ROBERTO ROSSELLINI - ROME VILLE OUVERTE (1945)

Sortie des ténèbres ...
« Rome ville ouverte » est un film qui compte. Pas seulement pour le cinéma italien, mais pour le cinéma tout court. Un de ces vieux films, qui de quelque côté qu’on l’envisage, est un classique, un incontournable.
Mais pour le septième art italien, « Rome … » est une pierre angulaire. Un des trois films (avec « Ossessione » de Visconti, relecture version glauque et sordide du « Facteur sonne toujours deux fois », et « Le voleur de bicyclette » de De Sica) qui tirent un trait sur un cinéma à la botte du régime mussolinien et le font entrer dans l’ère moderne, sinon son âge d’or qui durera jusque vers la fin des années 60 … Une période, liée à une certaine forme de cinéma-vérité proche du documentaire, que les livres d’Histoire retiendront sous le terme de néo-réalisme …
Roberto Rossellini
Rossellini revient de loin. On l’a beaucoup vu avec le fils de Mussolini, et ses premiers films étaient des commandes pour le régime fasciste. Collaboration volontaire ou forcée ? Les avis (très partagés) iront bon train et Rossellini ne se montrera jamais vraiment loquace et explicatif sur cette période. Toujours est-il que c’est durant les années fascistes qu’il s’est formé et aguerri dans la réalisation.
Dès 1943 et la destitution de Mussolini, Rossellini ébauche le projet de « Rome … ». Dans un pays vaincu, ruiné, dévasté et humilié militairement malgré le baroud acharné des nazis qui tiennent les grandes villes dont Rome, la préoccupation première ne va pas au cinéma. Rossellini devra faire avec des moyens de fortune, récupérant de la pellicule à droite à gauche, tournant souvent à la sauvette à la tombée de la nuit, jonglant avec les fréquentes coupures d’électricité, se contentant d’un casting au rabais … Mais il va aller à l’essentiel, souffler sur les braises encore chaudes d’une période terrible pour le peuple italien en situant son histoire au début 1944 (une allusion faite sur la bataille de Cassino, qui a « ouvert » Rome et l’Italie aux Alliés, permet de situer l’époque des faits) parmi le petit peuple romain. Les héros de « Rome … » sont des anonymes, ceux qui se battent contre le fascisme et le nazisme, ceux qui les aident, ceux qui les traquent, ceux qui profitent de cette période ou en subissent toutes les turpitudes.
La mort de Pina (Anna Magnani)
« Rome ville ouverte » est un drame grandiose. Qui contient la trame de dizaines d’autres. On est toujours un peu stupéfait de voir toutes les intrigues, grandes ou petites, mesquines ou héroïques, qui s’entrecroisent. Alors que l’on a affaire à un film low budget. Il est facile des décennies après de dire que ouais, y’a Fellini crédité au scénario, mais c’est sa première apparition dans un générique, on est encore très très loin des œuvres baroques qui en feront un des cinéastes les plus importants du siècle. De même, la présence dans un rôle essentiel de « Rome … » d’Anna Magnani n’est pas a priori un gage de succès, c’est une inconnue malgré ses presque deux décennies de tournage. En fait la seule (demi) star du générique, c’est Aldo Fabrizi, acteur comique connu, qui joue ici le rôle le plus tragique, celui d’un curé romain entré dans la Résistance.
Aldo Fabrizi
L’histoire de base, c’est celle de la quête et de la traque par les SS dans une Rome qui commence à sentir souffler le vent de la liberté d’un ingénieur communiste, chef d’un réseau de Résistants. Tout ça au milieu du petit peuple romain en butte aux rationnements alimentaires, pris entre deux feux dans des guérillas urbaines qui commencent à s’intensifier, mais qui sent que le vent de l’Histoire tourne et prend souvent des risques pour lutter contre l’occupant nazi. Anna Magnani incarne une de ces sans-grades, qui un peu par hasard, va prendre tous les risques pour planquer l’ingénieur recherché. Elle le payera de sa vie, au cours d’une scène d’anthologie où elle meurt, abattue d’une balle dans le dos lors d’une rafle des SS.
Comme dans tout drame, il y a quelqu’un qui tire les ficelles. Le machiavélique salaud intégral est ici l’officier supérieur nazi. Joué par l’inconnu (et qui le restera) Harry Feist. Ce type qui joue au chat et à la souris avec les protoganistes et leur entourage, qu’on me dise pas que le colonel Landa (Christoph Waltz) de « Inglorious Basterds » de Tarantino n’en est pas directement inspiré, je le croirais pas. Cet autour de cet être froid et calculateur que Rossellini ouvre des pistes et des suggestions inédites et inattendues qui font toute la richesse du film. C’est à travers cet officier que l’on entrevoit un monde de starlettes de café-théâtre prêtes à tout pour bien vivre en temps de guerre et de misère. Fallait quand même être gonflé dans l’Italie de 1945 pour suggérer de façon sans équivoque toute une faune interlope en quête de drogues, de produits et fringues de luxe, de parties fines, sur fond d’homosexualité féminine.
Harry Feist à la manoeuvre ...
Dans « Rome … », Rossellini est partisan. Il n’y a pas d’ambigüité. Les héros sont du « bon côté », meurent pour leurs idéaux, n’hésitent jamais dans leurs choix (le prêtre ne tergiverse pas entre liberté et religion), ne parlent pas sous la torture, n’hésitent pas à crever comme des chiens (l’exécution du prêtre, dans une scène finale qui prend aux tripes) pourvu qu’ils ne trahissent pas leur cause, leur besoin de liberté après deux décennies de chape de plomb fasciste.
« Rome ville ouverte » est un immense film, une épopée héroïque et réaliste, où l’on découvre à chaque visionnage des aspects, des détails nouveaux …

Tiens, un de ces détails et grain à moudre pour les psychanalistes, cartomanciens et autres numérologues du dimanche : l’officier nazi s’appelle Bergmann …


RICHARD ATTENBOROUGH - GANDHI (1982)

Peace & love ...
« Gandhi » c’est le film d’une vie. Celle du petit Indien moustachu qui a conduit à travers un parcours humain et politique hors norme son peuple et son pays à l’Indépendance. Mais aussi celle de Richard Attenborough qui a tourné un des meilleurs biopics de tous les temps …
Au début des années 30, Attenborough a une dizaine d’années. Son père l’emmène au cinéma. Dans les courts-métrages d’actualité, un reportage sur un voyage en Angleterre de Gandhi. Ce petit mec en pagne dans les frimas britanniques provoque l’hilarité de la salle. Attenborough n’en croit pas ses yeux et encore moins ses oreilles quand son père lui souffle que cet homme dont le bon peuple se moque est des plus grands de l’humanité. Le petit garçon est fasciné à vie par cet étrange personnage. Trente ans plus tard, Attenborough est devenu un bon acteur de second plan, se rend compte qu’il ne sera jamais David Niven ou Peter Sellers, passe de l’autre côté de la caméra et décide de faire un film sur Gandhi.
Ben Kingsley & Richard Attenborough
Il mettra vingt ans pour mener son idée un peu folle à terme. Le projet est un peu barge, parce qu’Attenborough n’envisage pas exactement la chose comme un téléfilm fauché. Il lorgnerait plutôt du côté de David Lean et de ses gigantesques épopées filmées (« Lawrence d’Arabie », « Docteur Jivago »). La société de production qu’a montée Attenborough fera plusieurs fois faillite, il sera lui-même au bord de la banqueroute. Cependant, dès que son projet a été connu, un anglo-indien du nom de Motilal Kothari s’y est intéressé. C’est lui qui organisera les premiers voyages de Attenborough en Inde, où il finira par rencontrer Indira Gandhi qui lui fera obtenir un rendez-vous avec son père (non, pas Gandhi) Nehru, compagnon politique de Gandhi et premier ministre de l’Inde. Lequel est enthousiaste mais a d’autres chats politiques et financiers à fouetter. L’obstination d’Attenborough et d’Indira Gandhi, devenue ministre de l’Information puis Premier Ministre, finiront par décider des producteurs anglais de sortir les livres sterlings. Attenborough aura l’argent des British et toutes les facilités de tournage, l’accès à tous les lieux et documents concernant Gandhi en Inde …
Commence alors le plus difficile, faire le film … La seule chose que Attenborough a en tête, c’est de coller à la réalité, de Gandhi et de l’Inde. Cela passera par des reconstitutions minutieuses (des lieux, des trains qui rythment la vie et les déplacements dans le sous-continent, des costumes, …). Le challenge aussi sera de mettre en scène des personnages physiquement crédibles (Gandhi notamment, petit, courbé, moustachu, chauve, et son inamovible pagne) parce que les acteurs de ce pan d’Histoire sont quasi contemporains, on été à maintes reprises décrits, photographiés, filmés … La clé de voûte du casting (le personnage de Gandhi) est fournie à Attenborough par John Hurt qui vient d’auditionner pour le rôle principal (Hurt est grand et blond, y’aurait eu du boulot pour les maquilleurs …) et croise dans le couloir un acteur quasi inconnu surtout adepte du théâtre venu lui aussi auditionner. Hurt fait demi-tour, retourne voir son pote Attenborough et lui dit en substance qu’il vient de croiser le Gandhi qu’il cherche… Cet acteur, qui plus est anglo-indien, c’est Ben Kingsley qui trouvera là le rôle de sa vie. Kingsley est un Gandhi plus vrai que nature, complètement « possédé » par son personnage (il passera les mois de tournage quasiment toujours vêtu d’un pagne), qui en plus d’une ressemblance physique naturellement perceptible, s’appropriera tous les « tics » de Gandhi, de sa démarche à son anglais à l’accent « exotique ». Une statuette aux Oscars viendra récompenser sa performance.
Ben Kingsley vs Gandhi
Un acteur, aussi impliqué soit-il, ne fait pas un film à lui seul. La distribution, vaste patchwork (Anglais, Indiens, Allemands, Américains, …) cumule choix risqués et heureux pour le résultat. Attenborough est parti d’un postulat d’une logique implacable : des Indiens pour jouer des Indiens, des Anglo-saxons pour les Anglais. Avec toujours le même soin du détail historique, les acteurs, sans en être les parfaits sosies, seront des « copies » très acceptables de leur personnage (Rohini Attangadi qui joue la femme de Gandhi, Roshan Seth dans le rôle de Nehru, Saeed Jaffrey dans celui de Patel, et beaucoup d’acteurs de théâtre anglais très proches physiquement des personnages historiques qu’ils interprètent). Deux « valeurs sûres » sont aussi au générique. Candice Bergen qui depuis des années tannait Attenborough pour avoir un  rôle, et qui la gloire venue se contentera malgré tout de courtes apparitions dans le rôle d’une journaliste-photographe de « Life Magazine ». Et puis le cas Martin Sheen qui après les premiers rôles dans « Badlands » de Malick et « Apocalypse now » de Coppola n’a qu’un second rôle, celui également d’un journaliste américain, qui a rencontré Gandhi en Afrique du Sud et suivra le parcours et le périple de celui qui l’a d’entrée impressionné. Impressionné, Sheen le sera aussi par la beauté et surtout la misère fière de l’Inde. Il reversera l’intégralité de son cachet à des associations luttant contre la famine en Inde. Anecdote : « Gandhi » voit pour la première dans un générique le nom de Daniel Day Lewis (la petite frappe qui veut barrer la route de Gandhi et de son ami prêtre dans une ruelle d’Afrique du Sud). Et puis, parce que Gandhi s’adressait à une multitude (300 millions d’habitants aux derniers jours de l’occupation britannique) d’Indiens, en ces temps où le trucage numérique n’était même pas du domaine du rêve ou de l’utopie, il faudra à Attenborough des foules de figurants Indiens. La seconde scène du film (la première est celle de l’assassinat de Gandhi), les obsèques reconstituées de Gandhi, 34 ans jour pour jour après les « vraies » et au même endroit, réunira à peu près 400 000 figurants venus quasi spontanément. Trois minutes dans le film pour une scène légendaire par sa démesure. Dix neuf caméras, forcément une seule prise (on ne positionne pas plusieurs fois une telle foule), et les trois quarts des images bonnes pour la poubelle, notamment à cause d’enfants qui gesticulaient, dansaient et sautaient dans tous les sens, ne comprenant pas vraiment de quoi il retournait …
Les obsèques reconstituées de Gandhi
Une entrée en matière qui relègue les filmos de Griffith, Cecil B. DeMille, Lean et autres adeptes de foules en mouvement au rang de metteurs en scène intimistes. Cette scène initiale tranche avec la suivante et la solitude d’un Gandhi venu exercer ses talents de tout jeune avocat au sein de la communauté immigrée (et brimée) indienne en Afrique du Sud. Le reste du film sera dès lors strictement chronologique. Attenborough, même si on sent toute sa révérence et son admiration à celui qui deviendra Mahatma (littéralement Grande Âme) Gandhi, évite l’hagiographie béate. Gandhi n’est pas l’Elu, le Prophète, la divinité à la science infuse. Gandhi s’est construit face à l’adversité, opposant volonté et abnégation à toutes formes de force et d’injustice. De façon quasi intuitive, il créera les concepts qui ont fait florès chez tous les soixante-huitards-alternos-pacifistes all around the world, ceux de résistance passive, non-violence et de non collaboration … Sur la seule foi malgré son aspect chétif d’une force de caractère et d’un charisme hors normes (il en prendra souvent physiquement plein la gueule, et passera en tout six ans en prison), trouvant les mots ou l’attitude justes et déstabilisants pour ses interlocuteurs (cette scène où le juge anglais et toute l’assistance (anglaise) du tribunal se lèvent à son entrée alors qu’il comparaît (en pagne comme d’hab) pour rébellion à l’autorité).
Martin Sheen & Ben Kingsley
« Gandhi » est plein de scènes chocs. Celle où sous les coups de matraque répétés il se relève pour brûler les papiers de séjour infâmants de la communauté hindoue d’Afrique du Sud. Celle où des Indiens avancent par groupe de cinq vers une usine de sel gardée par l’armée et ne cherchent jamais à esquiver les bastonnades qui tombent sur eux, évacués et soignés par leurs femmes. Celle où un colonel anglais ordonne froidement et sans aucun état d’âme par la suite devant le tribunal militaire l’exécution d’une foule réunie pacifiquement (1200 morts et l’élément déclencheur, notamment par la couverture médiatique organisée par le journaliste joué par Martin Sheen du processus d’indépendance de l’Inde).
« Gandhi » est aussi plein de scènes de foule grandioses. Celle de ses obsèques bien sûr. Mais aussi celle de la première apparition de Gandhi à une assemblée du Parti du Congrès (5000 figurants sous une tente qui a bien failli leur tomber dessus). L’arrivée de Gandhi accueilli en héros en Inde après ses « aventures » sud-africaines. La Marche du Sel (Gandhi part à pied de son ashram pour aller récolter sur le littoral le sel surtaxé par l’administration anglaise, traversant le pays au milieu de foules de plus en plus colossales).
« Gandhi » le film est logiquement centré sur Gandhi l’homme. En évitant les pièges souvent inhérents à ce genre d’exercice, le portrait psychologique plombant et pénible, et l’escamotage du contexte souvent rendu de façon incompréhensible. Bon, le film dure plus de trois heures, on peut montrer plein de choses. Mais le talent, ou le coup de génie (sans lendemain) d’Attenborough, c’est d’avoir parfaitement rendu la situation complexe de l’Inde. Régie par une administration coloniale d’un autre temps (tous le faste désuet et ringard perpétué depuis l’époque victorienne), qui ne doit sa survie qu’à de solides inerties locales (cette société locale de castes, avec quelques nantis-collabos tenant le bien peu révolutionnaire Parti du Congrès entre leurs pattes pour s’enrichir encore plus auprès et avec la bénédiction de la puissance coloniale). Mis à part Nehru et dans une moindre mesure Patel, Gandhi se heurtera aussi à la force d’inertie de ces notables. Un pays immense partagé entre deux communautés religieuses (hindoue et musulmane) qui dès l’Indépendance obtenue, vont s’entretuer, aboutissant très vite à la partition pakistanaise. Le plus dur combat de Gandhi, et le seul qu’il ne gagnera pas, sera de faire de l’Inde un pays uni, et même ses habituelles grèves de la faim pour faire cesser les violences ethnico-religieuses ne seront plus couronnées de succès. Il finira d’ailleurs sous les balles d’un intégriste religieux (quoi d’autre) de son propre « camp ».
La marche du sel
Gandhi fut un personnage à l’incroyable aura (témoin son premier cercle de disciples fidèles venus d’autres races ou religions et bien mis en valeur dans le film), totalement détaché des honneurs (il refusera toujours le rôle de leader politique que tous lui laissaient) et de la réussite matérielle (il passera l’essentiel de sa vie en pleine cambrousse dans son ashram, vivant à moitié à poil, tissant lui-même ses vêtements). Seul reproche « historique » à faire au film, le balayage sous le tapis de certains points « curieux » du personnage, ses théories mystiques plus ou moins fumeuses énoncées dans ses bouquins, et sa lourde erreur d’appréciation sur Hitler et le nazisme (il est toujours resté opposé à une guerre contre l’Allemagne, malgré sa connaissance des atrocités commises).
Le succès de « Gandhi » dépassera toutes les espérances. Attenborough deviendra Sir Attenborough, le film obtiendra l’année de sa sortie huit Oscars. Attenborough avoue d’ailleurs qu’il en attendait beaucoup moins, il savait qu’il n’avait réalisé qu’un film conventionnel, certes aux moyens démesurés, mais un film conventionnel quand même, et reconnaissait que le « E.T. » de Spielberg, concurrent (laminé, quatre misérables statuettes de second plan) aux Oscars était beaucoup plus novateur.

Réédition BluRay de 2008 somptueuse, tant du point de vue technique (remaster d’une limpidité absolue), que par ses heures de bonus, souvent (très) intéressants.