les autres séquences seront appréciées à leur juste valeur, à savoir des prouesses visuelles, techniques, humoristiques, poétiques. Les partitions musicales de « Fantasia » deviendront plus célèbres que celles d’origine quand elles ont été modifiées.

Le film ressortira un nombre impressionnant de fois, jusqu’à sa version définitive (?) restaurée de 2010. Chaque fois dans sa version originale de plus de deux heures (le générique de fin a maintenant disparu, mais a subsisté l’annonce de l’entracte au milieu du film). A noter que dans les années 60, un personnage « discriminant » pour ne pas dire aux relents racistes a disparu. Il s’agit d’une « centaurette » noire qui lustrait les sabots de ses copines (blanches) et déroulait le tapis rouge lors de l’arrivée de Bacchus pour le segment consacré à la « Symphonie pastorale » de Ludwig von Beethoven. Elle faisait quand même un peu beaucoup « mauvais genre » au moment des luttes de la communauté noire pour les droits civiques …


Il faut reconnaître que le projet « Fantasia » n’a rien de facile malgré un sentiment de premier degré lié à l’animation. La musique classique (la Grande Musique comme disent les trois pelés qui en écoutent) n’a jamais été un genre populaire, et les parties animées nécessitaient une certaine culture de base (sur l’art abstrait, la mythologie gréco-romaine, la danse classique, les théories de l’évolution des espèces, …) peu répandue dans les classes populaires qui remplissaient les salles obscures des années 40. Et de toutes façons, les classes populaires des années 40, avec les bruits de bottes et de canons qui arrivaient d’Europe avaient largement de quoi s’occuper l’esprit ailleurs.

« Fantasia » reste un projet unique. Les spécialistes qu’on peut entendre dans les différents bonus des dernières éditions Dvd ou Blu-ray estiment que « Fantasia » est resté d’un niveau inaccessible en termes d’animation jusqu’à l’arrivée de la conception assistée par ordinateur dans les années 90. Les savants fous de chez Disney ont fabriqué de toutes pièces (souvent avec trois bouts de bois ou de ficelle) les supports visuels (à base d’engrenages, de surfaces concaves ou convexes, de cylindres) et le matériel pour filmer tout ça (les caméras multiplanes avec plusieurs filtres superposés). Le résultat est souvent magique (les flocons de neige, les coulées de lave, la rosée sur la toile d’araignée, les spectres qui sortent du cimetière, …). « Fantasia » est généralement attribué à Walt Disney. Il a certes conçu et supervisé le projet mais n’a pas touché un crayon ou une caméra (tout juste est-il la voix de Mickey dans la V.O.). Une dizaine de réalisateurs (la plupart restés anonymes) ont tourné « Fantasia ».

Rien n’a été laissé au hasard. Des acteurs de Hollywood sont venus jouer des scènes devant les dessinateurs, un corps de ballet est venu danser sur la « Danse des heures » afin que puissent être reproduits leurs entrechats à l’écran par des autruches, des hippopotames, des éléphants et des alligators, sur ce qui qui est la séquence la plus drôle du film. Parmi les huit séquences musicales (dont les deux dernières « Une nuit sur le Mont Chauve » de Moussorgski et l’« Ave Maria » de Schubert ont été mixées ensemble), certaines ont servi de support à des animations qui ont même dépassé les imaginations de leurs créateurs. La doublette « Mont Chauve – Ave Maria » a inventé l’univers gothique en général et celui de Tim Burton en particulier. Le plus étonnant sera le sort réservé à l’animation abstraite qui ouvre le film sur la « Toccata … » de Bach. Il paraît que tous les freaks du flower power gobaient quelques acides avant d’aller voir « Fantasia » au ciné et se projetaient dans son univers psychédélique digne des soirées du Club UFO à Londres quand les jeunes Pink Floyd s’y produisaient …


Des personnages, anonymes au départ, se sont même vus « baptisés », comme le vieux magicien de « L’apprenti sorcier » qui deviendra Yen Sid (anagramme transparente, à cause d’une facétie des dessinateurs qui ont intégré à son personnage le jeu de sourcils de Walt Disney), le chef-danseur étoile des alligators (Ben Ali Gator), le démon du Mont Chauve Chernobog, sans compter les prénoms donnés aux couples de centaures, …

Des décennies plus tard, certaines choses ont mal traversé le temps. Le plus pénible, c’est le présentateur des séquences, un certain Deems Taylor (compositeur raté, et animateur d’une émission télé sur la musique classique), guindé, hautain, et qui explique genre professeur qui s’adresse à un public d’abrutis ce qui va suivre à l’écran.

Pour finir, une anecdote (assez connue) concernant Stravinski, seul musicien vivant à l’époque du film et dont le « Sacre du printemps » est utilisé. Invité par Walt Disney à venir voir son équipe travailler en studio, il n’a pas sur le moment tari d’éloges sur le travail accompli. Las, le temps passant, il a fini par ne pas avoir de mots assez durs pour qualifier l’insulte faite à son œuvre. L’éternelle querelle arts (prétendus) majeurs – arts (supposés) mineurs …

L’insuccès initial de « Fantasia » aurait pu être fatal pour les Disney Brothers et leur studio. Heureusement pour eux (et pour nous) les deux films suivants seront « Dumbo » et « Bambi », et les dollars vont affluer par millions.

Reste que « Fantasia » est le plus beau, le plus novateur, le plus fou de la centaine (série en cours) de productions sorties des studios Disney.

P.S. Il y a eu une « suite » décevante soixante ans plus tard (« Fantasia 2000 » of course), piètre copie sans imagination (et bien plus courte), à tel point qu’elle incluait en intégralité la fameuse séquence de « L’Apprenti sorcier » du « Fantasia » original …