Echec et mat ...
Quand on remonte aux origines de ce qu’on appellera
plus tard d’une façon générique le rock, on cite quelques poignées d’artistes,
blancs ou noirs, qui ont tout déclenché au milieu des années 50 par leurs
premiers disques. Si on affine encore plus, il ne reste que trois noms à
l’origine de tout : ceux de Sam Philips et des frères Chess, Leonard et
Phil. Pas des chanteurs, pas des musiciens, pas des compositeurs. Juste les
propriétaires de minuscules studios d’enregistrement qui créeront des labels
pour sortir leurs disques.
John Lee Hooker |
Pour le premier, ce sera Sun Records à Memphis
(Presley, Cash, Perkins, Orbison, Lewis, …), pour les frères Chess ce sera
Chess Records à Chicago. Et là la liste de leurs signatures est encore plus
imposante.
Cette compilation en deux Cds et 48 titres propose
un aperçu de leurs artistes à travers quelques-unes de leurs œuvres marquantes.
Partie émergée de l’iceberg, tant le gens signés chez Chess se sont révélés
prolixes. Les deux frangins émigrés de Pologne à la fin des années 20 vont par
leurs premières signatures à partir de 1947 représenter un nom magique pour
tous les bluesmen. Lesquels sont généralement issus du Mississippi (le Delta
blues) et vont dès lors se lancer dans une transhumance vers l’Illinois. Un mouvement
déjà entamé depuis le début du siècle, Chicago et ses établissements tenus par
la mafia étant à peu près le seul endroit des States où ils pouvaient se
produire. Avec les frères Chess, il y avait en plus le mirage de
l’enregistrement, du fameux contrat, et de la fortune supposée qui va avec.
Howlin' Wolf |
Si j’ai parlé de mirage, c’est que les frères Chess
étaient tout sauf des philanthropes, mais beaucoup plus les prototypes des
requins de la finance qui plus tard ont jeté leur dévolu sur le milieu musical.
D’ailleurs la plupart de leurs artistes majeurs n’ont eu d’autre choix que de
leur coller des avocats aux fesses pour pouvoir se défaire de contrats léonins
et espérer toucher de l’argent et vivre de leur art sous d’autres cieux … Phil
et Leonard Chess étaient gosso modo des escrocs, mais qui ont eu un flair assez
impressionnant pour dénicher au milieu des cohortes de va-nu-pieds qui les
sollicitaient les futures légendes de la musique noire. Car à l’opposé de
Philips et de l’écurie Sun, les frères Chess n’ont pratiquement signé que des
artistes noirs.
Chuck Berry |
Les bluesmen dans un premier temps. Howlin’ Wolf
d’abord à travers une licence de distribution, son premier disque étant
estampillé … Sun Records (le monde musical était alors tout petit), mais Sam
Philips, avec ses artistes et son public quasi exclusivement blancs, ne savait
trop que faire de ce nègre à la grosse voix sépulcrale. Très vite, le catalogue
s’enrichira de noms aussi importants que John Lee Hooker, Little Walter, Elmore
James, Lowell Fulsom, Sonny Boy Williamson, Jimmy Whiterspoon, et, cerise sur
le gateau de Muddy Waters et de son alter ego de l’ombre, l’immense Willie
Dixon (peut-être le moins connu du lot, mais de fait l’homme essentiel de cette
scène blues de Chicago, auteur de l’essentiel du répertoire de Waters, d’une
bonne partie du répertoire de quelques autres, producteur, et chef d’orchestre
des musiciens du studio Chess). Soit la plus belle brochette de métèques dont
se réclameront tous ceux qui depuis 50 ans font des choses avec du rythme et du
blues.
Bo Diddley |
Mais c’est pas tout. Chez Chess à la fin des années
50, y’a un autre nom qui clignote, et pas qu’un peu. Celui de Chuck Berry. Le
pervers pépère du rock’n’roll, celui qui a défini l’usage et le rôle de la
guitare électrique dans cette drôle de musique syncopée, et auteur à lui tout
seul, allez je vous le fais à la louche, de la moitié des hymnes les plus
connus de ce nouveau genre. Et pas très loin du Chuck, on trouve sur
l’échiquier artistique du label d’autres adeptes des rythmes chaloupés, comme
Bo Diddley et dans une moindre mesure Dale Hawkins (celui de « Susie
Q », titre tant de fois repris). Et certains historiens vont même jusqu’à
trouver dans le catalogue Chess le premier morceau de rock’n’roll jamais gravé,
le « Rocket 88 » de Jackie Breston, dans le groupe duquel on trouvait
à la guitare un certain Ike Turner …
Tous ces gens ont écrit suffisamment de classiques
pour remplir plusieurs Cds. Ils ont présents sur le premier disque de cette
compile avec un ou deux morceaux parmi leurs plus connus. Et si les frères
Chess exploitaient sans vergogne leurs artistes, ils prenaient soin de leur
(plus très) petite entreprise, et sentant bien que cet engouement pour les
formes de musique qu’ils produisaient ne durerait pas, se sont
« diversifiés ». Tout en restant cohérents sur la « ligne »
du label, ils se sont tournés vers du rhythm’n’blues canaille et festif
(Clarence « Frogman » Henry), le doo-wop avec l’approche originale
qu’en faisaient Harvey & The Moonglows ou les Jaynetts (« Sally go ‘round the roses »,
dont l’oubliée Carmel se souviendra pour son gros hit « Sally » du
début des 80’s), voire le son tex-mex à base d’orgue (Dave « Baby »
Cortez).
Laura Lee |
La roue de l’Histoire tournant vite à cette
époque-là, Chess s’en remettra dès le début des années 60 au rhythm’n’blues,
toutes les figures blues du label étant soit parties sous d’autres cieux
présumés plus hospitaliers, soit en net déclin artistique. Ce sont
essentiellement ces nouveaux noms que l’on trouve sur le second Cd, et il faut bien reconnaître, que sans être
totalement anecdotique, il y a une sacrée baisse de régime. Les machos diront
que c’est logique, le tracklisting étant majoritairement féminin … sauf que ce
sont elles qui s’en sortent le mieux. Il y a de sacrées clientes chez Chess
dans les 60’s : Etta James, Mitty Collier, Sugar Pie DeSanto, Fontella
Bass, Koko Taylor, Laura Lee. Le label s’oriente vers ce que font toutes les
maisons de disques de l’époque en matière de black music, exit le blues et
place au rhythm’n’blues, à la soul (d’abord orchestrée puis plus dépouillée),
et finalement vers des sonorités plus pop et vers la fin de la décennie plus
funky.
Petite parenthèse. Il y deux titres sur cette
compilation qui font partie de ceux cités comme étant à l’origine du rap. Le
« Say man » de Bo Diddley, dont une de ses amies, Sylvia Robinson,
qui avec son duo rhythm’n’blues, Mickey & Sylvia (Mickey, c'est Mickey Baker, guitariste de légende tout récemment disparu) reprendra un de ses
titres, avant de devenir au tout début des années 80 la patronne de Sugarhill
Gang, premier label rap del’Histoire. L’autre titre est encore plus étonnant,
c’est carrémént du rap old school. Il s’appelle « Here comes the
judge » et est l’œuvre en 1968
d’un comique de télévision, Dewey « Pigmeat » Markham signé
par les frangins Chess.
Mais l’âge d’or de Chess est terminé, ce n’est plus le
label qui régnait sans partage, et il a dans les années 60, malgré
d’indéniables réussites, fort à faire avec des concurrents comme Tamla-Motown,
Stax, Atlantic. Lesquels, en plus d’avoir un catalogue d’artistes beaucoup plus
étoffé, ont les hits et l’argent qui va avec pour entretenir la machine. Et
plutôt qu’artistique, la chute de Chess sera financière, le label sera vendu
une première fois en 1972, et à la suite de rachats successifs, fait
aujourd’hui partie de la major Universal. Seul le fonds de catalogue est
exploité, Chess n’a plus sorti un disque sous son étiquette depuis quarante ans
…