25 Février 1957. Séances d’enregistrement de
« That’ll be the day », paru cinq mois plus tard. 3 Février 1959. Mort de Buddy Holly dans un
crash d’avion. En comptant large, 23 mois de « carrière ». Enfoncés
Hendrix, Cobain, et tous les crucifiés du Club des 27 (de toutes façons Holly
n’avait que vingt deux ans). Question reconnaissance posthume, Holly bat tous
les records.
Parce que parmi ceux qui l’ont comme référence
primordiale, y’a du lourd. Du très lourd.
Buddy Holly & the Crickets
Bob Dylan. Dans son discours (qu’il a envoyé, il a
pas daigné se déplacer) à l’occasion de la remise du Prix Nobel de littérature
(2016), il cite comme influence majeure (en lieu et place de tous les Guthrie, Seeger ou Leadbelly auxquels on était en droit de s’attendre) Buddy Holly. Il explique
qu’à dix sept ans, il a fait 150 bornes pour le voir en concert, deux jours
avant sa mort. Et qu’il a ressenti pendant le show l’émotion musicale de sa
vie, que c’est grâce à Buddy Holly qu’il a voulu écrire des chansons et les
jouer sur scène.
Les Beatles. Un certain John Lennon, traumatisé par
son second (et dernier) disque (l’éponyme « Buddy Holly ») se fait le
même look que lui, (coupe de cheveux et binocles) et baptise le premier groupe
qu’il forme avec McCartney les Silver Beetles, en hommage aux Crickets, les
accompagnateurs de Buddy Holly. Les Beatles reprendront « Words of
love » sur « Beatles for sale » leur quatrième disque.
Les Rolling Stones. Leur troisième single anglais
est une reprise de « Not fade away » (numéro 3 des charts). C’est
aussi leur premier single paru aux Etats-Unis.
C’est pas tout. De tous ceux que l’on qualifie de
« pionniers » du rock, Buddy Holly est un des très rares (avec le
Johnny Burnette Trio) à opérer avec un backing band attitré, les Crickets. Qui
faisait qu’il pouvait sortir des disques sous son nom propre ou avec son groupe
(de toute façon, c’étaient les mêmes qui l’accompagnaient). Seul Rod Stewart a
fait aussi bien voire mieux à l’époque des Faces, dont il était le chanteur
(chez Warner), les mêmes Faces l’accompagnaient sur ses disques solo (chez
Mercury). Buddy Holly, en « solo » ou avec les Crickets, était chez
MCA.
Buddy Holly
Plutôt pingre, la vénérable maison ricaine. Ce
« Chirping Crickets » dure 26 minutes pour 12 titres. Ce qui aurait
pu laisser de la place pour rajouter quelques singles dont le Holly n’était pas
avare (un tous les deux mois en moyenne, et pas des bouche-trous). Pour ne rien
arranger à l’histoire, ce disque est doté d’une pochette assez repoussante.
Certes, Buddy Holly et ses copains n’étaient pas des sex symbols (on leur
donnerait cinquante balais chacun), mais j’espère qu’ils ont pas payé le photographe.
Avec en plus d’avoir l’air totally neuneu, il manque un morceau de la tête à
celui à gauche de Buddy Holly (en fait non, après avoir vu plusieurs photos sur
le Net, il avait une coiffure vraiment très étrange) …
Mais comme un disque, belle pochette ou pas, c’est
surtout fait pour être écouté, il y a quoi à se mettre entre les oreilles dans
« The chirping Crickets » ? Au moins cinq classiques du
binoclard. Avec par ordre d’apparition « Oh boy » (rockabilly aux
relents de gospel), « Not fade away » (transposition en encore plus
saccadée du Diddley beat), « Maybe bay » (quintessence du Buddy Holly
style, premier génie pop ever, du Beatles avant l’heure), « It’s too
late » (grille d’accords éternelle pour chialer dans sa bière parce la
baby elle s’est barrée), et l’imputrescible « That’ll be the day »,
un des classiques absolus du rock des 50’s.
Ce qui permet de se rendre compte de plusieurs
choses. Buddy Holly était un compositeur de génie, et un chanteur étonnant,
vocalement limité à bien des égards, des limites qu’il arrive à compenser par
un élan juvénile (on y va, on fonce, on verra bien …), participant à la
création de ce phrasé approximatif à base de hiccups et de changements
incessants d’octaves, que l’on trouve souvent dans le rock des pionniers.
Autre chose dont on se rend compte. Les trois-quarts
des titres sont cosignés par Norman Petty, également producteur exécutif. On a
longtemps vu dans Petty une sorte d’escroc à la Colonel Parker. Sauf que
contrairement au faux bidasse d’Elvis, Petty avait déjà un petit nom dans le
music business, ayant travaillé avec notamment Roy Orbison et
« découvert » le tout jeune Waylon Jennings qui intègrera la dernière
version des Crickets (et a eu la bonne idée de céder sa place dans l’avion qui
allait se crasher au Big Bopper). Bon, sinon Petty s’est paraît-il bien gavé
abusivement de droits d’auteur, mais son travail en studio est incontestable,
et il n’est pas stupide d’affirmer (tendance générale) que sans Norman Petty,
il n’y aurait pas eu de Buddy Holly, ou du moins pas à ce niveau-là.
Parce que Holly est un défricheur. Et un
traditionnaliste à la fois. Défricheur parce qu’il a introduit dans le rock des
fifties, un caractère mélodique inédit, séparé, voire déconnecté de l’aspect
rythmique qui jusque là l’incluait (voir le cas d’école Chuck Berry, où c’est
le rythme qui contient la mélodie). Et traditionnaliste parce que Buddy Holly
part très souvent d’extrapolations de choses bien définies comme le gospel
(« Oh boy ») et surtout le doo wop (« You’ve got love » et les
quatre derniers titres de la rondelle, pas les plus connus et qui font un peu
office de remplissage tant ils semblent déclinés à l’identique d’une même
matrice).
Le remplissage final, certainement pour capitaliser
sur les premiers succès des singles (« That’ll be the day ») finira
dans le Top 3 des hit-parades), limite l’impact de ce premier Lp. Les progrès
en termes de composition de Buddy Holly seront exponentiels, les titres
d’anthologie s’enchaîneront à une vitesse frénétique. Le « Buddy
Holly » paru à la fin de la même année sera meilleur.
Une bonne compilation (« The very best of Buddy
Holly & the Crickets » de 1999 est parfaite) reste cependant la
meilleure porte d’entrée pour l’œuvre de l’auteur le plus original des années
50.
« Planète interdite »,
lorsqu’il est sorti en salles au printemps 1956 aux Etats-Unis a connu un joli
succès populaire. C’est un film « à part », à la croisée de multiples
genres.
Fred Wilcox
C’est résolument une série B
(voire pire) plus ou moins assumée, mêlant parfois en dépit du bon sens
science-fiction, romance, humour et horreur (tous ces genres devant aujourd’hui
être appréhendés à l’aune de ce qu’ils signifiaient au milieu des années 50).
C’est une série B qui se donne les moyens d’avoir du succès. La MGM produit, le
film est tourné en Scope et en couleurs (Eastmancolor), les effets spéciaux
sont en pointe et ambitieux. Et c’est apparemment le premier film
d’anticipation qui envoie l’Homme vers les planètes lointaines (jusqu’alors,
c’étaient des Aliens plus ou moins sympathiques qui venaient sur Terre). C’est
aussi un film qui exploite les rêves, peurs et angoisses du moment pour les
projeter dans le scénario.
Un scénario qui est une
extrapolation de « La tempête » de Shakespeare (aucun avis, j’ai pas
lu cette pièce). Derrière la caméra, Fred (McLeod) Wilcox, réalisateur maison
de la MGM, dont le seul titre de gloire était d’avoir tourné la première série
de films sur le colley Lassie la décennie précédente. Sur « Planète
interdite », Wilcox fait le job, et utilise au maximum les effets spéciaux
novateurs mis à disposition par la MGM.
Robby & Morbius
La star du générique est Walter
Pidgeon, acteur canadien à la grosse voix grave qui eut son heure de gloire la
décennie précédente avec des premiers rôles dans « Qu’elle était verte ma
vallée » et « Mrs Miniver », avant de voir son nom écrit de plus
en plus petit au générique de séries B. En haut de l’affiche avec lui, deux
quasi débutants, Leslie Nielsen (oui, celui qui obtiendra dans les années 80 la
célébrité internationale avec son personnage d’inspecteur Debrin dans la série
de film « Y a-t-il un flic … ») et Anne Francis, exemple type de ces
starlettes des 50’s qui partageront leur emploi du temps entre seconds rôles
sexy dans des nanars et shootings pour pages centrales des premiers magazines
pour adultes.
Et bizarrement, la star du film
se révèlera être un tas de ferraille et de plastoc (avec un type à
l’intérieur), Robby le Robot. Certainement « l’acteur » le plus cher
du générique, sa conception et sa réalisation ayant coûté la somme non négligeable
à l’époque de cent mille dollars. D’ailleurs Robby vivra sa vie après le film,
en devenant le personnage principal d’une série B « The invisible
boy » et d’un épisode d’un autre nanar télévisé (« The thin
man »), un robot sans aucun rapport avec le « personnage » de
« Planète interdite ».
Leslie Nielsen
« Planète interdite »
est un film d’anticipation se déroulant à la fin du XXIIème siècle (un siècle
après que l’homme ait marché sur la Lune, nous apprend-on en voix off au début
du film). L’évolution technologique a permis les voyages intersidéraux à x fois
la vitesse de la lumière et un équipage est en route vers la lointaine étoile
Altaïr, où un vaisseau d’exploration ne donne plus de signe de vie depuis une
vingtaine d’années. La mission de secours est menée par le capitaine Adams
(Leslie Nielsen). Lorsque leur vaisseau s’approche de la planète, ils reçoivent
un message peu amène du scientifique de l’équipe supposée disparue (le
professeur Morbius / Walter Pidgeon) leur stipulant qu’il n’a besoin de rien et
surtout de personne et l’enjoignant de faire demi-tour. Le vaisseau de
sauvetage se pose malgré tout, est accueilli par un Morbius soupe-au-lait et sa
fille Altaïra (Anne Francis) beaucoup plus accorte et avenante, assistés par
leur robot multifonction Robby.
Très vite, on voit que Morbius
maîtrise des technologies bien plus avancées que ses visiteurs, on apprend
qu’avec sa fille ils sont les seuls survivants de leur équipage, décimé par une
force mystérieuse et maléfique. Et à mesure qu’Adams et sa troupe percent les
secrets de la planète Altaïr, ils se trouvent confrontés de plus en plus
violemment à un ennemi aussi invisible que dangereux.
Bon, ce genre de thriller
spatial, on en a vu des milliards. « Planète interdite » est novateur
dans le sens où son scénario jette les bases de plusieurs thématiques qui
seront reprises dans les films de science-fiction à suivre. Par exemple, la
série télévisée « Star Trek » est totalement décalquée sur Adams, son
vaisseau et son équipe (le plus frappant ces décors d’intérieur, avec ces
immenses tableaux représentant les futurs ordinateurs où trônent juste une
poignée d’énormes boutons). La planète « habitée » par un créature
maléfique (« Alien » of course et tant d’autres), les civilisations à
l’intelligence supérieure (les Krells disparus d’Altaïr ont eu bien des
« descendants » sur grand écran), tout ça est déjà dans « Planète
interdite ». Par contre, ce qu’on verra pas trop par la suite ce sont des
filles aussi girondes qu’Anne Francis dont les ultra mini-jupes (des années
avant Mary Quant et Paco Rabanne) ont marqué les spectateurs de l’époque (oui,
elle est plus sexy que Sigourney Weaver en marcel et petite culotte à la fin de
« Alien »).
Anne Francis
« Planète interdite »
est un film qui joue sur les peurs. Celles visuelles (l’apparition du monstre),
mais aussi celles diffuses dans la société de l’époque liées au développement
du nucléaire et à son corollaire, celui des bombes atomiques. Le vaisseau
d’Adams est propulsé par l’énergie nucléaire, les Krells d’Altaïr ont exploité
au maximum cette énergie, l’ont utilisée pour leur bien, avant d’en devenir les
victimes et de laisser ses vestiges comme une malédiction pour quiconque
foulerait leur planète. On n’ira pas jusqu’à dire que « Planète
interdite » ouvre un débat de société, mais il traduit bien les réactions
de l’époque face à une technologie qui s’accélère, suscitant espoirs réels et
craintes diffuses mais tout autant réelles.
« Planète interdite »
rajoute des situations comiques (les scènes avec le cuistot de l’équipage,
l’apprentissage de la vie en société et amoureuse d’Altaira, certaines
apparitions de Robby, …), de la psychologie à deux balles (l’inconscient générateur
de monstruosités ou de monstres tout court). Le tout construisant une espèce de
macédoine scénaristique où tout part dans tous le sens, oubliant parfois le bon
(sens). Autre élément défavorable, le jeu des acteurs ne rentrera pas dans les
grands moments du 7ème Art.
Par contre, ce film
rappelons-le de 1956 surprend par son aspect visuel. Les couleurs pétaradantes
d’abord (on se contentait du noir et blanc pour la science-fiction, les défauts
des trucages se voyaient moins), « Planète interdite » est du grand
spectacle (les vaisseaux spatiaux se déplaçant à proximité des planètes, les
décors « lunaires » d’Altaïr (pompés, et même carrément pillés par
Roger Dean pour les pochettes de disque des sinistres Yes). Mais surtout, deux
choses ont marqué les esprits : la visite de la cité souterraine des
Krells qui juxtapose toutes les techniques d’effets spéciaux (images
renversées, mate painting, décors gigantesques, …), et la création du monstre
(c’est l’antique chefs des effets spéciaux du « Fantasia » de Disney
qui a été recruté pour créer la bestiole, ainsi que les rayons laser des armes,
et l’atterrissage du vaisseau).
D’ailleurs dans les bonus du
Blu-ray (des heures, pas toujours captivantes), on a droit à un défilé de
réalisateurs stars de films de sci-fi (Spielberg, Lucas, Scott, Cameron,
Landis, Carpenter, Dante, …) qui ne tarissent pas d’éloges sur « Planète interdite »,
nombreux étant ceux qui avouent y avoir pioché des sources d’inspiration pour
leurs œuvres majeures à eux. Tous sont à peu près unanimes pour dire qu’il
faudra attendre « 2001 » de Kubrick pour trouver un aussi gros choc
visuel. Et le plus enthousiaste du lot est Spielberg, alors que d’autres
(Ridley Scott et James Cameron pour pas les nommer) frisent parfois la
condescendance …
Il y a une anecdote fameuse sur
le film qui résume bien le résultat final. Brainstorming entre Hawks et les
scénaristes (dont William Faulkner, futur Prix Nobel de littérature, ce qui
prouve qu’il savait écrire, et on peut supposer qu’il savait aussi lire) sur un
personnage secondaire. Que devient-il dans l’histoire, il a disparu du
scénario ? Est-il mort (et si oui qui l’a tué), s’est-il suicidé (et si
oui pourquoi). Toute la bande sèche et en désespoir de cause, décide de
téléphoner à Raymond Chandler, l’auteur du roman éponyme adapté. Qui après
moultes hésitations et réponses invraisemblables, finit par avouer qu’il en
sait foutre rien de ce qu’est devenu ce type, il l’a « oublié » dans
le roman, au profit d’autres développements et intrigues …
Bacall, Bogard, ?, & Hawks
Autrement dit, si vous avez
tout compris à « Mulholland Drive » ou si le « Le faucon
maltais » (avec Bogart dans le rôle principal) n’a aucun secret pour vous,
tentez de suivre les intrigues de « The big sleep » (« Le grand
sommeil » en V.O.). Bon courage …
La première demi-heure, ça va,
on y arrive. Le quart d’heure suivant, on se gratte l’occiput en se demandant
mais ‘tain qui sont ces gens, qu’est-ce qu’ils foutent, et quel est le rapport avec
l’histoire initiale ? Au bout de trois-quarts d’heure (peu ou prou à la
moitié du film), on lâche l’affaire, on compte les morts, les clopes fumées par
Bogart, les pelles roulées à Bacall, en attendant que « The end »
s’affiche à l’écran …
Il n’empêche, « Le grand
sommeil » est un film qu’on peut voir et revoir. Parce qu’il y a un rythme
effréné, un feu d’artifices de répliques, plein de vamps qui allument Bogart,
et plein de petits et de grands truands qui veulent l’occire. Parce qu’il
réunit le couple à la ville Bogart-Bacall, et parce qu’il y a Howard Hawks à la
mise en scène.
Hawks, c’est le man next door,
le type à qui tu foutrais pas un coup de pompe quand tu le vois et l’entends et
qui a signé des chefs-d’œuvre d’un éclectisme qui laisse pantois (des polars,
des comédies avec Cary Grant un de ses acteurs fétiches, des films noirs, des
westerns, …).
Parenthèse : il y a une
édition Dvd du « Grand sommeil » dite collector, avec un Dvd de bonus
comprenant quasiment une heure d’interview de Hawks en 1973 où il revient sur
ses films, les acteurs qui l’ont accompagné, sa méthode de travail. Et une
biographie d’une heure et demie de Bogart par Lauren Bacall (et quelques autres
qui l’ont bien connu) tout à fait passionnante. Et comme personne a rien compris
au film et se débarrasse du Dvd, cette édition est facile à trouver pour le
prix d’une bière pression, et vaut largement l’acquisition …
Hawks, c’est la théorie du
remplissage maximum. Pas de temps morts, toujours du mouvement, de l’action,
des dialogues à vitesse supersonique, de l’humour, de la romance, et la
recherche perpétuelle de l’attitude ou de la réplique qui vont marquer la scène.
Et plus que tout, c’est lui qui le dit, l’indépendance (il n’a jamais été sous
contrat avec une major, il n’en a toujours fait qu’à sa tête, ce qui explique
son éclectisme, mais aussi le fait que « Le grand sommeil » ait été
amputé de plusieurs scènes et personnages, un couple homo, une histoire de
photos porno, le tout semble t-il disparu à jamais, autant d’éléments supprimés
qui faciliteraient – ou pas – la compréhension de l’ensemble ).
Pour « Le grand
sommeil », il a son histoire (le bouquin de Chandler, l’adaptation de son
pote Faulkner (et de deux autres co-scénaristes), et sa star, Humphrey Bogart.
Qui n’était pas son premier choix, mais surtout pas un mauvais choix. Bogey est
le détective Philip Marlowe, chargé d’une affaire par un vieux général
invalide, qui veut faire cesser un chantage sur sa fille cadette, une allumeuse
décérébrée. Marlowe s’occupera de cette affaire, mais aussi d’autres qui
concernent la sœur aînée, jouée par Lauren Bacall.
Bogart – Bacall, c’est un des
couples (à la ville et à la scène, ils se marieront trois ans plus tard) les
plus mythiques du cinéma. Lui, costaud, le regard noir, clope au bec et verre à
la main, qui s’éternise pas en discussions, balance une mandale ou sort un
flingue. Elle, vingt cinq ans de moins, longiligne au regard de velours et aux
répliques cinglantes. Cherchez une image de Bacall sur le web, vous obtiendrez
tout en haut de la liste celle où elle est avec son ensemble pied-de-poule noir
et blanc, tirée du « Grand sommeil ». En fait, si ce couple est
devenu mythique, c’est pas parce qu’ils ont beaucoup tourné ensemble (seulement
quatre films, « Le port de l’angoisse », « Le grand
sommeil », « Key Largo » et l’oubliable « Les passagers de
la nuit »), c’est plutôt à cause de l’alchimie qui se mettait en place
devant la caméra, surtout comme ici où ils jouent des personnages totalement
dissemblables. C’est cette opposition contrastée qui donne toute sa saveur au
film, et Bogart, souvent monolithique dans ses rôles, n’est vraiment excellent
que dans ces situations (comme avec Ingrid Bergmann dans
« Casablanca » ou Katherine Hepburn dans « African
Queen »).
Devinez qui va mourir à la fin de la scène et pourquoi ...
Hawks, en gentleman, ne dit pas
s’il connaissait leur liaison préalable, mais a surtout choisi Bacall parce
qu’elle était sous contrat exclusif avec lui (s’il ne voulait signer avec
personne, il ne rechignait pas à proposer des contrats que l’on peut supposer
léonins aux jeunes acteurs et actrices qu’il repérait). Le reste du casting
importe peu, et on voit dans le jeu des seconds rôles toutes les lacunes d’un
scénario auquel ils n’ont rien compris (celui qui est au centre de la scène y
va à fond, c’est son moment de gloire, les autres ont l’impression de se
demander ce qu’ils foutent là).
« Le grand sommeil »
(personne ayant participé à cette aventure n’est capable de dire ce que
signifie le titre par rapport à ce que l’on voit à l’écran) tout
incompréhensible qu’il soit, accumule tous les éléments (le détective, la femme
fatale, le fric, les truands, les affaires familiales, les intrigues
compliquées, les rebondissements, …) qui définissent le film noir.
C’est pour cela qu’il a une
belle réputation. Justifiée par la mise en scène de Hawks, et le beau numéro d’acteurs
de Bogart et Bacall. Pour le reste, l’intrigue palpitante qu’on se plaît à
suivre, vaut mieux aller voir ailleurs …
« La nuit du
Chasseur » (idem en anglais, « Night of the Hunter »), ce serait
trop facile (mais je vais pas m’en priver) de dire que des films comme ça, on
n’en tourne qu’un dans sa vie …
Charles Laughton & Lilian Gish
Et effectivement, ce sera le
seul passage de Charles Laughton derrière la caméra. Laughton, c’est un Anglais
qui a surtout travaillé aux Etats-Unis (il sera naturalisé américain en 1950).
Et c’est surtout un acteur de théâtre. Un genre exigeant, où on peut pas
tricher, refaire la prise. Faut enchaîner et être juste. Son physique « particulier » (sur lequel il a beaucoup ironisé), lui vaudront au cinéma des rôles de
méchants (l’inoubliable Capitaine Blight dans « Les révoltés du
Bounty » de Frank Lloyd) ou de sournois (Gracchus dans
« Spartacus », où à mon sens il enterre les Kirk Douglas, Laurence
Olivier et autres Peter Ustinov, pourtant pas des débutants). Laughton est
exigeant pour lui, et va devenir un maniaque derrière la caméra.
Enfin, derrière la caméra,
c’est aller un peu vite en besogne. La technique de l’image, de l’éclairage, de
la prise de vue, il n’y comprend rien. Pour « La nuit du Chasseur »,
Laughton est au sens le plus strict du terme, un metteur en scène. La caméra,
elle est confiée à Stanley Cortez, un chef opérateur de l’A.S.C. déjà remarqué
sur « La splendeur des Amberson » d’Orson Welles. Et pendant que
Laughton peaufinera son scénario avec David Grubb (l’auteur du roman « La
nuit du Chasseur »), Cortez placera ses caméras et va concevoir un
éclairage fabuleux, un noir et blanc hyper contrasté, jeux d’ombres
gigantesques et de pénombres.
Parenthèse. En 2019 est sortie
par Wild Side une version restaurée en HD du film. Des Blu-ray de vieux films,
j’en ai. Qui au niveau du film lui-même, ne présentent généralement aucun
intérêt, la haute définition ayant même tendance à amplifier les défauts
techniques de l’image d’origine. Si vous ne devez avoir qu’un vieux film en
Blu-ray, c’est « La nuit du Chasseur » qu’il vous faut. Un travail
tout bonnement extraordinaire, qui montre que Cortez avait dépassé toutes les
contingences techniques de l’époque. Et tout ça avec des moyens certainement
pas pharaoniques.
D’ailleurs, pas de noms
flamboyants en haut de l’affiche au générique. Mitchum en est la star (mais pas
le premier choix de la production). Mitchum est en 1954 lors du tournage
(trente-six jours en tout et pour tout, quasiment tout en studio, y compris la
descente de la rivière) au mieux un bon second rôle avec deux défauts majeurs,
éthylique forcené à faire passer les soirées du Rat Pack pour des séances de
yoga, et pire, plus ou moins « socialiste », ce qui aux U.S.A. à
l’époque était comparé à de la haute trahison. En gros, Mitchum est ingérable.
Laughton l’a vite compris, il organise tous les autres personnages par rapport
au sien.
Robert Mitchum
Autre parenthèse. Dans le
Blu-ray dont au sujet duquel je causais plus haut, il y a parmi les bonus plus
de deux heures et demie (soit quasiment deux fois la durée du film) de rushes
qui montrent la répétition des scènes. Avec un Laughton (à peu près toujours hors
champ) omniprésent, qui donne la réplique à tous les acteurs, jouant tous les
personnages. On voit qu’il vient du théâtre et que c’est un maniaque. Il fait
refaire d’innombrables prises parce que l’intonation d’une seule syllabe, un
clignement de paupières, un geste esquissé, un sourire trop ou pas assez
prononcé ne lui conviennent pas. Passe encore pour quelqu’un qui a fait
l’Actor’s Studio (comme Shelley Winters) mais Laughton tyrannise tout le monde
(les deux gosses - la gamine a vraiment cinq ans et craque parfois – et le
moindre figurant ou second rôle, témoin celui qui joue le vieux pote pêcheur du
gamin, qui sera éjecté au premier jour de tournage et remplacé). N’est guère
épargnée Lilian Gish (qui fut quand même dans sa jeunesse l’égérie de Griffith
et la première star féminine mondiale, avant Louise Brooks ou Marlene
Dietrich), dont on sent que derrière sa bonhommie placide, elle n’en pense pas
moins lorsqu’elle doit multiplier les prises. Il n’y a que Mitchum qui a un
traitement de faveur. Il tient même parfois tête à Laughton parce qu’il ne joue
pas, il est le Révérend Powell et tout s’organise autour de lui …
Powell, c’est le personnage qui
a fait rentrer Mitchum dans la légende du cinéma. Parce que Mitchum en fait
tellement, que ce faux curé devient tout bonnement extraordinaire. Powell joué
par Mitchum n’est plus humain, il est inhumain. La scène où Mitchum mime le
combat du Bien et du Mal avec la bataille entre ses deux mains où sont tatouées
sur les phalanges « love » et « hate » (ça, c’est de l’idée
scénaristique géniale !) repousse les limites du raisonnable, de
l’entendement et même de la folie. Et à la fin, alors qu’il vient de se faire
plomber par Lilian Gish, sa fuite à travers l’appartement, le jardin, les clôtures,
pour aller se réfugier dans la grange se fait en poussant des cris qui n’ont
rien d’humain. Le jeu de Mitchum est totalement hanté, irréel, bestial … Pas
sûr qu’au moment du tournage il ait été au mieux physiquement et mentalement,
mais le résultat est époustouflant, une performance à la Daniel Day-Lewis, sa
seule présence aux dires des témoins électrisait le plateau de tournage avant
qu’il commence à jouer ses scènes … Il y a une anecdote avec Shelley Winters.
Mitchum, sans qu’on sache très bien pourquoi, la détestait, à la limite de la
haine. Quand le pêcheur la retrouve noyée attachée à sa voiture au fond de
l’eau, c’est une prise sous-marine avec un mannequin au visage moulé sur celui
de Winters. Mitchum a fait tout un foin, exigeant de Laughton que ce soit elle
qui soit vraiment attachée à la bagnole au fond de la rivière, sinon le film
allait perdre toute sa crédibilité … Ceci explique que des années plus tard,
lors d’une interview où il revenait sur sa carrière, Mitchum tout en faisant
son Mitchum (air goguenard, énormes lunettes fumées, cigare de la taille d’un
tronc d’arbre), ait décrété que Laughton était de loin le meilleur metteur en
scène avec qui il avait travaillé (sympa pour tous les autres, il a tourné avec
le gotha des réalisateurs américains pendant quatre décennies).
Shelley Winters & Robert Mitchum
« La nuit du Chasseur »
se passe dans l’Amérique rurale (un petit bled au bord du fleuve Ohio) post Grande
Dépression. La crise économique, le chômage, la lutte quotidienne juste pour
avoir quelque chose à mettre dans l’assiette, ont profondément transformé les
gens. Ainsi, un père de famille, Ben Harper (parenthèse, c’est le vrai nom du guitariste
baba cool soporifique, donc pas un pseudo en rapport avec le film), devient un
braqueur de banques pour faire bouillir la marmite à la maison où l’attendent sa
femme Willa (Shelley Winters) et ses deux gosses John (la douzaine), et Pearl
(cinq ans). Un jour son braquage tourne mal, il tue deux types, est serré de
près par la police, et a juste le temps de remettre le butin du casse (dix
mille dollars) à ses enfants (surtout John), exigeant d’eux qu’ils le planquent
et ne révèlent la cachette à personne, même pas à leur mère.
Parenthèse (pff, encore, tu
commences à nous gonfler avec tes parenthèses). Le Ben Harper du film, qui n’a
droit qu’à quelques scènes, est joué par un second couteau, Peter Graves, qui accèdera
à la gloire mondiale en devenant des années plus tard, Jim Phelps, le chef des
agents de la cultissime série télé « Mission Impossible ».
Avant d’être pendu, Harper se
retrouve dans le même cachot que le (faux) révérend Harry Powell et manque lui
révéler en parlant dans son sommeil (fabuleuse scène lorsque Harper marmonne
son histoire et que la tête de Powell apparaît à l’envers - il est dans le lit
au-dessus -, avant que Harper se réveille, l’aperçoive, lui colle une magistrale
torgnole, avant de se mettre un mouchoir dans la bouche pour ne plus pouvoir
parler en dormant).
Powell, on l’a déjà vu au tout
début, roulant dans une voiture, ses tatouages LOVE-HATE sur les doigts, en
train de s’adresser au Seigneur, avant de se tétaniser avec un regard d’assassin
à un spectacle de strip-tease. Powell, c’est une extrapolation de tous ces
évangélistes qui dans les années 30 parcouraient le Midwest sinistré par la
crise pour ramener les âmes dans le « bon » chemin (et qui aujourd’hui
sont les farouches partisans de Trump, la loi et l’ordre, et par-dessus tout le
Seigneur qui nous guide tous). Son truc, à Powell, c’est pas de sauver les
brebis égarées, c’est de séduire les veuves qui ont un petit magot, les buter
et partir avec l’argent.
Il va donc arriver chez Willa
Harper. Autre scène fabuleuse, le petit John raconte à sa sœur une histoire de
croquemitaine, c’est la nuit, ils sont dans leur chambre à peine éclairée par
la lumière de la rue, et se dessine sur le mur l’ombre gigantesque du chapeau
que porte Powell (ces ombres démesurés, que l’on verra souvent dans le film, me
semblent être un hommage de Laughton et plus encore de Cortez au cinéma
expressionniste allemand des années 1920-1930, genre « Le cabinet du
Docteur Caligari », « M le Maudit », etc …). Le plan suivant
nous montrera sa silhouette devant la clôture de la maison, dans la lueur
blafarde des réverbères. Ça vous dit rien cette image ? Ce sera
copié-collé par Friedkin dans « L’exorciste » quand Max Von Sydow
arrivera devant la maison de Linda Blair, elle servira d’ailleurs souvent d’affiche
au film, au Blu-ray, Dvds, etc …
L'exorciste ?
Powell va courtiser la fragile
Willa, poser son emprise sur elle (autre scène folle, celle de l’expiation, où
la pauvre veuve avoue ses péchés devant les voisins, au milieu d’un cercle de torches
enflammées, sous le regard impassible du pasteur en arrière-plan), l’épouser
(autre scène énorme, celle de la nuit de noces), avant de la tuer (encore une
scène démente ponctuée d’engueulades homériques où Powell expose sa vision du
monde et des femmes, qui ne pensent qu’à la luxure alors que le Seigneur ne les
a mises sur Terre que pour procréer, ‘tain, on croirait entendre l’agité du
bocage de Villiers). Ne lui reste dès lors plus qu’à faire avouer aux gosses où
est le magot (nous, on le sait, il est dans la poupée de chiffons que ne quitte
pas la petite fille).
La gamine se laisserait embobiner,
son frangin est beaucoup plus méfiant, et les deux s’enfuient en barque sur le
fleuve, chassés par Powell (un autre plan à montrer dans les écoles de cinéma,
les deux gosses réfugiés dans une grange, avec au loin au soleil levant, la
silhouette menaçante de Powell sur son cheval au pas qui se détache sur l’horizon).
C’est à ce moment-là, le moment de la chasse, qu’on passe du thriller haut de
gamme à autre chose. Finies pour un temps les confrontations et les dialogues
chiadés, on suit la barque qui descend le fleuve filmée depuis la rive avec au
premier plan des lapins, des toiles d’araignée, des hiboux, des tortues, des
crapauds. Comme une relaxation alanguie qui remplace la tension. Un procédé qui
sera repris et sublimé par Malick au point de devenir sa trademark (je sais pas
s’il s’est inspiré de Laughton) qui interrompt l’action pour nous montrer des
rochers moussus, un petit ruisseau, des animaux, du vent qui agite des champs
de blé ou des feuilles dans les branches, …
Le final de « La nuit du
Chasseur » n’est pas celui d’un thriller. Ou si peu. Les enfants échouent
(dans tous les sens du terme) chez une vieille dame, Mme Cooper (extraordinaire
Lilian Gish) qui recueille des enfants abandonnés. Et plutôt que l’action
(quasi inexistante), Laughton choisit de nous nous montrer le combat de deux
esprits qui se revendiquent du même Seigneur. Parce que Powell n’a pas inventé
son personnage de pasteur, il se croit réellement investi d’une mission, sauver
le monde de la perdition, même si ça doit passer par quelques meurtres et en
récupérant du fric au passage. Mme Cooper, elle, veut faire le bien de ses
prochains tout en respectant scrupuleusement les Saintes Ecritures. La scène
clé du film (et une des plus extraordinaires qu’il soit donné à voir sur un
écran), c’est ce face-à-face nocturne devant la maison de Mme Cooper où Powell
et elle se livrent un combat qui se veut définitif par chants religieux
interposés, chacun chantant le sien pour couvrir la voix de l’autre.
« La nuit du Chasseur »
est une œuvre unique, inclassable, où se mélangent poésie, mysticisme, polar,
suspense, humour (noir). En fait la vraie direction du film nous est donnée dès
la première scène, où Lilian Gish récite, façon lecture d’une page des Evangiles,
ce qu’est l’histoire que nous allons voir et sa morale. « La nuit du
Chasseur », c’est une fable biblique …
« La nuit du Chasseur »
a été un bide lors de sa sortie, et Laughton (mort en 62) n’aura plus jamais
les moyens (si tant est qu’il en ait eu l’envie) d’en tourner un autre. Chef-d’œuvre
définitif, il est aujourd’hui très justement toujours cité comme un des plus
grands films de tous les temps …
« L’homme de la
plaine » (« The man from Laramie » en V.O.), c’est le cinquième
et dernier film de la collaboration Anthony Mann / James Stewart. Qui ensemble
ou séparément, n’ont plus rien à prouver. Et qui « pèsent »
suffisamment pour ne pas avoir à faire la moindre compromission. C’est
peut-être le cœur du problème. Mann et Stewart sont devenus de vrais potes, une
amitié que leurs succès communs semblaient avoir cimentée.
Stewart & Mann
Mais pour ce film, leurs
« visions » vont sinon s’affronter, du moins être parfois
contradictoires. Mann veut en foutre plein les mirettes du spectateur. La
Columbia lui assure Technicolor et Cinémascope. Visuellement, parce que Mann
sait tenir une caméra, le résultat sera grandiose. Une bonne moitié du film est
tournée en extérieurs, et les paysages du Nouveau Mexique offriront un décor
magnifique. Mann, comme tous les « amuseurs » du cinéma, a envie de
« sérieux ». L’intrigue fournie par le scénariste Philip Yordan
(est-elle de lui, rien n’est moins sûr, on est en plein Maccarthysme et Yordan
a la réputation de faire siens des scénarios écrits par des blacklistés, un
genre de gagnant-gagnant - surtout pour lui) fait entrevoir à Mann qu’on peut en
faire une version western du « Roi Lear », classique du drame
shakespearien. Cette vision shakespearienne est basée sur les dissensions qui
vont aller crescendo dans la famille Waggoman sur fond de succession du
patriarche, famille qui fait la pluie et le beau temps dans une petite bourgade
(Coronado, imaginaire, alors que Laramie, existe bel et bien, au Sud du
Wyoming) paumée aux limites du territoire apache.
Les chariots de feu ?
Face à Mann et ses envies de
« grande » tragédie en Scope, Stewart. Qui examine méticuleusement
tout ce qui le concerne dans le film. Il ne veut pas faire et dire n’importe
quoi. Il affirme de plus en plus ses penchants républicains, et ne veut pas que
les valeurs des personnages qu’il interprète soient contraires aux siennes. Et
ce d’autant plus que dans le film, son personnage, Will Lockhart, est un
capitaine de l’armée (on ne le saura qu’à la fin, et de manière fugace, au
hasard d’une réplique plutôt anodine). Or Stewart a servi dans l’armée pendant
la Seconde Guerre Mondiale. Ses valeurs morales d’ancien militaire et de
Républicain entraîneront des ratiocinations interminables avec Mann pendant le
tournage et ils finiront sinon par se brouiller, du moins par distendre les
liens d’amitié qui les unissaient.
« L’homme de la
plaine » est un western, considéré comme majeur, de cette période (le
milieu des années 50), où ce genre typiquement américain est à son apogée (les
studios en sortent une dizaine par an, la moitié des films qui paraissent sont des
westerns. « L’homme de la plaine » est aussi un polar. Lockhart s’est
« défroqué », se faisant passer pour un patron convoyeur, afin de
trouver et les causes et les responsables du massacre aux environs de Coronado
d’une patrouille de soldats, dont on apprendra au cours du film que son jeune
frère faisait partie.
Baston en vue ...
Un western, un polar, une
revisitation du Roi Lear, quelques caprices de diva de sa star, un gros budget
permettant au casting quelques personnages secondaires auxquels on ne comprend
rien (voir plus bas), c’était peut-être un chantier trop compliqué à gérer et à
mener à terme en à peine plus d’une heure et demie.
L’aspect visuel irréprochable
du film n’arrive pas à cacher les lacunes et carences d’un scénario mal foutu.
Incohérences et points d’interrogation se multiplient. Qui est le vieux
compagnon de Lockhart, qui reste dans le coin quand ça commence à mal tourner,
qui réapparaît quasi miraculeusement porteur de précieuses infos, et disparaît
totalement dans la seconde partie du film ? Quel est l’intérêt dans
l’histoire de l’épicière nièce du patriarche Waggoman, de cette romance qui
semble s’installer entre elle et Lockhart, flirt qui s’estompe pour disparaitre
sans qu’on sache pourquoi ? A quoi sert le commis indien de l’épicerie,
ses regards suspicieux sur Lockhart, sa présence lors de la tentative
d’assassinat, et que devient-il ? Idem pour le poivrot qui croise souvent
la route de Lockhart avant d’essayer de le tuer, et d’être retrouvé mort, sans
qu’on sache vraiment qui avait commandité l’assassinat (le fils, le
régisseur ?) et qui l’a dessoudé …
L’histoire est labyrinthique. On
sait, je dirais presque par définition, que le gentil c’est Lockhart. Même si
ses motivations restent floues. Veut-il juste savoir pourquoi son jeune frère
est mort et à cause de qui ou de quoi, ou vient-il pour se venger ? On pourrait
pencher pour la seconde version, sauf que « L’homme de la plaine »
est le seul film avec Mann où Stewart ne tue personne. Des gentils, on en
trouve une paire d’autres. La nièce épicière Waggoman, même si son personnage
apporte très peu au scénario. Et la vieille rivale et ex-fiancée du patriarche
dont la contribution sera de soigner les éclopés du scénario.
Crisp & Stewart
Côté méchants, on en a trois de
principaux (faut zapper l’Indien et le poivrot qui veut poignarder Lockhart,
dont les personnages sont deux points d’interrogation, voir plus haut). Le
patriarche Alec Waggoman (belle prestation du vétéran Donald Crisp, des
dizaines de seconds rôles à son actif), son fils, brutasse dégénérée au point
qu’il laisse perplexe son paternel sur la façon d’organiser la succession, et
le régisseur du domaine, qui voyant ce foutoir familial, espère tirer profit de
la situation et les marrons du feu. Le seul intérêt de l’intrigue étant de révéler
que le plus terrible des trois n’est pas celui que l’on croit au départ.
Et si Stewart ne tue finalement
personne (« il n’est pas acteur des meurtres, il en est le catalyseur »
dixit Bertrand Tavernier), « L’homme de la plaine » est le film le
plus violent de sa collaboration avec Mann. Même si elle n’est pas toujours
montrée plein cadre, la violence, à la limite du sadisme, est partout présente.
La première rencontre entre Lockhart et le fils brutal Waggoman verra ce
dernier foutre le feu aux chariots de Lockhart, le traîner attaché à un cheval,
et dézinguer les mules du convoi … pas mal pour une première approche. Après
une bagarre homérique et bestiale en ville (ça finit en corps en corps au milieu
des chevaux), la troisième rencontre verra Lockhart maintenu par les hommes de
Waggoman se faire tirer une balle dans la main à bout portant (hors champ, ce
qui nécessite du jeu d’acteur, plutôt qu’un effet spécial sanguinolent, et
comptez sur Stewart pour rendre à l’écran la douleur).
En résumé, l’immense James
Stewart peut-il à lui seul sauver une histoire bancale ? Le Scope en
technicolor de Mann peut-il faire oublier un scénario mal ficelé ? La
réponse est oui dans les deux cas (« L’homme de la plaine » est
considéré comme un grand classique de la grande époque du western).
Mais perso, je préfère nettement
« Winchester 73 » et « L’appât » (je dirai rien sur « Les
affameurs » que je crois bien ne jamais avoir vu, ni sur « Je suis un
aventurier » pas vu non plus et qui n’a pas bonne presse), même si beaucoup
auraient bouffé les varices de leur grand-mère pour être au casting d’un film de
Mann avec Stewart …
Le Dvd que j’ai fait partie
d’une collection Warner « L’âge d’or du cinéma américain – Les grands
classiques du film noir ». J’ai aucune idée des autres titres (vu le
lettrage sur la tranche et le numéro de celui-ci – 12 – il doit y en avoir une
quinzaine sous cet intitulé) mais en ce qui concerne « Quand la ville
dort » je valide tout à fait le titre ronflant de la série. C’est un film
à voir et revoir, on ne s’en lasse pas.
A priori, rien de
révolutionnaire dans « Quand la ville dort ». L’histoire d’un casse
qui tourne mal. Et au cœur de l’histoire, une poignée de petits malfrats dans
une petit bled du Midwest jamais nommé pendant la prohibition (Angelica Huston,
dans une courte présentation du film de son père, situe l’action en 1929).
John Huston & Marilyn Monroe
A la réalisation, John Huston
donc. Pas vraiment un débutant, et pas un manchot derrière une caméra, en plus
d’être scénariste, producteur, et de se lancer à partir des années 50 dans une
carrière d’acteur. Quand il s’attelle à « Quand la ville dort »
(« The asphalt jungle » en V.O., pour une fois un titre qui claque,
que ce soit en français ou en anglais), il a remporté deux ans plus tôt une
statuette pour un film monumental, « Le trésor de la Sierra Madre »,
et il avait commencé sa carrière de réalisateur avec « Le faucon
maltais », classique de chez classique, malgré une intrigue aussi claire
que celle de « Mulholland Drive » du regretté David Lynch.
« Quand la ville dort » est tiré
d’une nouvelle de l’écrivain W.R. Burnett et grave dans le marbre les codes du
film noir, comme « Little Caesar » du même Burnett avait
« inventé » par son adaptation au cinéma le film de gangsters.
« Quand la ville dort », c’est l’histoire d’une bande de petites
frappes, avec cinquante nuances de loose. Tout se passe la nuit, sauf la scène
finale. Le pitch est simple, un prétendu as du braquage « Doc »
Riedenschneider (un immigré allemand ou autrichien, voir ou plutôt écouter son
accent teuton en VO) sort de cabane et tente illico de monter « le
coup » de sa vie (le braquage d’une bijouterie) grâce à des infos
recueillies auprès d’un autre taulard. Il se rend chez Cobby, le gérant d’un
tripot clandestin spécialisé dans les paris sur les canassons pour lui
expliquer ses besoins en logistique et en personnel. Une fine équipe locale est
recrutée (un chauffeur barman et bossu, une brute locale qui fera le ménage si
besoin, un as du perçage de coffres), et l’avocat Emmerich (Louis Calhern),
patron de fait du tripot, s’occupera du recel et de la vente du butin. Entre
« imprévus » pendant le casse (une alarme qui se déclenche dans un
immeuble voisin et va faire se rappliquer tous les flics du bled, et un vigile
qui anticipe l’heure de sa ronde) et l’avocat véreux, forcément véreux, qui va
essayer de doubler tout le monde, l’aventure se terminera mal et le plus
souvent très mal pour tous les protagonistes de l’affaire. Des films avec ce
genre de scénario, il doit en sortir trois douzaines par mois, aussitôt vus,
aussitôt oubliés. Sauf qu’avec « Quand la ville dort », on a une
œuvre majeure.
Jaffe, Hagen & Hayden
Dans le film noir, y’a toujours
une ou des nanas qui entraînent les héros vers leur perte. Ici, il y en a deux.
La première c’est la cocotte entretenue par Emmerich, jouée par la quasi
débutante devant les caméras, une certaine Marilyn Monroe (Angela). Ecervelée pas
méchante pour deux sous, mais d’une frivolité emplie de rêves qui coûtent cher
(un voyage sentimental à Cuba, en ces temps-là villégiature de vacances des
riches américains), elle provoquera l’irréparable chez Emmerich. Monroe n’est
présente que pour deux scènes, la première vêtue d’un ensemble écossais informe
à gros carreaux mais qui laisse apercevoir quand elle fait demi-tour une
silhouette callipyge promise à un bel avenir. Dans la seconde scène elle
minaude en longue robe bustier et laisse apercevoir son nucléaire potentiel
érotique. L’autre femme « tragique », c’est une jeunette qui se
trémousse sur du jazz endiablé craché par un juke-box, tout Playtex en avant
devant le Doc qui ne peut s’arracher à ce spectacle, a même remis une pièce
dans la machine, et les trois minutes que durent le titre lui seront fatales. Dans
le casting, il y a aussi deux autres femmes. May, l’épouse d’Emmerich (malade ?
infirme ?) toujours alitée, qui malgré son état de dépendance physique,
garde une emprise sur son mari, démontrant que derrière le vieux beau
affairiste et malhonnête, il n’y a qu’une lopette sans caractère. Doll (Jean Hagen),
qui semble davantage tirer ses revenus de son corps que d’un travail « honnête »,
en pince pour Dix (grandiose Sterling Hayden), voit bien qu’il file un mauvais
coton, et fera tout pour l’aider à s’en sortir.
Calhern & Monroe
Ce sont les hommes (ceux qui n’agissent
que la nuit, quand la ville dort) et leurs interactions qui sont le cœur de l’intrigue.
Huston prend du temps (indispensable, pour nous préparer à la tragédie
inéluctable qui les guide) pour nous les présenter. Un peu comme dans « Seven »,
il nous les décrit avec en filigrane leurs péchés capitaux. Le Doc (Sam Jaffe, grand
pote à Huston), c’est le besoin de luxure. Il suffit de le voir feuilleter d’un
œil gourmand, un calendrier de pinups, pour comprendre que ce besoin de chair
jeune et fraîche va être un sacré grain de sable dans sa trajectoire. Dix, c’est
le jeu. Il est redevable à Cobby (et donc Emmerich) d’un gros paquet de dollars
parce qu’il est fou de courses hippiques sur lesquelles il joue gros. Il
avouera à Doll que son rêve c’est de revenir plein aux as au pays (le Kentucky)
pour racheter la ferme de son paternel éleveur de chevaux. Un rêve qu’il
exaucera très fugacement (magnifique dernière scène, pour une fois en plein
jour, qui le verra s’effondrer au milieu de chevaux dans un enclos). Emmerich,
lui, est cupide. Il a installé Angela comme une princesse, a toujours besoin de
grosses sommes pour l’entretenir, se retrouve en faillite quand tout le monde
le croit très riche, et en vient donc à essayer de doubler les braqueurs qu’il « sponsorise ».
Cobby, c’est la lâcheté qui le perdra. Quand Dix lui demande un délai pour rembourser,
il s’écrase, et quand un flic, pourtant véreux et corrompu jusqu’à la moelle
lui file une paire de baffes, il se met à chialer comme un gosse et balance les
braqueurs. Effet domino, tomberont avec lui le chauffeur (un barman solitaire qui
préfère la compagnie des chats à celle des hommes), le perceur de coffres (rangé
des voitures, mais qui fait ce dernier coup pour pouvoir soigner son gosse
malade), Emmerich, Dix, le Doc, le flic ripou …
Ripoux contre ripoux ?
La présentation des personnages
pourrait paraître longue (le braquage intervient peu ou prou au milieu du film)
mais est essentielle pour comprendre la mécanique infernale guidée par leurs
pulsions qui va s’enclencher et les perdre. Chef-d’œuvre de mise en scène d’entrée,
la présentation de Dix. La pénombre, de grandes avenues miséreuses et désertes,
une voiture de police qui patrouille, et Dix qui se cache dans des encoignures
obscures, derrière des piliers pour ne pas se faire repérer. Sans la moindre
parole prononcée, on voit tout de suite à qui l’on va voir affaire. Cette nuit,
c’est le décor intangible du film. C’est le biotope des malfrats, alors que le
jour appartient aux honnêtes gens.
D’une certaine façon, « Quand
la ville dort » est un film moral. Les mal intentionnés finissent mal, la
loi et l’ordre peuvent triompher (voir le chef de la police qui plastronne
devant une meute de journalistes). « Quand la ville dort », j’en ai
causé au-dessus, est un film psychologique, qui dissèque ces mécaniques de l’âme
compliquées qui font dérailler les entreprises méticuleusement élaborées. Mais c’est
aussi (surtout) un vrai polar tragique, avec ses scènes pleines de suspens (les
braqueurs vont-ils s’en sortir quand les sirènes des alarmes mugissent ? comment
va se terminer le face-à-face à quatre entre Emmerich, son homme de main d’un
côté, Dix et le Doc de l’autre, et un sac plein de bijoux entre eux ? Doll
réussira t-elle à sauver Dix ? le Doc échappera t-il aux flics et atteindra-t-il
Cleveland ? …)
« Fantasia » est un projet
totalement fou de la société Walt Disney Productions. Une société partagée
entre deux frères, Walt Disney pour la partie artistique et Roy pour le
business et la compta. Cette société est exclusivement basée sur l’animation. En
1937, son premier long métrage, « Blanche Neige et les sept nains » a
été un gros succès populaire. Et un film d’animation révolutionnaire par sa
qualité d’image (Technicolor) et sa durée (une heure vingt).
Ce qui ne va pas empêcher Walt
Disney de s’entêter sur les « Silly Symphonies » ces courts-métrages
d’animation d’une poignée de minutes sur fond musical, qui ont permis
l’émergence des personnages historiques de Disney, Pluto, Dingo, Donald,
Mickey, … mais ne sont plus rentables et mettent en péril la situation
financière de l’affaire familiale.
Walt & Roy Disney
Entre-temps, Walt Disney Productions
est devenue une fourmilière de talents (tous les spécialistes de l’animation
viennent se faire engager, avec dans le lot quelques bricoleurs-inventeurs
azimutés dont les trouvailles vont stupéfier le petit monde de l’animation). Tout
ceci fait que les frangins Disney, qui envisageaient une autonomie totale,
doivent se rapprocher des grosses firmes de distribution, la RKO en
l’occurrence.
En 1938, deux projets de
long-métrage sont mis en chantier : « Pinocchio » et
« Fantasia ». Le premier sortira début 1940, et bien qu’il soit depuis
devenu un incontournable emblématique des studios Walt Disney, ne sera pas une
réussite financière. « Fantasia », c’est autre chose, une sorte de
délire qui devient réalité.
Walt Disney rêve d’un concept,
calqué sur ses « Silly Symphonies », animer avec les dernières
techniques disponibles des pièces majeures de la musique classique. Une
rencontre plus ou moins due au hasard avec un chef d’orchestre star controversé,
Leopold Stokowski (critiqué pour sa morgue et jalousé pour ses conquêtes
féminines, dont Greta Garbo) fera avancer de façon décisive le projet. Il va
falloir choisir, comment dire, des classiques du classique et mettre de
l’animation haut de gamme derrière. Le personnel de Walt Disney Productions est
sur le coup, et comme la réalisation prendra quasiment deux ans, des renforts de
première bourre affluent encore.
Si tout semble paré côté images
(un contrat exclusif pour l’utilisation du technicolor a été signé), c’est la
partition musicale qui va poser problème. L’Orchestre de Philadelphie est
réquisitionné sous la conduite de Stokowski. Qui ne fera pas qu’agiter les bras
(il présente l’assez rare particularité de ne pas utiliser la fameuse baguette
de chef d’orchestre), il va réarranger un certain nombre de titres, en
supprimant des mouvements, voire en réécrivant certaines partitions qui n’étaient
pas prévues pour un grand orchestre (la Toccata de Bach qui débute le film
n’était écrite que pour l’orgue). Stokie, comme on le surnommait, va aussi
jeter les oreilles sur la dernière trouvaille des studios Disney, un système de
sonorisation novateur baptisé Fantasound, duquel découlera en ligne directe le
Dolby Surround des décennies plus tard. Walt Disney envisage même de doubler la
taille de l’écran (esprit d’Abel Gance, es-tu là ?), mais y renoncera au
dernier moment et « Fantasia » sortira dans un classique
1,37 :1.
Ce dont pas grand-monde
(personne ?) ne s’était rendu compte, c’est que « Fantasia »
était un projet pharaonique, un peu trop pour les moyens techniques de l’époque
(les dernières bobines, retournées nuit et jour pendant une semaine, arriveront
au Broadway Theatre de New York où a lieu la première, quatre heures avant le
début de la projection). Contre l’avis de son frangin, Walt Disney veut faire
de « Fantasia » autre chose et beaucoup plus qu’un film. Pour lui,
« Fantasia » est un évènement et ne sera pas visible dans un premier
temps dans les cinémas jugés trop « populaires », sera juste mis sur
pied une tournée de salles de théâtre.
Les premières réactions seront
glaciales, les amateurs de musique classique n’ayant pas de mots assez durs
pour qualifier les libertés sonores prises avec leurs œuvres chéries, et ne
parlons même pas des caricatures animées grotesques qui étaient leur pendant
visuel. Le grand-œuvre des studios Disney prenait des allures de naufrage, les
huissiers préparaient leurs sommations. Quand on parle fric, on parle
comptabilité. C’est le frangin Roy, au grand dam de Walt, qui va trouver la
solution : un deal de distribution avec la RKO pour que le film soit
présenté partout en salles. Avec juste un bémol : d’une durée initiale de
deux heures dix, il sera ramené à une heure vingt. Autrement dit, un sacré
charcutage. Quelques jours après sa sortie, « Fantasia » et peut-être
même Disney Studios avec, semblent bon pour un enterrement first class.
C’est une petite souris qui va
sauver l’affaire. Mickey de son nom. Personnage secondaire de l’univers Disney,
maintes fois retouché les années précédentes, il est au centre du segment le
plus accessible du film, celui consacré à « L’apprenti sorcier » de
l’à peu près oublié Paul Dukas. La séquence des balais porteurs de seaux d’eau
est devenue mythique dans le cinéma d’animation et le cinéma tout court. Et
petit à petit, les autres séquences seront appréciées à leur juste valeur, à
savoir des prouesses visuelles, techniques, humoristiques, poétiques. Les
partitions musicales de « Fantasia » deviendront plus célèbres que
celles d’origine quand elles ont été modifiées.
Le film ressortira un nombre
impressionnant de fois, jusqu’à sa version définitive (?) restaurée de
2010. Chaque fois dans sa version originale de plus de deux heures (le
générique de fin a maintenant disparu, mais a subsisté l’annonce de l’entracte
au milieu du film). A noter que dans les années 60, un personnage
« discriminant » pour ne pas dire aux relents racistes a disparu. Il
s’agit d’une « centaurette » noire qui lustrait les sabots de ses
copines (blanches) et déroulait le tapis rouge lors de l’arrivée de Bacchus pour
le segment consacré à la « Symphonie pastorale » de Ludwig von
Beethoven. Elle faisait quand même un peu beaucoup « mauvais genre »
au moment des luttes de la communauté noire pour les droits civiques …
Il faut reconnaître que le
projet « Fantasia » n’a rien de facile malgré un sentiment de premier
degré lié à l’animation. La musique classique (la Grande Musique comme disent
les trois pelés qui en écoutent) n’a jamais été un genre populaire, et les
parties animées nécessitaient une certaine culture de base (sur l’art abstrait,
la mythologie gréco-romaine, la danse classique, les théories de l’évolution
des espèces, …) peu répandue dans les classes populaires qui remplissaient les
salles obscures des années 40. Et de toutes façons, les classes populaires des
années 40, avec les bruits de bottes et de canons qui arrivaient d’Europe
avaient largement de quoi s’occuper l’esprit ailleurs.
« Fantasia » reste un
projet unique. Les spécialistes qu’on peut entendre dans les différents bonus
des dernières éditions Dvd ou Blu-ray estiment que « Fantasia » est
resté d’un niveau inaccessible en termes d’animation jusqu’à l’arrivée de la
conception assistée par ordinateur dans les années 90. Les savants fous de chez
Disney ont fabriqué de toutes pièces (souvent avec trois bouts de bois ou de
ficelle) les supports visuels (à base d’engrenages, de surfaces concaves ou
convexes, de cylindres) et le matériel pour filmer tout ça (les caméras
multiplanes avec plusieurs filtres superposés). Le résultat est souvent magique
(les flocons de neige, les coulées de lave, la rosée sur la toile d’araignée,
les spectres qui sortent du cimetière, …). « Fantasia » est
généralement attribué à Walt Disney. Il a certes conçu et supervisé le projet
mais n’a pas touché un crayon ou une caméra (tout juste est-il la voix de Mickey
dans la V.O.). Une dizaine de réalisateurs (la plupart restés anonymes) ont
tourné « Fantasia ».
Rien n’a été laissé au hasard.
Des acteurs de Hollywood sont venus jouer des scènes devant les dessinateurs,
un corps de ballet est venu danser sur la « Danse des heures » afin
que puissent être reproduits leurs entrechats à l’écran par des autruches, des
hippopotames, des éléphants et des alligators, sur ce qui qui est la séquence
la plus drôle du film. Parmi les huit séquences musicales (dont les deux
dernières « Une nuit sur le Mont Chauve » de Moussorgski et l’« Ave
Maria » de Schubert ont été mixées ensemble), certaines ont servi de
support à des animations qui ont même dépassé les imaginations de leurs
créateurs. La doublette « Mont Chauve – Ave Maria » a inventé
l’univers gothique en général et celui de Tim Burton en particulier. Le plus
étonnant sera le sort réservé à l’animation abstraite qui ouvre le film sur la
« Toccata … » de Bach. Il paraît que tous les freaks du flower power
gobaient quelques acides avant d’aller voir « Fantasia » au ciné et
se projetaient dans son univers psychédélique digne des soirées du Club UFO à
Londres quand les jeunes Pink Floyd s’y produisaient …
Des personnages, anonymes au
départ, se sont même vus « baptisés », comme le vieux magicien de
« L’apprenti sorcier » qui deviendra Yen Sid (anagramme transparente,
à cause d’une facétie des dessinateurs qui ont intégré à son personnage le jeu
de sourcils de Walt Disney), le chef-danseur étoile des alligators (Ben Ali
Gator), le démon du Mont Chauve Chernobog, sans compter les prénoms donnés aux
couples de centaures, …
Des décennies plus tard,
certaines choses ont mal traversé le temps. Le plus pénible, c’est le
présentateur des séquences, un certain Deems Taylor (compositeur raté, et
animateur d’une émission télé sur la musique classique), guindé, hautain, et qui
explique genre professeur qui s’adresse à un public d’abrutis ce qui va suivre
à l’écran.
Pour finir, une anecdote (assez
connue) concernant Stravinski, seul musicien vivant à l’époque du film et dont
le « Sacre du printemps » est utilisé. Invité par Walt Disney à venir
voir son équipe travailler en studio, il n’a pas sur le moment tari d’éloges
sur le travail accompli. Las, le temps passant, il a fini par ne pas avoir de
mots assez durs pour qualifier l’insulte faite à son œuvre. L’éternelle
querelle arts (prétendus) majeurs – arts (supposés) mineurs …
L’insuccès initial de
« Fantasia » aurait pu être fatal pour les Disney Brothers et leur
studio. Heureusement pour eux (et pour nous) les deux films suivants seront
« Dumbo » et « Bambi », et les dollars vont affluer par
millions.
Reste que
« Fantasia » est le plus beau, le plus novateur, le plus fou de la
centaine (série en cours) de productions sorties des studios Disney.
P.S. Il y a eu une
« suite » décevante soixante ans plus tard (« Fantasia
2000 » of course), piètre copie sans imagination (et bien plus courte), à
tel point qu’elle incluait en intégralité la fameuse séquence de
« L’Apprenti sorcier » du « Fantasia » original …