ABDELLATIF KECHICHE - LA GRAINE ET LE MULET (2007)

Vous reprendrez bien un peu de couscous ?

Abdellatif Kechiche est un réalisateur remarquable, au sens étymologique du terme. Il a un style, tant pour la narration que pour la mise en images, et il semblerait qu'on s'en soit rendu compte dernièrement à Cannes. Kechiche est un type qui arrive à faire une fresque humaine, une épopée, avec trois fois rien. Des histoires simples de gens simples.
Même pas des histoires d’ailleurs. Dans « La graine et le mulet », on prend l’intrigue en route, et le film se termine alors que des pans entiers du scénario n’ont pas trouvé leur épilogue. Slimane va t-il réussir à le monter, son restaurant ? D’ailleurs, est-ce qu’il n’est pas en train de crever contre un mur de son quartier, le souffle coupé après avoir poursuivi les enfants qui lui ont piqué sa vieille mobylette ?
Kechiche, Herzi & Boufares
Tout ça parce que Kechiche est autant intéressé par les gens qu’il montre que par leur(s) histoire(s). La trame principale du film tient sur un timbre-poste. Un ouvrier immigré, la soixantaine, perd son boulot sur les quais de Sète. Il va se mettre en tête de transformer une épave de bateau en restaurant spécialisé dans le couscous (la « graine », pour la semoule) au poisson (le « mulet »). Kechiche filme l’intrigue chronologiquement, mais se concentre sur quelques très longues scènes, dans lesquelles les principaux protagonistes s’exposent (le repas de famille chez Souad, le premier repas au restaurant). Le talent de Kechiche est de livrer un rendu de documentaire, avec des mouvements apparemment confus de caméra (on dirait que c’est un des protagonistes qui filme avec un caméscope, c’est fait exprès, Kechiche sait tenir une caméra, voir « La Vénus Noire »), et de très gros plans sur les visages (c’est un régal de voir les sentiments qui passent par les regards et les non-dits). L’aspect documentaire vient aussi de la distribution, pas de têtes d’affiche, mais des habitués des films de Kechiche, et de nombreux acteurs non professionnels. Dont le « héros » Slimane, joué par un ouvrier du bâtiment (Habib Boufares, un ami du père décédé de Kechiche prévu à l’origine pour le rôle), ou la parfaite débutante pour l’occasion Hafsia Herzi (la fille de la compagne de Slimane dans le film). Il y a d’ailleurs une « famille » d’acteurs utilisés par Kechiche, qui peuvent avoir des rôles importants dans un film et des rôles mineurs dans un autre. Dans « La graine et le mulet », Sabrina Ouazani (la Frida de « L’esquive ») est une fille de Slimane, qui est peu à l’image, Carole Frank (la prof de français de « L’esquive ») apparaît très fugacement parmi les invités du repas sur le bateau, les deux jouent des personnages mineurs de l’intrigue. De même, on retrouvera dans « La Vénus Noire » pour de petits rôles trois actrices très présentes dans « La graine … » (celles qui jouent l’ancienne femme, Souad, et deux des filles de Slimane). Autres points communs dans la distribution des films de Kechiche, des « héros » peu loquaces (le jeune garçon de « L’esquive », la « Vénus Noire », ou ici Slimane), et des acteurs principaux dans un film absents des autres.
Repas de famille chez Souad
Kechiche, c’est un peu le cinéaste de la fiction « vraie ». A une époque, on a appelé ça du néoréalisme, plus tard du cinéma social. On a souvent cité à propos des films de Kechiche et de « La graine … » en particulier des réalisateurs comme Cassavetes (la descente dans l’intimité familiale) ou Ken Loach (l’engagement, le militantisme, …), et Kechiche a reconnu lui-même que le final du film (Slimane poursuivant les gosses) est un hommage au premier degré au « Voleur de bicyclette » de De Sica. Moi je rajouterais l’influence du cinéma nordique, certaines choses de Bergman (l’hystérie claustrophobe en moins, quoi que le pétage de plombs de la belle-fille cocufiée à la fin …), la façon de tourner très Dogme (Lars Von Trier des débuts et toute la clique), l’importance des deux repas longuement filmés m’évoque elle fortement « Festen » et « Le festin de Babette » deux classiques du cinéma danois. Kechiche n’a pourtant rien d’un Nordique, il est d’origine tunisienne, et « La graine … » est un film très méditerranéen. Parce qu’il se déroule à Sète (qui n’est certes pas la ville littorale la plus glamour, cité portuaire industrielle dévastée par les crises économiques à répétition, genre Le Havre ou Dunkerque, avec le soleil et l’accent qui chante en plus), mais aussi parce qu’il met en scène « sa communauté ». Un des reproches faits à Kechiche, ce « communautarisme », voire même du « racisme à l’envers » (comme si le racisme avait un sens !). Kechiche est un réalisateur engagé certes, qui montre. Et autant on peut émettre des réserves sur certaines de ses stigmatisations (le contrôle musclé des flics dans « L’esquive », la charge contre la « science » occidentale et française dans « La Vénus Noire »), autant dans « La graine … », on a son traitement le plus fin et le plus subtil de l’aspect « social ». Oui, la défiance voire la méfiance entre les deux communautés est explicite, notamment sur le bateau, entre une famille « issue de l’immigration » comme on dit dans les JT, et les petits notables sétois, et la condescendance des banquiers ou de l’administration vis-à-vis d’un Slimane un peu largué côté paperasserie, est un régal de finesse d’observation et de retranscription à l’image. Le trait n’est pas forcé, c’est la vie, quoi. Comme lorsqu’on se retrouve en famille, on peut passer un moment à causer prix des couches-culottes. Les personnages de Kechiche sont des gens « normaux », pas des Batman ou des James Bond…
La danse du ventre d'Hafsia Herzi
De plus, Kechiche sait éviter l’atmosphère sordide, voire glauque que pourraient entraîner certaines situations. Il y a toujours un sourire, tout un vocabulaire ensoleillé, tout un tas de petites réflexions, allusions, regards  (ah, les fabuleux regards des petits bourges sétois imbibés d’alcool lors de la danse du ventre d’Hafsia Herzi), mimiques, de tous ces anonymes voire étrangers aux studios de cinéma, qui arrivent à faire passer plus d’émotions et de sentiments que beaucoup de têtes d’affiche de nos productions franchouillardes (non, je ne vais pas me laisser aller à citer des noms comme Clavier, Reno, Boon ou Dubosc, j’ai pitié des minables …).
« La graine et le mulet » porte bien son nom de long-métrage (deux heures et demie), et encore Kechiche use d’un stratagème venu du théâtre (les copains musiciens du dimanche de Slimane qui au milieu du film racontent l’évolution de l’histoire, comme un remake du rôle des chœurs antiques) pour passer à une autre étape de son histoire. Mais on ne s’ennuie pas, il y a suffisamment de mini-intrigues et de mini-personnages secondaires pour captiver l’attention. Les gens « ordinaires » peuvent être très intéressants. Merci à Abdellatif Kechiche de nous le rappeler ...

Du même sur ce blog : 
L'Esquive