TERRENCE MALICK - LA LIGNE ROUGE (1999)


Poetic War ...
Terrence Malick est un réalisateur unique, rare et précieux. Qui a réussi le challenge peu évident de faire l’unanimité de la critique et du public pour ses deux premiers films, « La balade sauvage » (« Badlands ») et « Les moissons du ciel » (« Days of heaven »). Deux films totalement, viscéralement américains et en même temps complètement universels. Deux films sortis au milieu des années 70, et puis plus rien. Silence radio pendant vingt ans, loin de toute agitation médiatique.
Terrence Malick
Et puis, alors que plus personne ne l’attendait ou ne l’espérait, circulent dans la seconde moitié des années 90 les rumeurs les plus folles et invraisemblables. Terrence Malick serait à nouveau derrière la caméra en Australie, tournant un film sur un épisode de la Seconde Guerre Mondiale. Malick ? Film de guerre ? Malick, le poète égaré derrière une caméra, le seul type au monde capable de filmer le vent et les rayons de soleil, mettant en scène des Marines ? Etrange, curieux, voire un non-sens total. C’était oublier le talent du bonhomme. « La ligne rouge » est un des plus fantastiques films de guerre jamais tournés, qui joue dans la même cour que « Apocalypse now », « Voyage au bout de l’enfer », « Requiem pour un massacre », … tous ces films atypiques et antithèses des superproductions grandioses et patriotiques à la « Le jour le plus long ».
« La ligne rouge » est un film de guerre poétique et écolo. Un paradoxe total en 24 images/secondes. Une fresque sur l’Homme, la guerre, la vie, la mort, la nature. Un film qui réussit l’exploit de partir dans tous les sens tout en restant fidèle à un scénario, tiré d’un bouquin d’un ancien Marine, James Jones, sur la bataille de Guadalcanal. Guadalcanal, c’est un (gros) caillou tropical de l’archipel des Îles Salomon, îles qui furent le siège de batailles décisives fin 1942, qui virent pour la première fois depuis Pearl Harbour, les troupes japonaises reculer devant les Américains. Trente sept mille morts (dont les trois-quarts de Japonais) en quatre mois. Malick n’esquive pas la partie « militaire » de l’affaire et enchaîne des séquences qui n’ont rien à envier au début de « Il faut sauver le soldat Ryan » la grand-fresque guerrière de Spielberg sortie six mois plus tôt.
Jim Caviezel
Quasiment la moitié du film nous montre l’assaut d’un régiment de Marines sur un bunker japonais situé tout en haut d’une colline envahie de plantes tropicales de la hauteur d’un homme (en réalité des cannes à sucre). La moitié du casting va laisser la peau dans la bagarre. Malick filme cet assaut d’une façon unique, jamais vue. Grâce à une caméra munie d’un bras télescopique de 25 mètres (la grue Akela), le spectateur est au cœur de la baston, rampe à côté des soldats, voit les types se faire mitrailler à ses côtés. Un résultat totalement immersif, obligeant à un déploiement technique et des répétitions interminables et millimétrées… un autre aspect de la façon de travailler de Malick, qui a épuisé tout le casting et tous les techniciens du tournage (cinq cent personnes tout de même). Parce que Malick lors du tournage ne fait pas un film, il enregistre des images. Pour à peine moins de trois heures de « director’s cut », cent fois plus dormiraient sur des bobines, auraient été mis au placard lors du montage.
Ce qui évidemment a donné lieu à quelques crispations. Des acteurs (et pas des débutants, plutôt des types reconnus à l’ego gros comme un porte-avions) ont sué sang et eau pendant des mois (180 jours de tournage), pour juste faire de la figuration dans la version finale alors qu’ils croyaient avoir signé pour un rôle majeur. Plus célèbre frustré de « La ligne rouge », Adrian Brody, présent au maximum cinq minutes en arrière-plan et qui a droit à deux lignes de dialogue. Egalement sous-utilisés lors du montage final des gens comme John Travolta ou George Clooney. Vainqueurs du jackpot, Nick Nolte, Elias Koteas et surtout le peu connu Jim Caviezel dont son personnage, le soldat Witt est peu ou prou le personnage central du film.
Nick Nolte & John Travolta
Malick est un perfectionniste. Les scènes « militaires » ont été tournées en Australie, où a été construit un véritable camp d’entraînement pour les acteurs. Des acteurs placés dans des conditions extrêmes, physiquement très éprouvantes, qui ont du conserver pour la véracité des scènes les mêmes tenues pendant des semaines sans les laver. Seul détail qui a échappé au staff technique, et dont s’amusent les intervenants dans la section bonus : les grenades fournies sont jaunes, or il n’y a jamais eu de grenades jaunes dans l’armée américaine. Malick était tellement perfectionniste qu’il a douté sur ses capacités à bien filmer les scènes d’action. Il a un moment songé à les faire tourner par la seconde équipe, alors que lui irait shooter des animaux, des arbres, des couchers de soleil, des villageois mélanésiens. Malgré tout, « La ligne rouge » est un film « à l’ancienne ». Aucune retouche numérique, sauf dans les scènes navales, quelques barges et quelques nuages « rajoutés ». Et la quasi-totalité des scènes filmées en lumière naturelle.
Mais Malick est surtout, comment dire, « ailleurs ». Les scènes de combat lui servent aussi à montrer « autre chose ». Dans les séquences purement militaires, lui continue de filmer là où les autres réalisateurs s’arrêtent. Il nous montre des « vainqueurs » hagards, hébétés, abattus, surpris d’être encore en vie, et des vaincus totalement désorientés, pleurant et priant à demi-nus … et puis, au milieu de cette pluie de fer, de feu, d’acier et de sang comme disait Prévert, la caméra de Malick s’attarde sur ces cannes à sucre qui ondulent sous le vent, cette lumière irisée par les frondaisons de la jungle, … Ce qui à un moment donne lieu à un plan fixe d’anthologie plus parlant que des centaines de milliers de  dollars claqués en effets pyrotechniques, ce rayon de soleil qui passe à travers ces feuilles d’arbuste criblées de mitraille … Malick filme les paysages comme personne, il trouve des cadrages d’une précision mathématique absolue et en même temps d’une poésie irréelle. Esthétiquement, « La ligne rouge » est un choc visuel total, où alternent sauvagerie des hommes (mais pas tous, on voit des enfants mélanésiens jouer, rire, se baigner) et beauté de la nature (mais pas dans le sens Yann Arthus Bertrand du terme, si vous voyez ce que je veux dire). C’est ce contraste qui se révèle totalement saisissant et fait de « La ligne rouge » un film totalement à part, un mix envoûtant de poésie et de bestialité, assez proche finalement dans l’esprit de « La nuit du chasseur » de Charles Laughton (lui aussi un « atypique » peu prolixe, puisqu’il n’a tourné que ce film).
Sean Penn
Malick fait de « La ligne rouge » une leçon dans l’art de jouer sur les contrastes. La nature et les paysages idylliques opposée à la folie meurtrière des hommes. Sans cependant tourner à la béatitude neuneu. La nature peut être dangereuse (le premier plan du film nous montre, allez savoir pourquoi, un crocodile partant se baigner dans une eau verdâtre, les acteurs qui rampent doivent en plus des faux-Japs, se méfier des vrais serpents), et les hommes ne sont pas tous mauvais. Ainsi, au début du film, Caviezel est un quasi déserteur, qui face au feu, se mue en samaritain, mettant sa vie en danger pour épargner celle des autres. Son supérieur (joué par Koteas), est un réserviste, juriste de formation, capable de s’opposer à sa hiérarchie quand il s’agit d’éviter un carnage inutile parmi ses hommes. L’occasion de souligner la fantastique composition d’un Nick Nolte en colonel va-t’en-guerre, obnibulé par les médailles et les conquêtes, au mépris de la vie de toute la chair à canon qu’il a sous ses ordres. Malick se paye le luxe de ne pas définir des personnages caricaturaux à la hache, dont la plupart des productions du genre se contentent. Ici, de multiples discussions sont là pour sonder l’âme de tous ces personnages et un des plus présents (et remarquables) dans ces scènes « de divan » est un sergent joué par Sean Penn (avec des répliques du genre : « dans ce monde, un homme seul ne vaut rien … et il n’y a pas d’autre monde ») … sans qu’on puisse pour autant parler de film psychologique, on est quand même assez loin de Bergman …
Et puis, il y a trois éléments du film qui renforcent son impact.
Des voix off, dont on se sait jamais avec certitude de qui elles reflètent les pensées (Malick lui-même ? les protagonistes du film ?), agissant parfois comme des pensées-slogans chères à Godard (« C’est quoi cette guerre au sein même de la nature ? », « La guerre ne rend pas les hommes plus nobles, elle en fait des chiens, elle empoisonne l’âme »).
Du silence, quand les images suffisent à parler d’elles-mêmes, notamment quand les beautés naturelles (oui, les femmes aussi) mélanésiennes sont mises à l’écran. Anecdote : on voit dans une scène Caviezel discuter avec une jeune femme qui tient un enfant dans ses bras, les deux ont l’air mal à l’aise, gênés, multiplient les silences. Cette scène a été tournée aux Îles Salomon, il s’agit d’un dialogue de politesse, la femme ne fait absolument pas partie du casting, la séquence est totalement improvisée et Malick ce fou du montage (celui de « La ligne rouge » a duré un an et demi), ce perfectionniste maniaque, capable d’imposer à son équipe des dizaines de prises exténuantes, a gardé ce dialogue spontané et imprévu au final.
La guerre vue par Malick
De la musique, qui a peu à voir avec les fanfares militaires. Des chants mélanésiens et le Requiem de Fauré en conclusion, ce qui relève somme toute de la logique. Mais surtout une partition exceptionnelle de Hans Zimmer, pourtant un habitué des B.O. de films à budget gigantesque, et qui des années plus tard, parle avec des trémolos dans la voix du challenge qu’a représenté pour lui de hisser sa musique au niveau des images qu’il voyait à l’écran (Malick, lui, pendant le montage, écoutait en boucle les punks d’opérette Green Day !). Il y a notamment lors de l’assaut final du campement japonais un accompagnement musical totalement inouï (au sens premier du terme) de Zimmer, renforcé par des bruitages électroniques d’une sorte d’anachronisme vivant, un vieux hippie qui vivait dans le coin au milieu de ses tonnes de synthés seventies, un type absolument pas prévu de quelque façon que ce soit au générique, et qui s’est retrouvé à bosser sur la musique du film…

Quand je vous disais que « La ligne rouge » est plus un poème qu’un film …



8 commentaires:

  1. Ouais rien à dire une petite merveille ce film! ( Si j'osais, le coup de la grenade d'Harrelson m'a laissé sur le cul...). C'est après que ça se gatte: Le nouveau Monde complètement neuneu, The Tree Of Life mystico-insupportable , du coup pas envie de voir A La Merveille ce qui est consternant vu la qualité de ses 3 premiers films! Y parait qu'il va en sortir 2 d'affilé...à suivre!..

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    1. Le Nouveau Monde, c'est joli comme un conte de fées (qui finit mal). Mise en scène somme toujours avec Malick somptueuse, mais ça suffit pas ... Tree of life, j'ai pas aimé, le part-pris esthétique l'emporte sur tout le reste. Dans le genre films sur le destin, je préfère ceux d'Inarittu ...

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  2. Faudrait que le voit un jour. Mais c'est vrai que The Three of Life et sa grosse demi-heure de plans new-age at autres dinosaures en image de synthèse m'ont passablement, disons, pas convaincu du tout du génie du bonhomme.

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    1. Ouais, faut le voir, la Ligne rouge ... Avec Tree of life, t'as pas commencé par le meilleur ...

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  3. Vu au cinoche, mais jamais depuis. Malick sur un écran télé, ça colle pas. J'en garde un beau souvenir, davantage les plans de nature (sa signature) que de combat, dont tu parles. Malick, il était meilleur quand il préparait ses films pendant 15 ans ! Sa spécificité, c'est de tourner tout en temps réel. Si une lumières est belle à 11h58, on reviendra tourner tous les jours à 11h58, pour choper la même ! Même Kubrick ne poussait pas le bouchon aussi moin ! Badlands, en plus d'être une merveilleuse chanson de... de qui déjà... zut, ché plus... est un film admirable, un Bonney and Clyde poussiéreux. Les Moissons de ciel, je crois que c'est son plus beau, un truc... indéfinissable, d'une beauté renversante (la pluie de sauterelles). Un film que j'essaie de chroniquer depuis des lustres, mais ça m'intimide des trucs pareils. Tree of life, avec 30 minutes de moins (et moins de pompage sur 2OO1), aurait été sublime. Il recèle tout de même de scènes magnifiques. Mais comme le fait remarquer Juan, son prosélytisme religieux me gave. De la part d'un homme si cultivé...

    Ps : faut faire gaffe à ne pas confondre La ligne rouge, et La ligne verte... le machin d'après Stephen King...

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    1. Les plans de nature, c'est pas lui qui les a tournés, c'est la seconde équipe, un peu partout en Australie, en Océanie et même sur la vraie île de Guadalcanal ...Malick, il tournait pas tous les jours à 11h58, il tournait la même scène à 7h14, 9h25, 13h04, 16h28 et 19h23, avec le soleil, le temps couvert, la pluie, le vent, puis choisissait au montage à quelle heure et par quel temps la scène se situerait ...

      Tiens à propos de Bonnie & Clyde, j'ai vu cette semaine "le démon des armes" (Crazy gun en VO), excellent film au demeurant sur les chaînes cinéma de Canal. Étonnant comme le père Penn s'en est inspiré vingt ans plus tard ... Mais je suppose que tu le connais ce film ...

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    2. Tu veux parler de "Gun crazy" (dans l'autre sens !) I présume... Une série B passée au statut de classique du film noir. pas vu depuis longtemps, vais jeter un oeil sur le câble... Mais avec tous les Truffaut en ce moment, je suis un peu occupé...

      C'est pas Malick qui filme la Nature ??? Alors là tu me scies ! On racontait partout comment il pouvait disparaître d'un tournage pendant 3 jours, laissant ses acteurs, pour aller filmer un lézard ou une orchidée !! Les idées reçues ont la vie dure ! Par contre, s'il pouvait effectivement amasser une somme incroyable de rush, d'essai, je me souviens d'un de ses directeurs photos (Les Moissons du Ciel), expliquant que pour retrouver une uniformité de lumière dans une séquence, Malick convoquait tout le monde, tous les jours à la même heure, pour bénéficier de la même luminosité, du même soleil, derrière le même arbre. C'est tout simplement : être raccord. sauf que d'ordinaire, on triche avec des éclairages (d'où la notion de "lumière naturelle") ou en labo, avec étalonnage des couleurs.

      J'imagine qu'avec le numérique, la question ne se pose plus...

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    3. Gun Crazy, évidemment... Lexidysque je deviens ...

      C'est pas Malick qui filme la nature, au moins dans celui-là et d'après ce dont ils causent dans les bonus ... c'est essentiellement la seconde équipe, ce qui ne veut pas dire que Malick lui-même s'y soit pas collé de temps à autre ...

      Sur les éclairages, ils en causent pas mal (y'a deux technicos dans l'équipe de commentateurs du BluRay), j'ai pas tout saisi, mais j'ai cru comprendre que les scènes étaient filmées tellement de fois que les raccords se faisaient toujours, sans passer par le numérique. Y'avait toujours en réserve plusieurs plans avec le même éclairage ...

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