JOSEPH LOSEY - THE SERVANT (1963)

Master & Servant (copyright Depeche Mode) ...
Ou le film a priori so british d’un Américain victime du maccarthysme. Faut dire qu’il l’avait bien cherché, Losey. Se déclarer communiste à la fin des années 50 aux States, ça exposait à quelques mesures de rétorsion. Et quand tu étais en gros dans le culturel, t’étais blacklisté ou prié d’aller voir plus loin si quelqu’un voulait pas embaucher des marxistes… Résultat des courses, comme la censure et la rétorsion qui l’accompagne, ça compte, Losey sera un cinéaste « culte », entendez par là qu’il laissera le grand public assez indifférent. Un cinéaste pour cinéastes, en somme …
James Fox, Joseph Losey & Harold Pinter
« The Servant » reste pour beaucoup sa masterpiece. Une épure glaciale sur les relations de classe, de dominance et de soumission dans un Londres contemporain. Point de départ du film, la caméra suit un piéton dans un quartier cossu et résidentiel. Le piéton entre dans une demeure qui a besoin d’être rénovée et finit par trouver son propriétaire avachi et endormi dans un fauteuil. Le piéton, c’est Hugo Barrett (Dirk Bogarde, acteur déjà confirmé qui trouve là ce que beaucoup considèrent comme sa meilleure composition). Le proprio, c’est Tony (un des premiers rôles de James Fox). Barrett vient proposer ses services pour une place de « servant » (terme intraduisible dans ce contexte, en gros et pour faire simple, une sorte de majordome). Tony la lui donne.
Mais déjà Losey nous a montré l’opposition entre la façon d’être des deux hommes. Le larbin, observateur, obséquieux mais prudent et attentif, face à (certainement) un aristocrate fin de race, traitant tout ce qui est contingence matérielle avec une totale désinvolture. Le jeune gommeux a l’impression d’avoir fait la bonne affaire, d’avoir dégotté la perle rare. Barrett prend en charge la supervision des travaux de rénovation et d’aménagement de la bâtisse, et sert remarquablement son maître. Même si quelques plans fugitifs lorsque Barrett est seul et une noirceur dans son regard laissent percevoir qu’il ne fait pas que mijoter des petits plats pour son patron.
Dirk Bogarde & James Fox
Et c’est là que le film de Losey est remarquable. Remarquablement dérangeant, même. Là où un Ken Loach (attention, respect pour Ken Loach, déjà que les mecs de gauche se font plus rares que les inondations au Sahara, faut pas dégommer les survivants) s’arrêtera le plus souvent sur l’affrontement social et la lutte des classes, Losey va plus loin. C’est aussi le combat de deux hommes, de deux personnalités.
« The Servant » est souvent un huis-clos étouffant (normal, le scénario est une adaptation par Pinter d’un roman, et Pinter est un homme de planches beaucoup plus que de grands espaces), et un face-à-face entre deux hommes. Sauf que ces deux hommes, ils sont comme tous les autres, ils ont besoin des femmes. Et ce sont les femmes qui vont faire évoluer la situation. Susan (Wendy Craig), la fiancée de Tony, qui dès le premier regard, sent l’ennemi chez Barrett et qui va entamer avec lui une lutte d’influence (des scènes fabuleuses, avec des mots et des attitudes très durs) pour avoir l’ascendant sur l’indolent maître de maison. Pour contrebalancer cette présence et cette menace féminine, Barrett va sortir de sa manche une autre femme. Vera, qu’il présente comme sa sœur (en fait sa femme ou sa maîtresse, on ne le saura pas, mais peu importe) et qu’il fait embaucher comme servante par Tony.
Et dès lors, c’est ce quadrilatère humain que Losey va faire s’agiter sous nos yeux. Et donc ne pas se contenter d’une lutte de classes. Car de ce côté, vers le milieu du film, le problème est réglé. La raison du plus riche est toujours la meilleure, surtout quand Susan et Tony, rentrant tard un soir, trouvent les employés dans leur propre lit. Mais c’est là qu’on s’aperçoit que tout le ballet et tout le cérémonial pervers mis en œuvre par Barrett trouvent leur sens. Le riche a gagné, mais ne peut pas se passer du pauvre, surtout quand il baise sa sœur-femme qui s’est jetée dans ses bras avec empressement.
Wendy Craig & James Fox. Dans le miroir, Sarah Miles & Dirk Bogarde
A partir de là, le film prend une toute autre dimension. Du combat entre une aristocratie au bout du rouleau et un peuple symbolisé par Barrett qui attend son heure, on va passer à une relation beaucoup moins chargée de symboles sociaux entre ces deux hommes, dont il apparaît inéluctable que l’un (Barrett) va dominer et l’autre (Tony) se soumettre… Quoique … Car le film de Losey est aussi pervers que ses personnages. Qui le temps passant, se laissent aller à une déchéance morale et physique totale. Il est des choses qu’on ne montre pas explicitement au début des années 60. L’homosexualité par exemple, latente tout au long du film et plus celui-ci  avance entre Barrett et son patron. Ou entre les prostituées qui finissent par devenir les habituées de la maison. L’alcool (et la drogue, mais là aussi on est obligé de supposer, si tant est que l’on considère que l’alcool n’est pas une drogue) brouille les relations sociales et humaines, inverse parfois leur cours, retarde ou accélère l’inéluctable. Les esprits et les conventions rigides dans ce délabrement physique et mental général (Susan passera dans les bras de Barrett) explosent aussi. Et le malaise ne s’installe pas que visuellement, le spectateur devient sinon acteur, du moins voyeur. Rien ne lui échappe dans ces espaces exigus, dans ces miroirs qui renvoient les images de ce qui est hors champ de vision de la caméra. C’est nous qui en voyons et en savons bien plus sur tous les personnages que les personnages eux-mêmes.
Avec in fine la question que certains se posent : et si « The servant » était un film au message latent misanthrope et réactionnaire ? Si toutes ces luttes de pouvoir, de domination étaient vaines ? Si Barrett et Vera (le peuple) qui dans les derniers plans paraissent triompher n’étaient pas dépendants de ceux qu’ils viennent de briser (les riches pour faire simple) dans ce jeu de rôles et de dupes ? Est-ce que pour une lutte (de classes, d’influence) il ne faut pas des lutteurs prêts à en découdre ? Que ferait le capital sans le prolétariat et inversement ?
L’art de Losey est de montrer dans un noir et blanc chiadé multipliant plongées et contre-plongées (pour accentuer les effets de domination ou de soumission) sans prendre parti. Comme un naturaliste observe des souris médicamentées en cage. Les quatre acteurs principaux nous exhibent tous leur côté vil et méprisable, il n’y a aucune morale évidente, et même pas une fin, la déchéance de cette bâtisse cossue semblant en évolution permanente.

« The Servant » est un film malsain et dérangeant qui fait se poser plus de questions qu’il n’apporte de réponses. Ce qui ne l’empêche pas d’être une œuvre marquante, à l’esthétique magistrale. Grand film … 


2 commentaires:

  1. Ouais, très dérangeant. Il pousse loin le bouchon !! Vu il y a un moment, il faudrait que je rejette un oeil dessus, plusieurs visions sont nécessaires pour en faire le tour. L'esthétique est impressionnante, un N&B qui renvoie au Film Noir. Losey réac ? Pas sûr... Misanthrope, certainement, comme beaucoup de grands cinéastes de la domination, je trouve, je pense à HG Clouzot, Peckinpah. On peut songer à Polanski parfois (qui lui aussi maitrisait sacrément ses images). J'y trouve aussi un côté "Dolce Vita", jeunesse dévoyée, fin de race... Mais Fellini filmait aussi et surtout une ville, les extérieurs.

    Alors, ce miroir "fish-eye"... on y voit la triste réalité du monde, ou les êtres déformés par le filtre de leur ambition perverse ?... Je ramasse les copies dans 2 heures...

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    1. Pour la Dolce Vita, franchement, je vois pas trop. La Dolce Vita, c'est totalement hédoniste, ouvert sur le monde, la vie nocturne. The Servant, c'est du huis clos total, quatre personnages qui pensent qu'à prendre le dessus les uns sur les autres ...
      D'accord pour les autres ...

      Pour la copie, je vois ce que tu veux dire mais euh ... j'ai le stylo qui marche pas, M'sieur...

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