Grand frère ...
Aujourd’hui le rap est mort. Comme le rock, la pop,
le blues, le funk, le reggae, l’électro … Ou tout ce que vous voulez qui sort
d’une enceinte (c’est quoi ça, une enceinte, demande le gamin du 21ème
siècle, ses airpods dans les esgourdes crachotant une saloperie sonore en
playlist sur Spotify). Aujourd’hui, on a des sortes de moines copistes sonores qui retranscrivent à grand-peine (merci Autotune) à grands coups de sons
métallisés (merci le vocoder), ce qui se faisait avant (parce que c’était mieux
avant, ou moins mauvais). Et plus t’as de disques (c’est quoi ça un disque,
demande le gamin du dessus), plus tu t’aperçois que les plus récents tu les as
déjà entendus depuis des décennies. Et je parle pas des reprises (c’est quoi ça
une reprise … ‘tain, tu vas nous lâcher toi).
Donc rap is dead … de sa belle mort il y a un quart de siècle. L’assassin involontaire : Eminem dont deux ou trois disques (excellents, c’est pas le propos) l’ont fait rentrer dans le mainstream grâce à un invraisemblable paradoxe, le rap, ce genre issu des quartiers paupérisés Noirs de New York, venait d’accoucher de sa plus grande star, un minot white trash de Detroit. Blanc donc. La boucle était bouclée, la récupération à toutes les sauces en marche. Sommet (en attendant mieux ?), le quinqua Snoop Dog (celui-là même qui avait scandalisé l’Amérique du milieu des 90’s avec son gangsta-rap jazzy et porno), supporter number one des Ricains aux J.O. de Paris et premier MC des J.O. de Los Angeles. Le serial niqueur fumeur de ganja applaudissant sans discontinuer des couillons de sportifs, et vantant les immenses mérites de Trump … Comme quoi l’herbe à fortes doses peut causer des dommages cérébraux irréparables …
Revenons-en au sieur Ice-T. Né dans le New Jersey,
orphelin très jeune, déménagé vers L.A., ado délinquant, militaire délinquant,
puis délinquant professionnel (assez malin pour éviter les flagrants délits).
Avec en fonds sonores les débuts du rap. Même s’ils sont plusieurs à
revendiquer le titre, il est à la fin des 80’s un des instigateurs majeurs du
gangsta-rap, et un des très rares à ne pas avoir eu besoin de s’inventer un
passé « glorieux ».
Alors que la plupart de ses potes finissent en
taule, il laisse tomber les braquages pour se consacrer à plein temps au rap,
rassemblant des gens autour de lui (le Rhyme $yndicate, qui deviendra le nom de
son label, distribué par le gros indé Sire Records).
Il y a deux portes d’entrée à la reconnaissance dans
le rap. Soit avoir des textes forts, soit un son qui déchire tout. Quand tu
réussis sur ces deux tableaux, soit tu t’appelles Public Enemy, soit NWA (liste
close). Ice-T il a plein de choses à dire. Mais ses disques sont chiants. Des
titres monolithiques, plutôt secs et austères, avec quelques samples discrets
de sons vaguement jazzy ou funky en constituent l’essentiel. Et puis, ça finit
jamais, rondelles témoins sonores d’une époque où le Cd régnait en maître et où
le rappeur qui sortait des disques de moins d’une heure passait pour une grosse
feignasse. Alors on a droit à des intermèdes-interludes dispensables et parmi
les « vrais » titres, on choisit le remplissage plutôt que l’élagage.
J’ai écouté une poignée de disques de l’Ice-T et ce « Original Gangster » me semble le plus abouti du lot. Que quelqu’un de peu accro au genre balancera par la fenêtre au bout de dix minutes, c’est pas destiné au « grand public », c’est trop brut de décoffrage. Quelques titres ressortent du lot, dont « New Jack Hustler » qui est un de ses plus gros hits (une des rythmiques les plus trépidantes de la rondelle, le plus « fini, travaillé » avec ses arrangements jazzy). Dans le même registre (samples jazz, avant que le procédé devienne systématique, les débuts du rap piochant essentiellement dans le funk en général et James Brown en particulier) on peut citer « Mic contract », « Bitches 2 » (rien que le titre montre que le rap des débuts, voire de toujours, n’était pas vraiment inclusif). Côté funky, mérite la citation le groovy « Pulse of the rhyme ».
Ce qui sauve artistiquement Ice-T d’une façon
générale et sur ce disque en particulier, c’est son ouverture d’esprit et/ou
musicale. Le vrai dur de dur se permet de rimer sur une thématique peu en
vogue, l’appel au calme, à l’apaisement, dans une époque où à L.A. deux
maxi-gangs rivaux les Bloods et les Crips faisaient donner l’artillerie
(souvent lourde) pour régler leurs différends (oubliez les rafales de kalach
marseillaises d’aujourd’hui, au début des 90’s dans les quartiers chauds de Los
Angeles, c’est toutes nuits qu’il y avait des morts). Le morceau manifeste
d’Ice-T sur le sujet c’est « Escape from the killing fields », appel
à ranger les flingues plutôt que de se livrer à des règlements de compte sans
fin ultramédiatisés par un système qui se fout bien que de jeunes minots y
laissent la peau, tant que ça fait vendre du papier ou que ça rapporte des
points d’audimat. Très loin des provocations et des appels aux règlements de
comptes qui feront dans la décennie momentanément la fortune de quelques-uns (2Pac,
Notorious Big) avant de faire celle des sociétés de pompes funèbres. Par cet
aspect-là, le propos d’Ice-T est assez similaire de celui d’un Bernie Bonvoisin
lors des débuts de Trust (avant qu’il devienne fan de François Bayrou). Il se
comporte en grand frère, en mec qui a donné, et qui prône la réflexion avant
l’action …Ice-T & Body Count
Autre originalité de Ice-T, l’ouverture musicale.
Alors que le rappeur de base est généralement un égocentrique obtus (j’écoute
que du rap, et tous les autres rappeurs sont nuls), Ice-T ouvre grand ses
oreilles. Il a entendu les Beastie Boys et leurs samples de grosses guitares
zeppeliniennes. Et le coup des guitares en avant Ice-T va le tenter sur deux
titres, « Mind over matter » et « Midnight ». Rien
cependant à côté du titre « Body Count ». Derrière il y a tout un
concept, défini (lors d’une interview ?) en intro. Le rap c’est la musique
des déclassés blacks, le heavy metal hard rock celle des déclassés blancs, et
bien moi Ice T je vais jeter une passerelle entre les deux genres. « Body
Count », c’est des vrais instruments (guitares, basse, batterie) qui
envoient salement le bois. Tempo metal, solo bluesy, et l’Ice T qui rappe
par-dessus. Démarche assez rare (des Noirs qui jouent de la musique de Blancs,
c’est le contraire qui est le plus souvent de mise), esquissée par les Bad
Brains au début de la décennie, voisine de celle de Living Colour (hard
hendrixien jazzy), et beaucoup plus radicale que l’intégrale des Red Hot Chili
Peppers. Descendants directs de « Body Count », Rage Against The
Machine. A noter que Ice T poussera le bouchon encore plus loin, montant
l’année suivante le groupe de heavy rock uniquement composé de Noirs (Body
Count forcément) auteur d’un morceau à l’origine d’une des plus grosses
polémiques musicales des 90’s, le brûlot sonore « Cop Killer » (tout
est dans le titre).
Bien que ça n’ait pas grand-chose à voir avec la
musique, signalons que Ice T diversifiera très vite ses activités, multipliant
les rôles au cinéma où dans les séries TV. (bon, c’est pas des prestations à
Oscars avec des réalisateurs de premier plan, on est d’accord …).
Si vous souffrez de TOC, et que vous vouliez
absolument une rondelle de Ice T, « O.G. Original gangster » est
celle qu’il vous faut …