CHARLES LAUGHTON - LA NUIT DU CHASSEUR (1955)

 

Love and Hate ...

« La nuit du Chasseur » (idem en anglais, « Night of the Hunter »), ce serait trop facile (mais je vais pas m’en priver) de dire que des films comme ça, on n’en tourne qu’un dans sa vie …

Charles Laughton & Lilian Gish

Et effectivement, ce sera le seul passage de Charles Laughton derrière la caméra. Laughton, c’est un Anglais qui a surtout travaillé aux Etats-Unis (il sera naturalisé américain en 1950). Et c’est surtout un acteur de théâtre. Un genre exigeant, où on peut pas tricher, refaire la prise. Faut enchaîner et être juste. Son physique « particulier » (sur lequel il a beaucoup ironisé), lui vaudront au cinéma des rôles de méchants (l’inoubliable Capitaine Blight dans « Les révoltés du Bounty » de Frank Lloyd) ou de sournois (Gracchus dans « Spartacus », où à mon sens il enterre les Kirk Douglas, Laurence Olivier et autres Peter Ustinov, pourtant pas des débutants). Laughton est exigeant pour lui, et va devenir un maniaque derrière la caméra.

Enfin, derrière la caméra, c’est aller un peu vite en besogne. La technique de l’image, de l’éclairage, de la prise de vue, il n’y comprend rien. Pour « La nuit du Chasseur », Laughton est au sens le plus strict du terme, un metteur en scène. La caméra, elle est confiée à Stanley Cortez, un chef opérateur de l’A.S.C. déjà remarqué sur « La splendeur des Amberson » d’Orson Welles. Et pendant que Laughton peaufinera son scénario avec David Grubb (l’auteur du roman « La nuit du Chasseur »), Cortez placera ses caméras et va concevoir un éclairage fabuleux, un noir et blanc hyper contrasté, jeux d’ombres gigantesques et de pénombres.

Parenthèse. En 2019 est sortie par Wild Side une version restaurée en HD du film. Des Blu-ray de vieux films, j’en ai. Qui au niveau du film lui-même, ne présentent généralement aucun intérêt, la haute définition ayant même tendance à amplifier les défauts techniques de l’image d’origine. Si vous ne devez avoir qu’un vieux film en Blu-ray, c’est « La nuit du Chasseur » qu’il vous faut. Un travail tout bonnement extraordinaire, qui montre que Cortez avait dépassé toutes les contingences techniques de l’époque. Et tout ça avec des moyens certainement pas pharaoniques.

D’ailleurs, pas de noms flamboyants en haut de l’affiche au générique. Mitchum en est la star (mais pas le premier choix de la production). Mitchum est en 1954 lors du tournage (trente-six jours en tout et pour tout, quasiment tout en studio, y compris la descente de la rivière) au mieux un bon second rôle avec deux défauts majeurs, éthylique forcené à faire passer les soirées du Rat Pack pour des séances de yoga, et pire, plus ou moins « socialiste », ce qui aux U.S.A. à l’époque était comparé à de la haute trahison. En gros, Mitchum est ingérable. Laughton l’a vite compris, il organise tous les autres personnages par rapport au sien.

Robert Mitchum

Autre parenthèse. Dans le Blu-ray dont au sujet duquel je causais plus haut, il y a parmi les bonus plus de deux heures et demie (soit quasiment deux fois la durée du film) de rushes qui montrent la répétition des scènes. Avec un Laughton (à peu près toujours hors champ) omniprésent, qui donne la réplique à tous les acteurs, jouant tous les personnages. On voit qu’il vient du théâtre et que c’est un maniaque. Il fait refaire d’innombrables prises parce que l’intonation d’une seule syllabe, un clignement de paupières, un geste esquissé, un sourire trop ou pas assez prononcé ne lui conviennent pas. Passe encore pour quelqu’un qui a fait l’Actor’s Studio (comme Shelley Winters) mais Laughton tyrannise tout le monde (les deux gosses - la gamine a vraiment cinq ans et craque parfois – et le moindre figurant ou second rôle, témoin celui qui joue le vieux pote pêcheur du gamin, qui sera éjecté au premier jour de tournage et remplacé). N’est guère épargnée Lilian Gish (qui fut quand même dans sa jeunesse l’égérie de Griffith et la première star féminine mondiale, avant Louise Brooks ou Marlene Dietrich), dont on sent que derrière sa bonhommie placide, elle n’en pense pas moins lorsqu’elle doit multiplier les prises. Il n’y a que Mitchum qui a un traitement de faveur. Il tient même parfois tête à Laughton parce qu’il ne joue pas, il est le Révérend Powell et tout s’organise autour de lui …

Powell, c’est le personnage qui a fait rentrer Mitchum dans la légende du cinéma. Parce que Mitchum en fait tellement, que ce faux curé devient tout bonnement extraordinaire. Powell joué par Mitchum n’est plus humain, il est inhumain. La scène où Mitchum mime le combat du Bien et du Mal avec la bataille entre ses deux mains où sont tatouées sur les phalanges « love » et « hate » (ça, c’est de l’idée scénaristique géniale !) repousse les limites du raisonnable, de l’entendement et même de la folie. Et à la fin, alors qu’il vient de se faire plomber par Lilian Gish, sa fuite à travers l’appartement, le jardin, les clôtures, pour aller se réfugier dans la grange se fait en poussant des cris qui n’ont rien d’humain. Le jeu de Mitchum est totalement hanté, irréel, bestial … Pas sûr qu’au moment du tournage il ait été au mieux physiquement et mentalement, mais le résultat est époustouflant, une performance à la Daniel Day-Lewis, sa seule présence aux dires des témoins électrisait le plateau de tournage avant qu’il commence à jouer ses scènes … Il y a une anecdote avec Shelley Winters. Mitchum, sans qu’on sache très bien pourquoi, la détestait, à la limite de la haine. Quand le pêcheur la retrouve noyée attachée à sa voiture au fond de l’eau, c’est une prise sous-marine avec un mannequin au visage moulé sur celui de Winters. Mitchum a fait tout un foin, exigeant de Laughton que ce soit elle qui soit vraiment attachée à la bagnole au fond de la rivière, sinon le film allait perdre toute sa crédibilité … Ceci explique que des années plus tard, lors d’une interview où il revenait sur sa carrière, Mitchum tout en faisant son Mitchum (air goguenard, énormes lunettes fumées, cigare de la taille d’un tronc d’arbre), ait décrété que Laughton était de loin le meilleur metteur en scène avec qui il avait travaillé (sympa pour tous les autres, il a tourné avec le gotha des réalisateurs américains pendant quatre décennies).

Shelley Winters & Robert Mitchum

« La nuit du Chasseur » se passe dans l’Amérique rurale (un petit bled au bord du fleuve Ohio) post Grande Dépression. La crise économique, le chômage, la lutte quotidienne juste pour avoir quelque chose à mettre dans l’assiette, ont profondément transformé les gens. Ainsi, un père de famille, Ben Harper (parenthèse, c’est le vrai nom du guitariste baba cool soporifique, donc pas un pseudo en rapport avec le film), devient un braqueur de banques pour faire bouillir la marmite à la maison où l’attendent sa femme Willa (Shelley Winters) et ses deux gosses John (la douzaine), et Pearl (cinq ans). Un jour son braquage tourne mal, il tue deux types, est serré de près par la police, et a juste le temps de remettre le butin du casse (dix mille dollars) à ses enfants (surtout John), exigeant d’eux qu’ils le planquent et ne révèlent la cachette à personne, même pas à leur mère.

Parenthèse (pff, encore, tu commences à nous gonfler avec tes parenthèses). Le Ben Harper du film, qui n’a droit qu’à quelques scènes, est joué par un second couteau, Peter Graves, qui accèdera à la gloire mondiale en devenant des années plus tard, Jim Phelps, le chef des agents de la cultissime série télé « Mission Impossible ».

Avant d’être pendu, Harper se retrouve dans le même cachot que le (faux) révérend Harry Powell et manque lui révéler en parlant dans son sommeil (fabuleuse scène lorsque Harper marmonne son histoire et que la tête de Powell apparaît à l’envers - il est dans le lit au-dessus -, avant que Harper se réveille, l’aperçoive, lui colle une magistrale torgnole, avant de se mettre un mouchoir dans la bouche pour ne plus pouvoir parler en dormant).

Powell, on l’a déjà vu au tout début, roulant dans une voiture, ses tatouages LOVE-HATE sur les doigts, en train de s’adresser au Seigneur, avant de se tétaniser avec un regard d’assassin à un spectacle de strip-tease. Powell, c’est une extrapolation de tous ces évangélistes qui dans les années 30 parcouraient le Midwest sinistré par la crise pour ramener les âmes dans le « bon » chemin (et qui aujourd’hui sont les farouches partisans de Trump, la loi et l’ordre, et par-dessus tout le Seigneur qui nous guide tous). Son truc, à Powell, c’est pas de sauver les brebis égarées, c’est de séduire les veuves qui ont un petit magot, les buter et partir avec l’argent.

Il va donc arriver chez Willa Harper. Autre scène fabuleuse, le petit John raconte à sa sœur une histoire de croquemitaine, c’est la nuit, ils sont dans leur chambre à peine éclairée par la lumière de la rue, et se dessine sur le mur l’ombre gigantesque du chapeau que porte Powell (ces ombres démesurés, que l’on verra souvent dans le film, me semblent être un hommage de Laughton et plus encore de Cortez au cinéma expressionniste allemand des années 1920-1930, genre « Le cabinet du Docteur Caligari », « M le Maudit », etc …). Le plan suivant nous montrera sa silhouette devant la clôture de la maison, dans la lueur blafarde des réverbères. Ça vous dit rien cette image ? Ce sera copié-collé par Friedkin dans « L’exorciste » quand Max Von Sydow arrivera devant la maison de Linda Blair, elle servira d’ailleurs souvent d’affiche au film, au Blu-ray, Dvds, etc …

L'exorciste ?

Powell va courtiser la fragile Willa, poser son emprise sur elle (autre scène folle, celle de l’expiation, où la pauvre veuve avoue ses péchés devant les voisins, au milieu d’un cercle de torches enflammées, sous le regard impassible du pasteur en arrière-plan), l’épouser (autre scène énorme, celle de la nuit de noces), avant de la tuer (encore une scène démente ponctuée d’engueulades homériques où Powell expose sa vision du monde et des femmes, qui ne pensent qu’à la luxure alors que le Seigneur ne les a mises sur Terre que pour procréer, ‘tain, on croirait entendre l’agité du bocage de Villiers). Ne lui reste dès lors plus qu’à faire avouer aux gosses où est le magot (nous, on le sait, il est dans la poupée de chiffons que ne quitte pas la petite fille).

La gamine se laisserait embobiner, son frangin est beaucoup plus méfiant, et les deux s’enfuient en barque sur le fleuve, chassés par Powell (un autre plan à montrer dans les écoles de cinéma, les deux gosses réfugiés dans une grange, avec au loin au soleil levant, la silhouette menaçante de Powell sur son cheval au pas qui se détache sur l’horizon). C’est à ce moment-là, le moment de la chasse, qu’on passe du thriller haut de gamme à autre chose. Finies pour un temps les confrontations et les dialogues chiadés, on suit la barque qui descend le fleuve filmée depuis la rive avec au premier plan des lapins, des toiles d’araignée, des hiboux, des tortues, des crapauds. Comme une relaxation alanguie qui remplace la tension. Un procédé qui sera repris et sublimé par Malick au point de devenir sa trademark (je sais pas s’il s’est inspiré de Laughton) qui interrompt l’action pour nous montrer des rochers moussus, un petit ruisseau, des animaux, du vent qui agite des champs de blé ou des feuilles dans les branches, …


Le final de « La nuit du Chasseur » n’est pas celui d’un thriller. Ou si peu. Les enfants échouent (dans tous les sens du terme) chez une vieille dame, Mme Cooper (extraordinaire Lilian Gish) qui recueille des enfants abandonnés. Et plutôt que l’action (quasi inexistante), Laughton choisit de nous nous montrer le combat de deux esprits qui se revendiquent du même Seigneur. Parce que Powell n’a pas inventé son personnage de pasteur, il se croit réellement investi d’une mission, sauver le monde de la perdition, même si ça doit passer par quelques meurtres et en récupérant du fric au passage. Mme Cooper, elle, veut faire le bien de ses prochains tout en respectant scrupuleusement les Saintes Ecritures. La scène clé du film (et une des plus extraordinaires qu’il soit donné à voir sur un écran), c’est ce face-à-face nocturne devant la maison de Mme Cooper où Powell et elle se livrent un combat qui se veut définitif par chants religieux interposés, chacun chantant le sien pour couvrir la voix de l’autre.

« La nuit du Chasseur » est une œuvre unique, inclassable, où se mélangent poésie, mysticisme, polar, suspense, humour (noir). En fait la vraie direction du film nous est donnée dès la première scène, où Lilian Gish récite, façon lecture d’une page des Evangiles, ce qu’est l’histoire que nous allons voir et sa morale. « La nuit du Chasseur », c’est une fable biblique …

« La nuit du Chasseur » a été un bide lors de sa sortie, et Laughton (mort en 62) n’aura plus jamais les moyens (si tant est qu’il en ait eu l’envie) d’en tourner un autre. Chef-d’œuvre définitif, il est aujourd’hui très justement toujours cité comme un des plus grands films de tous les temps …




2 commentaires:

  1. Bah oui, chef d'oeuvre. Un ovni. Chaque scène, chaque plan est sublime, là comme ça, je dirais la descente de la rivière en barque, la poursuite dans la cave filmé de profil, la chambre à coucher des époux Powell... Et le scénar aussi, y'a pas que les images. Je me souviens l'avoir vu au cinéma, j'en suis ressorti dans un état second, et derrière moi deux bonnes femmes qui soufflaient : "Pffff... qu'est ce que c'était chiant ces bondieuseries..." Je crois que j'aurais pu les étrangler. Très "hate" plutôt que "love" !

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  2. Si c'est comme Citizen Kane, je passe mon tour...

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