NICOLAS ROEG - NE VOUS RETOURNEZ PAS (1973)

 

Mort à Venise ...

Nicolas Roeg (claqué en 2018) a eu sa décennie de gloire dans les 70’s. Notamment en faisant tourner des stars du rock. Mick Jagger qui faisait du Mick Jagger dans « Performance », et David Bowie qui faisait son Ziggy Stardust dans « L’homme qui venait d’ailleurs ». Ces deux films, qui intrinsèquement valent pas lourd, et doivent leur postérité et leur notoriété à leurs acteurs principaux, ne doivent pas occulter le fait que Roeg sait concevoir un film et tenir une caméra.

Christie, Sutherland & Roeg

« Ne vous retournez pas » (« Don’t look now » en V.O.) en est la démonstration et a mieux traversé les décennies. Par exemple cité comme un film de premier plan par des gens ayant pourtant peu de choses en commun, comme Danny Boyle et Justine Triet.

Pour « Ne vous retournez pas », Roeg a un scénario et deux stars bankables au générique. Le scénario est dû à son complice Alan Scott, extrapolé d’après une courte nouvelle de Daphné du Maurier. Du Maurier, son thème de prédilection, c’est le polar, avec parfois une touche de fantastique. Pas étonnant que Hitchcock s’en soit servi à trois reprises (l’oublié « La taverne de la Jamaïque » et les deux beaucoup plus conséquents « Rebecca » et « Les oiseaux »).

Les deux stars de Roeg sont le Canadien Donald Sutherland (carrière aux States, révélé dans « Les douze salopards », premiers rôles dans « M.A.S.H. », « De l’or pour les braves », « Klute ») et l’Anglaise Julie Christie (entre autres l’inoubliable Lara du « Docteur Jivago »). Le reste du casting, au mieux présent sur quelques scènes (les deux sœurs) est composé de troisièmes couteaux pas vraiment très aiguisés devant la caméra.

L’histoire de « Ne vous retournez pas » est chronologique. Dans les premières scènes au montage alterné intérieur-extérieurs, on voit une petite fille en ciré rouge et son jeune frère jouer au bord d’un étang aux abords d’une maison cossue. Dans laquelle le père (John Baxter / Sutherland) visionne des diapos agrandies de vitraux pendant que la mère (Laura / Christie) lit. Quand le père a la vision d’une tache sanglante se répandant sur la diapo, il est surpris. Quand il pense que cette vision irréelle pourrait être une prémonition, il se rue vers l’étang, plonge et remonte avec dans les bras le cadavre de sa fille qui vient de se noyer. La mère qui passe derrière une fenêtre voit la scène et pousse un grand hurlement.


C’est à ce moment qu’intervient une transition remarquable (même si elle pompée sur une similaire vue dans « Les 39 marches » de qui vous savez et si vous savez pas je vous plains) où le hurlement devient bruit strident d’une perceuse qui fore un mur (avec un léger décalage, on entend d’abord le son avant d’avoir l’image).

A coté du gars qui tient la perceuse, Sutherland observe le mur dans un piètre état, le plan s’élargit, on est dans une église en cours de restauration. Très vite, on comprend que John est architecte, et supervise un projet de rénovation de bâtiments dans Venise, qui se passe en hiver, pour ne pas obérer l’activité touristique. Avec Laura, ils logent dans un hôtel à peu près vide, tandis que leur fils a été placé dans un pensionnat anglais. Les événements ont lieu (même si aucun repère temporel n’est précisé) peu après la noyade de leur fille dont on sent Laura beaucoup plus affectée que son mari. La rencontre d’un couple de vieilles anglaises comme eux, dont l’une est aveugle et médium sera un tournant dans leur séjour. Une Laura qui participe avec elles à une séance de spiritisme, au cours de laquelle la voyante leur recommande de quitter immédiatement Venise, en sort tout ébranlée, et doit faire face aux remarques narquoises de John, cartésien et rationnel, qui ne croit pas à ces balivernes.

Laisse les gondoles à Venise ...

Parce que lui est tout de même intrigué par une petite silhouette en ciré rouge qui semble se cacher et le fuir, et qu’il aperçoit fugacement une paire de fois aux abords des canaux. Même si le couple Baxter reste très uni, témoin une longue scène de plumard jugée très scandaleuse lors de la sortie du film (certains ont prétendu qu’elle n’était pas simulée, le prétendu réalisme n’est du qu’à un montage malin alternant plans de quelques secondes du couple en action et les mêmes se rhabillant pour aller à un dîner), une certaine parano commence à les envahir, elle très sensible aux visions de l’aveugle ( ! ), et lui victime d’un accident de chantier qui aurait pu lui être fatal. Ça flippe encore plus quand le pensionnat les appelle pour leur dire que leur fils a eu un accident bénin. John entend rester pour terminer son boulot, mais il accompagne Laura dans le vaporetto qui la conduira à l’aéroport pour qu’elle retourne au chevet du gamin en Angleterre. Sauf que le lendemain, il la revoit en tenue de deuil en compagnie des deux frangines sur une gondole-corbillard.

Direction le poste de police où dans un décor très Brazil-Gillian, il raconte tout à un flic qui ne l’écoute que d’une oreille distraite. Il faut dire que dans cette Venise hors-saison rôde un serial killer qui donne du couteau dans les ruelles sombres et étroites qui bordent les canaux, alors l’Anglais avec sa femme et les mystérieuses frangines, c’est pas une priorité. C’est quand le proprio du pensionnat lui téléphone et lui passe Laura qui lui annonce son retour à Venise que tout se complique et pour John et pour le spectateur. Et le dernier quart d’heure du film va donner lieu à un twist scénaristique remarquable.

Parce que Roeg (dont tous ceux qui le connaissent affirment qu’il avait quasiment image par image le film dans sa tête avant d’avoir commencé à tourner) installe une atmosphère à laquelle on ne peut guère échapper. Le cadre, c’est-à-dire Venise en hiver est glauque à souhait. Dans ces ruelles sombres, étroites et souvent désertes, dans ces bâtiments décrépis éclairés par une lumière d’hiver pisseuse, tout l’envers des cartes postales d’une place Saint-Marc grouillante de vacanciers en goguette au milieu des pigeons, il ressort des impressions mortifères et angoissantes. Les couleurs sont mates, sombres, l’éclairage est voulu approximatif, et l’image très granuleuse, à l’exception évidemment du rouge très vif de ce ciré que portait la fille Baxter quand elle s’est noyée et dont est aussi vêtue cette petite silhouette fugace aperçue plusieurs fois à Venise.

Et la parano et le malaise induits par les images et les scènes vont crescendo à mesure que les incidents, les accidents et surtout les visions et les prémonitions de la médium rajoutent des éléments surnaturels à l’histoire.

Le petit chaperon rouge ?

C’est ce mélange de genres qui fait la qualité de « Ne vous retournez pas ». Est-on devant un drame psychologique, une histoire surnaturelle, un thriller ? Et certains parlent du film comme un des très rares giallos non italiens, même si réduire « Ne vous retournez pas » à ce genre typiquement transalpin de la fin des années 60 – début des années 70 est plutôt réducteur, même si on retrouve chez Roeg meurtres sanglants, phénomènes étranges, érotisme, autant de thèmes chers aux Bava, Fulci, Argento et consorts …

En fait, en 1973 lors de sa sortie, « Ne vous retournez pas » est un objet cinématographique plutôt unique, à la marge de tous les genres évoqués. Qui n’a pas affolé le box-office, les distributeurs américains (Paramount il me semble) ayant exigé que Roeg en supprime une demi-heure, qui à ma connaissance est restée totalement inédite (pas de director’s cut sur les derniers supports physiques malgré une restauration en 4 K). A la longue, c’est devenu un film culte, des cinéastes plutôt « décalés » le citant comme une référence.

Et il y en a même un (Shyamalan) qui comment dire, me semble s’en être fort inspiré et qui a cartonné au box-office, avec Bruce Willis dans le rôle principal …


Du même sur ce blog :

L'Homme Qui Venait D'Ailleurs


SHAME - DRUNK TANK PINK (2021)

 

Migonne, allons voir si la rose ...

Parce que « Drunk tank pink » c’est le nom d’une rose dont la couleur est celle du lettrage de la pochette (et ne me demandez pourquoi drunk tank pink j’en sais foutre rien). Et tant qu’on cause pochette, le type en photo dessus est le père d’un des gars de Shame. Et c’est qui Shame ?

Euh, je sais pas grand-chose sur eux. Ils font du rock au sens large, et donc intéressent pas grand-monde. C’est une bande de potes, banlieusards londoniens, plutôt jeunes (la trentaine au max) catalogués comme tant d’autres (Sleaford Mods, Idles, …) apparus au milieu des années 2010 comme un groupe post-punk. Vu que le punk, c’était il y a bientôt cinquante ans (‘tain, cinquante ans …), post punk ça ratisse large. Mais en gros cette mouvance post punk anglaise actuelle, malgré des références diverses et variées, a un dénominateur commun, le groupe de l’acariâtre Mark E. Smith (mort il y a quelques années), lider maximo de The Fall. The Fall, ils ont toujours vendu des clopinettes, mais un peu comme le Velvet en son temps, ont inspiré pas mal de gens. Il faut donc s’attendre à des trucs râpeux, des tensions d’électricité méchante, et une façon de chanter goguenarde, menaçante, genre diatribe de tribun en colère.

Shame

Il y a aussi plein d’autres choses de la décennie 75-85 qui remontent à la surface à l’écoute de Shame. Des inclassables à l’époque (devenus classiques maintenant), qu’ils soient américains (Talking Heads et Devo des débuts) ou anglais (P.I.L., dont l’influence ne cesse de grandir, alors que le groupe ne faisait pas vraiment l’unanimité à ses débuts). Et contrairement à beaucoup d’autres qui se contentent d’envoyer du boucan énervé et parfois énervant, les Shame font des efforts d’écriture, il y a de vraies bonnes chansons dans ce disque (pas sûr que ce soit le but recherché, mais le talent de composition, même si t’essaye de le planquer, il ressurgit toujours).

On n’écrit pas par hasard des choses comme « Alphabet », « Water on the well », « Human for a minute », « 6/1 », si on ne s’est jamais posé la question de quoi faire avec une intro, un couplet, un refrain, un pont, des riffs, un break, … autant de choses dont beaucoup ne s’encombrent pas l’esprit par les temps qui courent … En plus, les Shame ont mis derrière la console James Ford, producteur quasi attitré des Arctic Monkeys, et qui bosse depuis une quinzaine d’années avec Damon Albarn, que ce soit pour Blur ou Gorillaz … un type capable d’apporter un gros plus à un titre (comparer les démos de « Water on the well » et « Alphabet » parfois rajoutées en bonus sur les versions Cd de « Drunk tank pink », avec leurs versions « définitives »). Même si on a pas sur ce disque la team du siècle, on a un attelage groupe – producteur qui tient bien la route … Le problème majeur est que « Drunk tank pink » fait partie de ces disques du COVID (enregistrés dans des conditions pas ordinaires, impossibles à promouvoir parce que pas de concerts possibles, etc …). Résultat, un disque passé sous pas mal de radars. Et comme on refait jamais l’Histoire, on peut pas extrapoler sur l’accueil que cette rondelle aurait reçu en temps « normal ».

Shame's Next ?

Deux singles sont sortis en éclaireurs, « Alphabet » hymne noirâtre au chant déclamé, musicalement quelque part entre le Cure de « Pornography », Gang of Four, The Fall. « Water on the well » suivra, porté par ce qui est au moins le riff du mois sinon de l’année (qui de nos jours hormis quelques hardeux, ose faire reposer un titre sur quelques notes de guitares saturée, hein, répondez pas tous en même temps). Une fois n’est pas coutume, ces titres avant-coureurs donnent un bon aperçu de l’album qui va suivre, et ce qui ne gâte rien, font partie des meilleurs de la galette argentée.

Auxquels il convient expressément de rajouter « Human, for a minute », belle ballade portée par une non moins agréable mélodie, sur un rythme quasi up tempo et des synthés très 80’s. Un titre qui se remarque d’autant plus facilement, que les chansons apaisées, ça semble pas être le signe distinctif de la maison Shame. Preuve avec un autre grand titre « 6/1 » à peu près à mi-chemin entre les méchants postillons soniques de The Fall, et les bastons quasi indus de P.I.L.

Shame live

Dans le reste (sept titres de plus dans la version initiale), il y a quelques machins dispensables, voire crispants. Perso, j’aime pas « Snow day », harangue sur musique dissonante « élaborée », qui dans ses meilleurs moments fait penser à King Crimson période « Red », et dans les autres, aux pénibles Black Midi. Même verdict négatif pour « Station wagon », qui musicalement ressemble à une chute de « Broken English » de Lady Marianne Faithfull (les synthés lugubres) et sert de bande-son à une longue rumination déclamée … Pas de bol, ces deux titres sont les plus longs du disque …

Dans la poignée de titres restants, mention bien à « March day » et « Nigel Hitter » où l’influence des Talkings Heads époque « Remain in light » (les rythmes sautillants électrocutés, la façon d’aborder le chant de David Byrne) se fait sentir, ainsi que celle de Devo sur « March day ». Mention passable au punk bourrin (pléonasme) « Great dog », à l’abrasif et épileptique « Born in Luton » (remember le premier Wire ?), au coup de sang limite hardcore de « Harsh degrees ».

Pas sûr que quelqu’un ait vu dans ce groupe et ce disque (dont la première parution « Songs of praise » avait été remarquée) le futur du rock’n’roll … Par contre ce côté rebelle dark semble devenir la norme de ceux qui ont encore quelque chose à dire et utilisent le rock pour le dire … faut aujourd’hui savoir se contenter de peu …





MANOEL DE OLIVEIRA - UN FILM PARLE (2003)

 

La croisière ne s'amuse pas ...

Bon, « Un film parlé » n’est pas vraiment une œuvre de jeunesse. Quand il est projeté en salles, son réalisateur Manoel De Oliveira a l’âge plus que respectable de 95 ans (il tournera encore pendant dix ans, il a établi plein de records qui seront difficiles à battre, il avait commencé du temps du muet …).

De Oliveira et une figurante française ...

Donc « Un film parlé » n’est pas une œuvre de jeunesse. Ni un film pour la jeunesse. Ne vous attendez pas à voir chez De Oliveira, un type en collants moule-burnes doté de superpouvoirs qui va sauver la galaxie. N’espérez pas non plus des gunfights, des bastons haletantes et des cascades spectaculaires. « Un film parlé », même à la direction des programmes nuit de Arte, ils doivent pas en vouloir.

« Un film parlé » est un film qui forcément, s’écoute. Mais surtout qui se regarde, et à la fin, on se sent un peu moins con ou inculte qu’au début.

« Un film parlé » c’est l’histoire d’une croisière de Lisbonne vers Bombay en 2001. Les deux personnages principaux (avant qu’arrivent les stars, on y reviendra), sont une mère et sa fille. La mère est prof d’Histoire en fac, elle va avec sa gamine rejoindre son mari pilote de ligne lors d’une escale de son avion à Bombay, où la famille doit passer ses vacances. Une aubaine pour la prof férue d’Antiquité et qui va profiter des escales du bateau pour visiter des lieux qu’elle ne connaît que par les livres, en faisant partager ses connaissances à sa fille très curieuse aux nombreuses questions pas toujours naïves. Là, on est un peu dans une version avec des images de « Emile ou l’Education » du grand Jean-Jacques (Rousseau, pas Debout). Pendant pile la moitié du film (trois quarts d’heure), on a droit à des visites commentées du port de Lisbonne, des racines grecques de Marseille, de Naples et de Pompéi engloutie par le Vésuve, de l’Acropole à Athènes, de Sainte-Sophie à Istanbul, du Sphinx et des Pyramides au Caire. La dernière escale que nous verrons sera dans le souk d’Aden.

A Marseille ...

Bon, faut aimer l’Histoire ou les vieilles pierres (ou les deux), je vous le concède, pour pas que le Dvd finisse accroché à un cerisier pour effaroucher les merles. Parce que « Un film parlé » est didactique, mais pas spectaculaire pour deux sous. Le bateau de croisière, on a juste des fois un plan de la proue qui fend l’eau, et d’autres fois une maquette secouée dans une bassine, qui fait ressembler ledit bateau aux dimensions censées être imposantes à une planche de surf qui croiserait au large du Cap Horn par gros temps. De Oliveira en bateau, c’est pas James Cameron ou Peter Weir …

A la moitié du film, on est quand même obligé de se poser une question : « Un film parlé », c’est un film ou un documentaire de Discovery Channel ? Un film, Votre Honneur. Parce que celle qui joue la mère, Leonor Silveira, c’est une actrice majeure portugaise, et quasiment la muse de De Oliveira qui figure depuis une quinzaine d’années au générique de presque tous ses films. Et à l’escale de Port Saïd – Le Caire, le touriste portugais qui lui donne la réplique est Luis Miguel Cintra, lui aussi un habitué des castings de De Oliveira. Et puis on a aperçu fugacement rejoindre la croisière à l’escale de Marseille Catherine Deneuve, à celle de Naples Stefania Sandrelli, et à celle d’Athènes Irene Papas, sans qu’elles soient par la suite d’aucune scène, et on se dit que ça peut pas durer, que « Un film parlé » finira par prendre une autre direction.

A Naples

Et effectivement, on se retrouve dans la salle de restaurant du bateau, dont le capitaine (John Malkovich) invite à sa table les passagères célèbres que sont Deneuve (une grande chef d’entreprise française), Sandrelli (actrice et mannequin italienne), et Papas (chanteuse et actrice grecque). La conversation entre ces quatre, animée par un capitaine très révérencieux pour ses convives, va tourner sur la condition féminine, leur relation à la maternité (aucune des trois n’a d’enfant), l’apport au monde des civilisations des pays traversés. Chaque convive parle dans sa langue maternelle et « officielle », et on a droit à des dialogues où alternent (sous-titrés, heureusement) anglais, français, italien et grec. Et tout le monde comprend tout le monde. Plus qu’une question d’hyperpolyglottes, on voit ressurgir le fantasme de la Tour de Babel, cet antique lieu mythique où tout le monde peut se comprendre, à condition d’être guidé par les bons sentiments. Et voilà comment le quasi centenaire de Oliveira pose sa patte humaniste sur un scénario jusque-là plutôt ronronnant.

D’autant plus qu’il semble y rajouter une vision portugaise de la civilisation européenne, mise en avant notamment par le poète Camoés dans « Les Lusiades » (fin du XVIème siècle). Comme il y a peut-être des gens qui ont pas lu ce pavé en vers de plusieurs centaines de pages, je vous la fais rapide, l’auteur explique que les grands navigateurs venus du Portugal ont découvert et civilisé le monde non-européen. Tout ça dans de grands élans lyriques patriotiques et religieux, malgré un « ennemi » présent partout dans les contrées lointaines, le Maure (une théorie plutôt gênante, reprise trois siècles plus tard par Ernest Renan dans sa «Vie de Jésus », où ce très catholique historien, dézingue toutes les sornettes bibliques, mais rend les Arabes responsables de tous les maux de la région proche-orientale depuis des siècles) … Oh Jésus Marie Joseph, qu’est-ce que tu viens nous raconter Lester, Camoés et Renan, wtf ? Ben, j’essaye l’ellipse pour pas spoiler la fin (dernière escale Aden, film paru en 2003, allez cherchez bien) …

Malkovich et ces dames ...

Oui, Papy De Oliveira n’a pas fait un film historique ou intello rempli de verbiages courtois et galants, il a fait un film qui colle à l’actualité du moment en donnant sa vision des grandes civilisations qui sont issues de la Méditerranée et des luttes (pas seulement d’influences) qu’elles ont soutenu entre elles.

Alors oui, la fin du film pourrait plaire à tous ceux qui sont à droite, voire plus, et conforter leurs idéologies rances. Sauf qu’à mon sens, De Oliveira ne dénonce pas, il explique, dans ce voyage à travers des siècles d’Histoire, qu’au final, ce sont la culture et l’innocence qui payent la folie des hommes et des religions.

« Un film parlé » si logiquement il s’écoute plus qu’il ne se regarde, à la fin il finit par poser des questions essentielles … et le vieux cinéaste portugais est aussi un vieux sage …





MEL GIBSON - BRAVEHEART (1995)

 

Chanson de geste écossaise ...

« Braveheart » est devenu un classique des films populaires des 90’s. Pas vraiment lors de son exploitation en salles, où il n’a obtenu que des résultats honorables. C’est plus tard, lorsqu’on louait des VHS dans les vidéo-clubs, et encore plus tard, lorsque sont arrivés les Dvds, Blurays, jusqu’à aujourd’hui, avec les plateformes de streaming, que le vrai grand succès populaire s’est concrétisé et jamais démenti, appuyé par une critique qui a eu tendance à le réhabiliter, voire l’encenser.

Faut dire que le projet « Braveheart » est plutôt audacieux. Confier à un type (Mel Gibson) qui n’a qu’une seule réalisation à son actif (le mélo à peu près oublié « L’homme sans visage ») un budget de plusieurs dizaines de millions de dollars pour un film à grand spectacle, biopic médiéval d’une figure mi-historique mi-légendaire de l’Ecosse de la fin du XIIIème siècle, ça coulait pas de source. Même si derrière la caméra, et finalement aussi devant, il y a un acteur bankable, starisé par les sagas « Mad Max » et « L’arme fatale ».

Mel Gibson

« Braveheart » met en images la vie de William Wallace, paysan écossais à l’origine et à la tête d’une révolte contre l’occupant et oppresseur anglais. Le problème, c’est que Wallace, on sait peu de choses de lui. Et que Mel Gibson va l’introduire dans l’Histoire, la vraie, celle qui est documentée. Au prix de quelques incohérences et anachronismes flagrants, voire de tentatives de réécriture. Le scénariste (Randall Wallace, ce n’est pas simplement une coïncidence patronymique, on y reviendra) et Gibson le reconnaissent d’une façon plutôt badine, prétextant la beauté de l’histoire (du film), tout du long de leurs commentaires sur l’édition Bluray de 2007.

Premier point à évoquer, la réalité historique, les faits avérés et documentés. De Wallace, on suppose qu’il est d’extraction très modeste (paysan ?), qu’avec quelques comparses il a mené quelques actions de guérilla contre les troupes « d’occupation » anglaises, avant de fédérer une petite armée de bric et de broc (quelques nobles et leurs hommes, mais surtout des paysans) qui défait des Anglais pourtant plus nombreux à Stirlink (1297), avant que les Ecossais soient laminés l’année suivante à Falkirk. Wallace disparaît de la circulation quelques années (exil en France apparemment), revient mener quelques actions coup de poing en Ecosse, est capturé (trahison ?) avant d’être supplicié (émasculé, écartelé, éviscéré, découpé en morceaux et ses morceaux « exposés » dans plusieurs villes) en 1305.

La bataille de Stirlink

Robert Bruce (avec qui Wallace a des relations plutôt compliquées dans le film) sera celui qui par les armes obtiendra une certaine indépendance de l’Ecosse grâce à sa victoire à Bannockburn (1314, la dernière scène de « Braveheart »)

Le Roi d’Angleterre Edouard Ier est considéré comme un des grands souverains anglais, très politique (plutôt machiavélique donc), et qui instaurera la première mouture de ce qui deviendra le Parlement. Surnommé (par les Anglais) « The Hammer of Scottish » par son intransigeance et sa cruauté face aux tentatives d’émancipation des Ecossais. Il mourra deux ans après Wallace (et non pas le même jour comme dans le film).

Son fils (le futur Edouard II) sera connu pour sa bisexualité avérée (nombreux « mignons » et favoris), et sera beaucoup plus dur et rude que la lopette qui nous est montrée dans « Braveheart ». Il épousera Isabelle de France, (Sophie Marceau dans le film) alors âgée d’une douzaine d’années trois ans après la mort de Wallace. Donc elle et Wallace ne se sont jamais rencontrés.

Quand aux autres personnages du film (à part quelques nobles qui ont réellement existé, mais dont les faits et gestes à l’époque ne sont généralement pas connus), ils sont tous inventés (Murron sa femme, ses compagnons d’armes, …). Les premiers récits des aventures de Wallace sont généralement attribués à un troubadour plus d’un siècle après les faits. Il n’en demeure pas moins que Wallace a de nombreuses statues un peu partout en Ecosse et qu’il est considéré comme le premier « libérateur » de son peuple.

Edouard Ier - Patrick McGoohan

Bon, une fois qu’on a dit ça pour démontrer que « Braveheart » est quasi intégralement une totale fiction, il en reste quoi de ce film ? Une grande fresque épique, romantique et violente. D’une durée conséquente. A peine un peu moins de trois heures, il manque dix minutes de « director’s cut » apparemment jamais vues, dont l’essentiel est composé du supplice de Wallace (Gibson dit que c’était très réaliste, trop pour une exploitation grand public en salles).

Le côté fresque épique, il est dû au scénariste Randall Wallace. Américain bon teint, et descendants d’émigrés écossais. Qui décide d’aller faire un voyage d’agrément familial sur la terre de ses ancêtres. Et tombe sur les statues, les musées, les lieux « saints » où son homonyme aurait écrit un pan d’histoire écossaise. Troublé par la coïncidence, le très chrétien Wallace (Randall) va écrire un scénario et faire de Wallace (William) un personnage mystique et très croyant (la grande place occupée dans le film par les funérailles, le mariage « clandestin », les prières avant la bataille, avant le supplice qui a lieu sur une croix horizontale). Evidemment, quand la 20th Century Fox le mettra en relation avec Gibson qui cherche un film à réaliser, le côté grenouille de bénitier va pas laisser le Mel indifférent, lui qui est catho intégriste (parenthèse, il appartient à un courant religieux ultra réac, et a fort logiquement soutenu le ticket de demeurés Donald-J.D., fin de la parenthèse).

Côté romantique, ça n’y va pas non plus avec le dos de la cuillère. Depuis le chardon offert par la petite Murron au gamin William lors de l’enterrement du père Wallace occis par les Anglais et conservé comme une relique, jusqu’au bout de tissu qui les a liés lors de leur mariage et que Wallace serrera dans sa main pendant son supplice, en passant par les visions de sa dulcinée, n’en jetez plus … Et l’entrée en « guerre » de Wallace et son obstination à lutter quoiqu’il advienne contre les « envahisseurs » aura pour cause l’assassinat de Murron par un petit notable anglais. Sans parler du coup de foudre réciproque entre Wallace et Isabelle de France …

Sophie Marceau & Mel Gibson

Mais ce qui a le plus fait jaser, c’est l’ultraviolence limite gore, du film. Les scènes de bataille sont particulièrement réalistes, ces mêlées-boucherie où tous les coups sont permis, tuer ou être tué. Les décapitations, amputations, les corps traversés par les épées, les lances, les haches, les flèches ou les poignards, les chevaux empalés. Et hors batailles, on a droit aux égorgements, aux têtes fracassées par les masses d’armes, … A côté, le supplice final de Wallace est plutôt soft, il n’y a que de la tension liée à l’agonie du roi, aux larmes d’Isabelle, à l’émotion des compagnons d’armes et de Bruce, grâce à un montage malin.

« Braveheart » a renforcé l’aura de Mel Gibson, parce qu’il joue William Wallace, ce qui n’était pas prévu au départ. Il avoue s’être fait berner par la Fox, qui alignait sans sourciller les millions de dollars à mesure que le scénario avançait, mais qui insidieusement suggérait qu’en plus de réaliser il tienne le rôle principal. Ce qu’il a fini par accepter, sans se douter de l’ampleur de la tâche. Rétrospectivement, Gibson avoue avoir fini le tournage (sept mois, dont plus de deux pour tourner les deux batailles, où il fallait gérer quotidiennement jusqu’à trois mille personnes sur le plateau) à peu près fou, les neurones cramés par la pression, le manque de sommeil, et le clap de fin qui n’apparaissait jamais. Il se sentait capable de réaliser, ayant beaucoup appris en tournant avec George Miller ou Peter Weir, mais il s’est fait bouffer par son projet, virant obsessionnel pour le moindre détail.

Les anecdotes sont légion. Pour donner un semblant d’organisation aux batailles, l’équipe a tourné sur un camp militaire et engagé les bidasses qui y étaient. Et Gibson a pu mesurer le fossé physique entre des pros qui s’entraînent tous les jours, et lui, à presque quarante ans (soit dix-quinze ans de plus que son personnage), qui devait sprinter comme un forcené pour être devant les soldats figurants lorsque les Ecossais chargeaient l’armée anglaise. En plus, Gibson a réalisé pratiquement toutes les cascades, sa doublure prévue passait les journées à se tourner les pouces. Et pour le final (le supplice de Wallace), Gibson a complètement disjoncté, et contre l’avis de tout son staff, a exigé d’être réellement pendu (on l’a descendu quand il a perdu connaissance, il a failli y passer, et rétrospectivement n’est pas très fier de cette décision aberrante). A côté de ça, l’utilisation d’une énorme vraie hache pour la décapitation fait figure de plaisanterie (pour le coup, il a quand même pris la précaution de filmer le geste de bas en haut, et de passer les images obtenues à l’envers au montage).

This is the end ...

Le résultat donne un film à grand spectacle (référence de Gibson, « Spartacus » le péplum plus ou moins réalisé par Kubrick), les plans filmés en hélicoptère sont nombreux, notamment lors de l’ouverture, avec panoramiques gigantesques des Highlands. Bien que sachant qu’il tournait une fiction à peu près intégrale, Gibson a apporté un soin maniaque aux détails, avec un énorme travail sur la création de décors en extérieur, les costumes et les maquillages. Le vice a été poussé jusqu’à rechercher parmi les agriculteurs écossais ceux qui pouvaient fournir des races centenaires de bovidés juste pour une scène, lorsqu’on ramène les dépouilles du père et du frère de Wallace morts au combat. Hormis les deux grandes batailles, tournées dans une base militaire irlandaise, les extérieurs sont en Ecosse, sous la pluie (invisible à l’écran, quand on la voit, c’est que de l’eau est versée à seaux sur le plateau) et le froid la plupart du temps. Quasiment aucun effet numérique n’a été rajouté, un encadrement médical, vétérinaire et de dresseurs était présent en nombre, aucun cheval n’a bien évidemment été abattu ou blessé (ceux qui sont empalés sont des chevaux mécaniques, trucage à l’ancienne), et parmi les centaines de figurants des scènes de bataille, Gibson est fier de préciser que seuls trois blessés ont été recensés, deux contusionnés et une fracture de la cheville en tout et pour tout …

La musique est dans l’air celtique du temps, et le thème principal est l’œuvre de James Horner qui en utilisera une version dérivée pour le thème de « Titanic » qu’il composera deux ans plus tard …

Un mot sur Sophie Marceau, principal rôle féminin en (future) reine glamour mais déterminée, elle entamera avec « Braveheart » un lustre de tentative de carrière internationale, qui malgré un autre succès remarqué au box office (le rôle de la méchante dans « Le monde ne suffit pas » de la saga James Bond), n’ira pas plus loin que la fin des années 90.

Alors au final, il faut en penser quoi ? « Braveheart » est un film d’action survitaminé et palpitant, et une incontestable réussite visuelle. Le seul reproche, les libertés prises avec la réalité historique qui enjolivent quelque peu (pour être gentil) ce biopic de William Wallace. Les Ecossais ont adoré le film, les Anglais moins …




RED HOT CHILI PEPPERS - BY THE WAY (2002)

 

Affadis ...

De 89 à 99, en quatre disques (« Mother’s milk », « Blood sugar sex magik », « One hot minute » et « Californication »), les Red Hot Chili Peppers sont devenus des mastodontes du rock américain. Ils ont vendu des disques par millions, ont pris le temps d’assurer leur service après-vente par de gigantesques tournées des stades … Le problème avec le succès démesuré, c’est qu’il est beaucoup plus facile à perdre qu’à atteindre.

Frusciante, Flea, Smith & Kiedis : RHCP 2002

« By the way » va en fournir un bel exemple. Artistiquement parlant. Parce que commercialement, la machine RHCP va continuer à dépoter du skeud en quantité. Mais « By the way » … comment dire …

L’entreprise RHCP a souvent vogué par gros temps. Et dans des océans poudreux, ce qui aide pas forcément à souder un groupe, quand égos, histoires de cœur, événements tragiques, viennent se rajouter à la naturelle pression ambiante. La décennie à succès évoquée sera marquée entre autres faits extra-musicaux par une addiction démesurée de Kiedis et Frusciante, ce dernier allant même se « reposer » pendant la période « One hot minute », disque charnière débiné par les premiers fans, à cause du « remplaçant » Dave Navarro venu des « rivaux » Jane’s Addiction (pour moi « One hot minute » est leur meilleure rondelle, mais je suis pas fan des RHCP, donc mon avis ne vaut rien).

Pour « By the way », Frusciante non content d’être revenu (depuis « Californication »), entend être le leader et « l’influence » du groupe, sous prétexte qu’il a tartiné des dizaines de démos guitares + synthés, le tout avec pour objectif de faire paraître un disque « punk » (?). Le vieux complice Rick Rubin va essayer de mettre un peu de raison, d’ordre, de bon sens dans la musique, et pratiquer la câlinothérapie à forte doses dans tous ces egos démesurés qui s’affrontent. Et c’est bien le producteur qui s’en sort le mieux. « By the way » devrait être écouté en boucle dans les écoles qui forment les types à pousser des boutons dans un studio, parce que niveau production et arrangements, c’est un vrai bijou. Et c’est d’autant plus visible que le matériau de base (les chansons) est d’une rare indigence …


« By the way » est un pavé de quasiment une heure dix pour seize titres. Et quand on fait le bilan, on a en tout et pour tout entre deux et quatre titres à sauver de ce naufrage. Les deux indiscutables ouvrent et ferment le disque. « By the way » le morceau est un condensé de tout ce qui a fait le succès des Red Hot jusque là. Intro caoutchouteuse, une mélodie très voisine de « Under the bridge » (un de leurs premiers gros succès sur « Blood sugar … »), de gros riffs de guitare, un rap à toute blinde, un refrain-slogan mélodique, en fait un best of du groupe en un seul titre. Autre grand titre, le dernier, « Venice queen », chanson-hommage de Kiedis à sa thérapeute récemment décédée et qui l’avait aidé à vaincre ses addictions, notamment à l’héroïne. Un titre de six minutes qui pour une fois démontre un réel effort d’écriture et de composition. Ma magnanimité légendaire qui me perdra me fait rajouter à cette doublette « The zephyr song », très (trop ?) sucré single à succès à la mélodie addictive, bien que très voisine de celle de « Californication » (le morceau). Citation bienveillante également pour « Don’t stop » (no Fleetwood Mac cover), qui avec son intro funky, son phrasé rap et son refrain mignon, renvoie aux meilleures heures passées du groupe …


Le reste ? Des trucs fadasses, des ballades molles qui encombrent la moitié de la rondelle (« Dosed », « I could die for you », « Midnight », « Tear », « Don’t forget me », …) comme Coldplay en tartinait à longueur d’albums à l’époque, quelques sorties de route risibles comme l’espagnolade « Cabron » (dites pas ça à un hispano, ça va pas lui plaire), le ridicule ska « On Mercury », la bien nommée « Minor thing », … j’en oublie et des pas meilleures.

Qu’est-ce qu’on pourrait dire pour défendre cette rondelle ? Le boulot colossal de production déjà évoqué, le fait que Kiedis soit devenu un très bon chanteur, la basse élastique de Flea, sa symbiose rythmique avec Chad Smith, la relative discrétion de Frusciante alors que ce disque était censé être son projet ? Certes, mais tout ça suffit pas.

On sent les types rincés, en panne totale d’inspiration et d’imagination, pensant noyer le poisson sous un déluge de titres interchangeables et laisser penser qu’ils ont quelque chose à dire …

« By the way » se retrouve en équilibre très instable sur le rebord de la poubelle …


Des mêmes sur ce blog : 

Blood Sugar Sex Magik






ANTHONY MANN - L'HOMME DE LA PLAINE (1955)

 

Morne plaine ?

« L’homme de la plaine » (« The man from Laramie » en V.O.), c’est le cinquième et dernier film de la collaboration Anthony Mann / James Stewart. Qui ensemble ou séparément, n’ont plus rien à prouver. Et qui « pèsent » suffisamment pour ne pas avoir à faire la moindre compromission. C’est peut-être le cœur du problème. Mann et Stewart sont devenus de vrais potes, une amitié que leurs succès communs semblaient avoir cimentée.

Stewart & Mann

Mais pour ce film, leurs « visions » vont sinon s’affronter, du moins être parfois contradictoires. Mann veut en foutre plein les mirettes du spectateur. La Columbia lui assure Technicolor et Cinémascope. Visuellement, parce que Mann sait tenir une caméra, le résultat sera grandiose. Une bonne moitié du film est tournée en extérieurs, et les paysages du Nouveau Mexique offriront un décor magnifique. Mann, comme tous les « amuseurs » du cinéma, a envie de « sérieux ». L’intrigue fournie par le scénariste Philip Yordan (est-elle de lui, rien n’est moins sûr, on est en plein Maccarthysme et Yordan a la réputation de faire siens des scénarios écrits par des blacklistés, un genre de gagnant-gagnant - surtout pour lui) fait entrevoir à Mann qu’on peut en faire une version western du « Roi Lear », classique du drame shakespearien. Cette vision shakespearienne est basée sur les dissensions qui vont aller crescendo dans la famille Waggoman sur fond de succession du patriarche, famille qui fait la pluie et le beau temps dans une petite bourgade (Coronado, imaginaire, alors que Laramie, existe bel et bien, au Sud du Wyoming) paumée aux limites du territoire apache.

Les chariots de feu ?

Face à Mann et ses envies de « grande » tragédie en Scope, Stewart. Qui examine méticuleusement tout ce qui le concerne dans le film. Il ne veut pas faire et dire n’importe quoi. Il affirme de plus en plus ses penchants républicains, et ne veut pas que les valeurs des personnages qu’il interprète soient contraires aux siennes. Et ce d’autant plus que dans le film, son personnage, Will Lockhart, est un capitaine de l’armée (on ne le saura qu’à la fin, et de manière fugace, au hasard d’une réplique plutôt anodine). Or Stewart a servi dans l’armée pendant la Seconde Guerre Mondiale. Ses valeurs morales d’ancien militaire et de Républicain entraîneront des ratiocinations interminables avec Mann pendant le tournage et ils finiront sinon par se brouiller, du moins par distendre les liens d’amitié qui les unissaient.

« L’homme de la plaine » est un western, considéré comme majeur, de cette période (le milieu des années 50), où ce genre typiquement américain est à son apogée (les studios en sortent une dizaine par an, la moitié des films qui paraissent sont des westerns. « L’homme de la plaine » est aussi un polar. Lockhart s’est « défroqué », se faisant passer pour un patron convoyeur, afin de trouver et les causes et les responsables du massacre aux environs de Coronado d’une patrouille de soldats, dont on apprendra au cours du film que son jeune frère faisait partie.

Baston en vue ...

Un western, un polar, une revisitation du Roi Lear, quelques caprices de diva de sa star, un gros budget permettant au casting quelques personnages secondaires auxquels on ne comprend rien (voir plus bas), c’était peut-être un chantier trop compliqué à gérer et à mener à terme en à peine plus d’une heure et demie.

L’aspect visuel irréprochable du film n’arrive pas à cacher les lacunes et carences d’un scénario mal foutu. Incohérences et points d’interrogation se multiplient. Qui est le vieux compagnon de Lockhart, qui reste dans le coin quand ça commence à mal tourner, qui réapparaît quasi miraculeusement porteur de précieuses infos, et disparaît totalement dans la seconde partie du film ? Quel est l’intérêt dans l’histoire de l’épicière nièce du patriarche Waggoman, de cette romance qui semble s’installer entre elle et Lockhart, flirt qui s’estompe pour disparaitre sans qu’on sache pourquoi ? A quoi sert le commis indien de l’épicerie, ses regards suspicieux sur Lockhart, sa présence lors de la tentative d’assassinat, et que devient-il ? Idem pour le poivrot qui croise souvent la route de Lockhart avant d’essayer de le tuer, et d’être retrouvé mort, sans qu’on sache vraiment qui avait commandité l’assassinat (le fils, le régisseur ?) et qui l’a dessoudé …

L’histoire est labyrinthique. On sait, je dirais presque par définition, que le gentil c’est Lockhart. Même si ses motivations restent floues. Veut-il juste savoir pourquoi son jeune frère est mort et à cause de qui ou de quoi, ou vient-il pour se venger ? On pourrait pencher pour la seconde version, sauf que « L’homme de la plaine » est le seul film avec Mann où Stewart ne tue personne. Des gentils, on en trouve une paire d’autres. La nièce épicière Waggoman, même si son personnage apporte très peu au scénario. Et la vieille rivale et ex-fiancée du patriarche dont la contribution sera de soigner les éclopés du scénario.

Crisp & Stewart

Côté méchants, on en a trois de principaux (faut zapper l’Indien et le poivrot qui veut poignarder Lockhart, dont les personnages sont deux points d’interrogation, voir plus haut). Le patriarche Alec Waggoman (belle prestation du vétéran Donald Crisp, des dizaines de seconds rôles à son actif), son fils, brutasse dégénérée au point qu’il laisse perplexe son paternel sur la façon d’organiser la succession, et le régisseur du domaine, qui voyant ce foutoir familial, espère tirer profit de la situation et les marrons du feu. Le seul intérêt de l’intrigue étant de révéler que le plus terrible des trois n’est pas celui que l’on croit au départ.

Et si Stewart ne tue finalement personne (« il n’est pas acteur des meurtres, il en est le catalyseur » dixit Bertrand Tavernier), « L’homme de la plaine » est le film le plus violent de sa collaboration avec Mann. Même si elle n’est pas toujours montrée plein cadre, la violence, à la limite du sadisme, est partout présente. La première rencontre entre Lockhart et le fils brutal Waggoman verra ce dernier foutre le feu aux chariots de Lockhart, le traîner attaché à un cheval, et dézinguer les mules du convoi … pas mal pour une première approche. Après une bagarre homérique et bestiale en ville (ça finit en corps en corps au milieu des chevaux), la troisième rencontre verra Lockhart maintenu par les hommes de Waggoman se faire tirer une balle dans la main à bout portant (hors champ, ce qui nécessite du jeu d’acteur, plutôt qu’un effet spécial sanguinolent, et comptez sur Stewart pour rendre à l’écran la douleur).

En résumé, l’immense James Stewart peut-il à lui seul sauver une histoire bancale ? Le Scope en technicolor de Mann peut-il faire oublier un scénario mal ficelé ? La réponse est oui dans les deux cas (« L’homme de la plaine » est considéré comme un grand classique de la grande époque du western).

Mais perso, je préfère nettement « Winchester 73 » et « L’appât » (je dirai rien sur « Les affameurs » que je crois bien ne jamais avoir vu, ni sur « Je suis un aventurier » pas vu non plus et qui n’a pas bonne presse), même si beaucoup auraient bouffé les varices de leur grand-mère pour être au casting d’un film de Mann avec Stewart …


Du même sur ce blog :

Winchester 73
L'Appât
L'Homme de l'Ouest




IDLES - ULTRA MONO (2020)

 

Classes populaires ...

Idles (ou IDLES), c’est le groupe de ceux qui ne sont rien pour ceux qui ne sont rien. Des ploucs qui s’adressent aux ploucs. Et y’a des fois ça fait du bien, quand c’est direct, brutal, sans des concepts prise de tête. Et pour être direct et brutal, Idles fait pas les choses à moitié, contrairement à ce que son nom pourrait laisser supposer (pour ceux qui avaient pris ouzbek en première langue, idle c’est fainéant, oisif, paresseux) …

Idles, c’est un groupe avec une personnalité dominante, le chanteur Joe Talbot, né et grandi à Newport, ville portuaire, ancien débouché du secteur minier gallois, le genre d’endroit où quand tu grandis dans une famille modeste, tu es marqué au fer rouge par le Labour Party. Une fois riche (?) et célèbre (?), Talbot gardera ses racines prolos chevillées au corps et se fendra régulièrement de déclarations incendiaires dont les plus « célèbres » concernent le torchon informatif The Sun, Fox News (C News dans la langue de Shakespeare), et Nigel Farage (brexiteur très très à droite et meilleur pote british de Trump). Bon, des types de gauche qui chantent, c’est pas ça qui manque (à condition de comprendre les textes débités à grande vitesse). Mais même si on saisit pas un traître mot d’anglais, Talbot est un chanteur impressionnant. Une « présence » phénoménale derrière le micro, toujours dans l’accélération bestiale permanente. En gros, il hurle, mais en plus il chante …

Idles

Les Idles, c’est le groupe qu’il a monté avec un pote de collège, un duo autour duquel sont venus se greffer d’autres connaissances. Et les cinq même types sont ensemble depuis leurs débuts, en 2009. Leurs débuts discographiques eux ont eu lieu en 2017 (« Brutalism »), avant celui que beaucoup considèrent comme leur meilleur, « Joy is an act of resistance » l’année suivante (je l’ai, j’ai dû l’écouter une fois en travers, aucun avis dessus). Tous leurs disques sortent sur un label indépendant, le bien nommé Partisan Records (celui aussi des dernières rondelles des Black Angels, le fabuleux rock band psychédélique d’Austin, voir ailleurs sur ce blog).

Musicalement, les Idles, c’est comme déjà signalé vraiment du brutal. Si vous voulez mettre Talbot en colère, dites que les Idles c’est du post punk. C’est l’étiquette qui leur a été le plus souvent collée, et Talbot a raison de s’énerver, ça n’englobe qu’une petite partie de leur rendu sonore. Post punk je suppose à cause du traitement des guitares, le plus souvent dans la stridence et refusant les solos pentatoniques auxquels le(s) gratteux préfèrent les chorus distordus. Beaucoup d’autres choses affleurent : le punk, le hardcore, (à cause des rythmiques le plus souvent trépidantes), le métal, le rap (la scansion quasi parlée de Talbot sur la plupart des couplets). Et s’il faut faire dans le name dropping, on a avec Idles des effluves de Public Image Limited, Bad Brains, Body Count, Rage Against The Machine, Ministry, Big Black, The Fall, Dead Kennedys ... Et la rage engagée du chant renvoie à John Lydon (ex Rotten), fait remonter le souvenir de ce bon vieux Joe Strummer.

Idles, un langage fleuri ?

Idles, on sent qu’ils ont pas fréquenté les écoles de commerce. A une cadence infernale, à peu près un par mois, ils ont sorti des titres (on ne parle plus de singles, c’était quand la sortie du dernier 45T en vinyle ?) en éclaireurs de ce « Ultra Mono ». Ce qui fait que quand il est paru, les aficionados du groupe connaissaient déjà la moitié des titres, ce qui est pas exactement une bonne idée pour faire vendre du 33T ou du Cd (et qu’on me parle pas des truands qui mettent la musique en ligne, et te filent 10 centimes quand t’as un million d’écoutes). Toutes ces aberrations temporelles en matière de parution de morceaux renvoient à la première moitié des années 60, quand le trente trois tours n’était qu’une addition de titres déjà parus, auxquels venaient parfois se greffer quelques inédits. Les Idles sont tout ce qu’on veut, mais à mon sens surtout des passéistes. Sauf que leur rock à eux n’est pas bloqué sur les 60’s-70’s, il s’abreuve de tout ce qui est paru depuis 70 ans, du punk, de la new wave, du rap, de l’électro (voir les rythmiques, qui tiennent le plus souvent de la boucle répétée ad lib).

J’ai pas suivi de près leur carrière, mais ce « Ultra Mono » me paraît être comme une fin de cycle, un bilan. Et pour fêter ça, ils ont invité quelques amis. Dont certains évoluent dans des genres cousins (David Yow, la figure de proue bien allumée des violents Jesus Lizard), et d’autres pas du tout (Colin Webster saxophoniste de jazz expérimental, Jamie Cullum, jazzman touche-à-tout, et cocorico la frenchie Jehnny Beth, des disques en solo, en groupe avec John & Jehn, actrice avec notamment un second rôle dans le célébré « Anatomie d’une chute »).

Bon, et ça donne quoi tout cet aréopage ? Une douzaine de titres pour l’essentiel bien énervés, avec des réminiscences de ceux cités plus haut, le tout porté par l’incandescence du chant de Talbot. Seuls deux titres vers la fin sont plus « calmes », « The Lover », sournoisement rampant (genre « Poptones » de P.I.L.), et « A Hymn » avec son intro genre Hendrix à Woodstock, avant que se mette insidieusement en place une pression latente via un crescendo oppressant, avant un final plus apaisé, l’explosion sonique attendue n’étant pas venue. Formule maline sans être fondamentalement originale.


Dans les morceaux tout-à-fond, mention particulière à « Anxiety », ses riffs tronçonnés, et ce up tempo qui renvoie aux Bad Brains, Dead Kennedys, Big Black … , « Grounds » son rap métallique aux énormes riffs se terminant en magma sonique qui n’aurait pas dépareillé sur une rondelle de RATM, l’intro accrocheuse de « Kill them with kindness »  parce qu’avec ses arpèges de piano, elle constitue la première « respiration » du disque (c’est le cinquième titre), « Mr Motivator » un des singles initiaux les plus remarqués, avec ses toms fracassés, ses guitares stridentes et son approche vocale très Rotten-Lydon. Meilleur titre de la rondelle selon moi, « Model Village » sonne comme du Devo suramplifié, et est une sorte de réponse en mode punk au « Village Green » des Kinks (Talbot dresse un portrait au vitriol de cette Angleterre très rurale qui de conservatrice a viré extrême-droite, même topo par chez nous …).

Un gros tiers du disque, sans être rebutant, est moins intéressant, on sent la formule (couplet rap, accélération hardcore du refrain) qui revient comme un mantra, ou des choses entendues mille fois (le punk bourrin avec son accroche en faux français de « Ne touche pas moi »).

Appréciation globale, y’a encore de l’espoir, camarades …