Ou le film a priori so british
d’un Américain victime du maccarthysme. Faut dire qu’il l’avait bien cherché,
Losey. Se déclarer communiste à la fin des années 50 aux States, ça exposait à
quelques mesures de rétorsion. Et quand tu étais en gros dans le culturel,
t’étais blacklisté ou prié d’aller voir plus loin si quelqu’un voulait pas
embaucher des marxistes… Résultat des courses, comme la censure et la rétorsion
qui l’accompagne, ça compte, Losey sera un cinéaste « culte »,
entendez par là qu’il laissera le grand public assez indifférent. Un cinéaste
pour cinéastes, en somme …
James Fox, Joseph Losey & Harold Pinter |
« The Servant » reste
pour beaucoup sa masterpiece. Une épure glaciale sur les relations de classe,
de dominance et de soumission dans un Londres contemporain. Point de départ du
film, la caméra suit un piéton dans un quartier cossu et résidentiel. Le piéton
entre dans une demeure qui a besoin d’être rénovée et finit par trouver son
propriétaire avachi et endormi dans un fauteuil. Le piéton, c’est Hugo Barrett
(Dirk Bogarde, acteur déjà confirmé qui trouve là ce que beaucoup considèrent
comme sa meilleure composition). Le proprio, c’est Tony (un des premiers rôles
de James Fox). Barrett vient proposer ses services pour une place de
« servant » (terme intraduisible dans ce contexte, en gros et pour
faire simple, une sorte de majordome). Tony la lui donne.
Mais déjà Losey nous a montré
l’opposition entre la façon d’être des deux hommes. Le larbin, observateur,
obséquieux mais prudent et attentif, face à (certainement) un aristocrate fin
de race, traitant tout ce qui est contingence matérielle avec une totale
désinvolture. Le jeune gommeux a l’impression d’avoir fait la bonne affaire,
d’avoir dégotté la perle rare. Barrett prend en charge la supervision des
travaux de rénovation et d’aménagement de la bâtisse, et sert remarquablement
son maître. Même si quelques plans fugitifs lorsque Barrett est seul et une
noirceur dans son regard laissent percevoir qu’il ne fait pas que mijoter des
petits plats pour son patron.
Dirk Bogarde & James Fox |
Et c’est là que le film de
Losey est remarquable. Remarquablement dérangeant, même. Là où un Ken Loach
(attention, respect pour Ken Loach, déjà que les mecs de gauche se font plus
rares que les inondations au Sahara, faut pas dégommer les survivants)
s’arrêtera le plus souvent sur l’affrontement social et la lutte des classes,
Losey va plus loin. C’est aussi le combat de deux hommes, de deux
personnalités.
« The Servant » est
souvent un huis-clos étouffant (normal, le scénario est une adaptation par
Pinter d’un roman, et Pinter est un homme de planches beaucoup plus que de
grands espaces), et un face-à-face entre deux hommes. Sauf que ces deux hommes,
ils sont comme tous les autres, ils ont besoin des femmes. Et ce sont les
femmes qui vont faire évoluer la situation. Susan (Wendy Craig), la fiancée de
Tony, qui dès le premier regard, sent l’ennemi chez Barrett et qui va entamer
avec lui une lutte d’influence (des scènes fabuleuses, avec des mots et des
attitudes très durs) pour avoir l’ascendant sur l’indolent maître de maison.
Pour contrebalancer cette présence et cette menace féminine, Barrett va sortir
de sa manche une autre femme. Vera, qu’il présente comme sa sœur (en fait sa
femme ou sa maîtresse, on ne le saura pas, mais peu importe) et qu’il fait
embaucher comme servante par Tony.
Et dès lors, c’est ce
quadrilatère humain que Losey va faire s’agiter sous nos yeux. Et donc ne pas
se contenter d’une lutte de classes. Car de ce côté, vers le milieu du film, le
problème est réglé. La raison du plus riche est toujours la meilleure, surtout
quand Susan et Tony, rentrant tard un soir, trouvent les employés dans leur
propre lit. Mais c’est là qu’on s’aperçoit que tout le ballet et tout le
cérémonial pervers mis en œuvre par Barrett trouvent leur sens. Le riche a
gagné, mais ne peut pas se passer du pauvre, surtout quand il baise sa
sœur-femme qui s’est jetée dans ses bras avec empressement.
Wendy Craig & James Fox. Dans le miroir, Sarah Miles & Dirk Bogarde |
A partir de là, le film prend
une toute autre dimension. Du combat entre une aristocratie au bout du rouleau
et un peuple symbolisé par Barrett qui attend son heure, on va passer à une
relation beaucoup moins chargée de symboles sociaux entre ces deux hommes, dont
il apparaît inéluctable que l’un (Barrett) va dominer et l’autre (Tony) se
soumettre… Quoique … Car le film de Losey est aussi pervers que ses
personnages. Qui le temps passant, se laissent aller à une déchéance morale et
physique totale. Il est des choses qu’on ne montre pas explicitement au début
des années 60. L’homosexualité par exemple, latente tout au long du film et
plus celui-ci avance entre Barrett et
son patron. Ou entre les prostituées qui finissent par devenir les habituées de
la maison. L’alcool (et la drogue, mais là aussi on est obligé de supposer, si
tant est que l’on considère que l’alcool n’est pas une drogue) brouille les
relations sociales et humaines, inverse parfois leur cours, retarde ou accélère
l’inéluctable. Les esprits et les conventions rigides dans ce délabrement
physique et mental général (Susan passera dans les bras de Barrett) explosent
aussi. Et le malaise ne s’installe pas que visuellement, le spectateur devient
sinon acteur, du moins voyeur. Rien ne lui échappe dans ces espaces exigus,
dans ces miroirs qui renvoient les images de ce qui est hors champ de vision de
la caméra. C’est nous qui en voyons et en savons bien plus sur tous les
personnages que les personnages eux-mêmes.
Avec in fine la question que
certains se posent : et si « The servant » était un film au
message latent misanthrope et réactionnaire ? Si toutes ces luttes de
pouvoir, de domination étaient vaines ? Si Barrett et Vera (le peuple) qui
dans les derniers plans paraissent triompher n’étaient pas dépendants de ceux
qu’ils viennent de briser (les riches pour faire simple) dans ce jeu de rôles
et de dupes ? Est-ce que pour une lutte (de classes, d’influence) il ne
faut pas des lutteurs prêts à en découdre ? Que ferait le capital sans le
prolétariat et inversement ?
L’art de Losey est de montrer
dans un noir et blanc chiadé multipliant plongées et contre-plongées (pour
accentuer les effets de domination ou de soumission) sans prendre parti. Comme
un naturaliste observe des souris médicamentées en cage. Les quatre acteurs
principaux nous exhibent tous leur côté vil et méprisable, il n’y a aucune
morale évidente, et même pas une fin, la déchéance de cette bâtisse cossue
semblant en évolution permanente.
« The Servant » est
un film malsain et dérangeant qui fait se poser plus de questions qu’il
n’apporte de réponses. Ce qui ne l’empêche pas d’être une œuvre marquante, à
l’esthétique magistrale. Grand film …