GUILLERMO DEL TORO - LE LABYRINTHE DE PAN (2006)


Alice in Francoland

« Le Labyrinthe de Pan » est à juste titre un des films les plus marquants et les plus célébrés des années 2000 et sera certainement le film de sa vie pour Guillermo Del Toro. Un projet fou que le gros Mexicain avait dans sa tête depuis vingt ans, avant même d’avoir tourné quoi que ce soit.
Quand il commence le tournage au milieu des années 2000, Del Toro est un réalisateur devenu bankable qui a commencé par des films fantastiques « d’auteur » (entendez par là des petits budgets et des demi-succès) culminant avec « L’échine du Diable », avant d’aller à Hollywood mettre en scène des pelloches à gros budget et gros succès (un « Blade », le premier « Hellboy »). Une carrière qui présente bien des similitudes avec celle de Sam Raimi, parti lui des loufoqueries gore des « Evil dead » pour finir avec la série des « Spider Man ».
« Le Labyrinthe de Pan » (mauvaise traduction du titre original espagnol, « Le Labyrinthe du Faune », beaucoup plus adéquat au scénario) raconte deux histoires, l’une se déroulant dans un monde réel, l’autre dans un monde imaginaire. L’histoire réelle se déroule en 1944 dans le Nord de l’Espagne, où la garnison du capitaine Vidal combat au nom du franquisme les derniers bastions de résistance communiste. L’histoire imaginaire est celle de sa belle-fille Ofelia, et de sa quête pour retrouver son statut de princesse d’un royaume parallèle et disparu. Ces deux mondes vont lentement s’interpénétrer et finalement s’affronter lors d’un final cataclysmique.
Même s’il est en partie inspiré par des films comme « Le Magicien d’Oz » ou « Alice au pays des Merveilles », « Le Labyrinthe … » n’est pas vraiment un film pour enfants … ou alors des enfants (très) avertis, il y a certaines scènes bien gore (le défonçage de tête à coups de bouteille du braconnier, la torture du bègue, l’auto-suturation de la joue de Vidal, …) bien nauséeuses, qui risquent de traumatiser le fan de base de Dumbo …
Il y a dans ce film une abondance de détails, de symboles, qui en font une œuvre dont on découvre toujours quelque chose de nouveau à chaque visionnage. Et puis, au cas où l’on n’aurait pas tout compris, parmi les plus de 6 heures ( ! ) de bonus de la version BluRay, moultes explications de Del Toro, dont une version intégrale du film qu’il commente.
Ce film est un patchwork entre monde réel et monde imaginaire, c’en est aussi un entre « cinéma à l’ancienne » et effets spéciaux numériques. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, le monde féérico-cauchemardesque repose beaucoup plus sur des décors pharaoniques construits par des artisans locaux espagnols, certains n’étant utilisés que pour une seule scène (la cité en ruines du début, le train). Le moulin, lieu de l’action « réelle » est un décor. Le numérique n’est utilisé qu’additionnellement pour certains trucages. Le résultat est spectaculaire, et Del Toro n’y est pas pour rien, utilisant une armée de caméras toujours en perpétuel mouvement. Des mouvements lents et ondoyants qui enveloppent les personnages, à l’opposé des montages saccadés et épileptiques trop souvent de mise dans le cinéma d’aujourd’hui. Il y a du Kubrick chez Del Toro, mais un Kubrick qui abandonnerait les grands espaces pour filmer au plus près des acteurs, dans un langoureux ballet qui rend l’atmosphère encore plus oppressante.
Les acteurs livrent de grandes performances, alors qu’ils viennent pour la plupart d’autres genres cinématographiques. Mention particulière à Sergi Lopez, glaçant capitaine Vidal et à la froideur déterminée de Maribel Verdu (Mercedes) , plutôt habituée aux rôles sexy de comédie. Concernant la jeune Ivana Baquero qui joue le rôle principal, celui d’Ofelia, Del Toro a la lucidité de ne pas trop lui en demander, de ne pas faire reposer l’essentiel sur sa seule prestation, et elle se tire des scènes difficiles avec quelques sympathiques mimiques. L’essentiel du casting est espagnol (Del Toro a refusé le tournage dans les studios hollywoodiens), à l’exception de l’américain Doug Jones, spécialiste des rôles très « costumés » et maquillés, c’est lui qui joue ici le Faune et aussi le Pale Man.
L’histoire « imaginaire » explore toutes les symboliques du conte pour enfants. La petite fille qui devient princesse, les épreuves qu’elle doit affronter représentées par les monstres récurrents (l’animal hors-norme, ici un crapaud géant, malgré tout peut-être le passage le plus faible et téléphoné du film, l’ogre, avec la superbe création du personnage du Pale Man un des plus « beaux » monstres des derniers lustres), les soutiens qu’elle reçoit (le Faune qui la guide, les fées-phasmes qui l’escortent), les éléments de pure magie (le livre qui s’écrit quand on l’ouvre, la craie qui trace des portes pour accéder ou s’échapper du monde imaginaire, la mandragore qui soulage les douleurs de la pénible grossesse de la mère d’Ofelia, … ).
Le monde réel est austère, tout en couleurs froides et lignes droites, réglé par des mécaniques inéluctables (les engrenages du moulin, ceux de la montre que Vidal répare et entretient avec un soin maniaque), le monde imaginaire est tout en courbes, « utérin » dit plusieurs fois Del Toro dans ses commentaires (le puits du labyrinthe, la caverne du crapaud, le couloir voûté qui conduit à la salle à manger du Pale Man, la salle du trône du Roi, …), les couleurs sont beaucoup plus chaudes, pour devenir vives (avec un jaune orangé qui domine vers la fin, lors des explosions pendant l’attaque du moulin, ou dans la salle du Trône). Insidieusement les deux mondes se pénètrent, parfois les méchants évoluent dans le même cadre (la parfaite similitude entre la pièce et la table où siège Vidal lors du banquet avec les notables, et la pièce où est installé le Pale Man). Del Toro a même glissé dans le monde réel des éléments qui suggèrent le monde imaginaire, mais bon faut avoir un sacré don de l’observation pour distinguer que les incrustations dans la tête du lit de la mère d’Ofelia et le pommeau de la rampe d’escalier dans le moulin reprennent la forme des cornes du faune, alors que c’est beaucoup plus évident dans la forme de l’arbre mort où se terre le crapaud géant.
Parce que dans ce film Del Toro joue avec les détails d’une façon maniaque (par exemple en rajeunissant et embellissant imperceptiblement le faune à chacune de ses apparitions, à mesure qu’Ofelia progresse dans ses épreuves), et multiplie les allusions lourdement symboliques, notamment religieuses. Quoi de plus normal dans la très croyante Espagne que de multiplier les trinités (trois fées, trois serrures chez le Pale Man, trois épreuves pour Ofelia, …), que le Pale Man (trouvaille absolument géniale) utilise les stigmates de ses mains pour y ficher ses yeux et voir …
Bizarrement, car il s’agit véritablement d’une œuvre majeure à tiroirs, l’aspect historique et politique a été zappé, surtout dans les explications et l’exploitation qui a été faite des thématiques du film. Del Toro lui-même, alors que les allusions sont évidentes, passe très vite (pour ne pas dire qu’il l’occulte carrément) sur cet aspect dans ses heures de commentaires, alors que d’autres sont exposés à plusieurs reprises. Dès les premières images du film, s’incruste sur l’écran « Espagne 1944 », les maquisards dans la grotte lisent un journal annonçant le débarquement des alliés en Normandie. Le lieu et l’époque sont bien définis. Le personnage d’Ofelia (l’innocence, la pureté) ne salue pas (elle tend la main gauche) son beau-père Vidal, le militaire franquiste, ils vont s’opposer tout le film, et elle finira abattue par lui. La scène du banquet donné par Vidal n’a que peu d’importance dans l’histoire du film, mais elle permet de montrer les classes sociales (les notables locaux, l’Eglise) qui soutenaient le franquisme, et leurs représentants sont vraiment traités par Del Toro qui connaît bien l’histoire de l’Espagne de la façon caricaturale qui convient. Et comment ne pas voir dans le personnage et l’environnement du Pale Man (réplique « imaginaire » de Vidal), les allusions criantes au nazisme (la cheminée en forme de four qui brûle derrière lui, l’amoncellement des ossements et des chaussures d’enfants qu’il a dévorés qui rappellent les mêmes amoncellements vus dans les films-documentaires sur les camps de concentration comme « Shoah » ou « Nuit et brouillard »). Le film ayant très vite connu un gros succès en Espagne, il semblerait que Del Toro et tout le staff aient renoncé à mettre en avant cet aspect-là, pour ne pas froisser et raviver quelques susceptibilités dans un pays encore traumatisé de nos jours par plus de trente ans de dictature militaire …
Tiens, comme ça en passant, qu’on ne me dise pas que Tarantino, qui n’a pas les yeux dans sa poche quand il s’agit de piquer les bonnes idées aux autres, ne s’est pas un peu inspiré du personnage de Vidal pour le rôle qu’il a donné à Christoph Waltz dans « Inglorious Basterds ».
Ah et puis pour finir, il y a dans « Le Labyrinthe de Pan » une mélodie inoubliable qui revient plusieurs fois dans le film. La meilleure dans un film espagnol depuis celle de « Porque te vas » dans « Cria cuervos » de Carlos Saura…